This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the
publisher to a library and finally to y ou.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that y ou:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
at|http : //books . google . corn/
f
I t1|
V
%
" 'flr
«» * f
^ ., ^;-l^.-***- ^■r^^ %
^
î^
'i
^jpr°
r . . ■ ^^
^- 3Qr4 c^.2/-^
/S^C^/
'-^
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
^ -^- l«» '. I P ■KIWWPVIMVilVPli^
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
^' 3Qr4 c^.;2/-r
ISéo^t'Jl
I
Digitized by VjOOQIC
f»
■ i»9mmmmmr9mk
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
REVUE
BRITANNIQUE
Digitized by VjOOQIC
PARIS. •— TTP. HÈNNDTftR, llUB DO BOOLBYAftD 0t8 BATIGNOLLES, 7.
Digitized by VjOOQIC
REVUE
BRITANNIQUE
REVUE INTERNATIONALE
CHOIX D'ARTICLES
extraits des meilleurs écrits périodiques
DE LA fiRAIDE-BRETAGIE ET DE L'AIÉRIQUE
comiri par des ARTiaBs orkinaux
sous LA DIRECTION DE M. AMÉDÉE PiCIIOT.
ANNÉE 1860.— HUITIÈME SÉRIE.
PARIS
AD BUREAU DE LA REVUE, RUE NEUVE-SAINT-AUGUSTIN , 60.
BOTTERDAM | KADBTD
CHEZ M. KRAMERS^ CHEZ BAI LLY-BAIIXI ÈRE,
Ubnire-fidUeor. I Libraire de Leurf Majestés.
VOUVELLCOBLÈANS, A LA LIBRAIRIE NOUVELLE.
1860
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
JANVIER 1860.
REYUE
BRITANNIQUE
MÉTÉ0R0L08IL — ABRONOMIE.
LA PLUIE.
Pas d'eau, pas de plantes. Pas de plantes, pas d'animaux. Pas
d'animaux, pas d'hommes.
La bonne irrigation de la terre est un point d'une importance
TÎtale dans les arrangements de la création. Le mécanisme mys^
térieux au moyen duquel elle s'accomplit est compliqué ; mais,
si on le considère comme un vaste appareil destiné à pomper
Teau et à arroser la surface de notre planète, il est impossible
de concevoir un système à la fois plus heureusement combiné
et plus efficace.
Qu'on nou^[>ermette une supposition toute gratuite. Dans
l'intérieur d'un continent quelconque, tout juste à l'endroit où,
faute de véritables données topographiques, un géographe ancien
eût, selon l'usage, planté un éléphant avec sa tour, est située une
ferme qui, fort éloignée de tout lac ou rivière, n'est que très-par-
cimonieusement approvisionnée d'eau par des sources ou des
puits. Il n'est pas tombé la moindre averse depuis plusieurs an*
Digitized by VjOOQIC
6 R£VU£ BRITANNIQUE.
nées. Comment le pauvre propriétaire pourra-t-il entretenir son
domaine en bon état de culture? A en juger par la prédisposi-
tion au mécontentement particulière aux agriculteurs (ne les
entend-on pas constamment se plaindre des rigueurs météoro-
logiques et se répandre en récriminations contre le ciel?), notre
fermier pousserait sans doute les hauts cris et pourrait bien, en
désespoir de cause, abandonner sa malheureuse exploitation.
Creuser un long canal pour amener l'eau de la rivière la plus
voisinp, et ensuite, afin d'utiliser convenablement cette eau,
sillonner ses champs d'une interminable série de petites ri-
goles, serait un travail aussi ardu que de tentçr de labourer
avec des lames de canif toutes les terres arables de la Grande-
Bretagne, ou de moissonner avec des ciseaux la récolte de blé
de tout un royaume. Quant à irriguer ses arpents au moyen de
tonneaux et de tuyaux d'arrosage, y songer serait simplement
folie. Nous observions naguère , dans une coquette ville de
bains, un homme occupé à arroser une vaste promenade afin
d'abattre la poussière. Il se servait à cet effet d'une pompe rou-
lante qu'un bras de levier faisait agir et qui s'alimentait à un
tonneau plein d'eau. L'appareil une fois en position, le digne
préposé de la salubrité publique promenait lentement le jet à
droite et à gauche, et, après avoir ainsi humidifié une certaine
étendue du sol, il transportait sa machine un peu plus loin,
continuant de la sorte jusqu'à ce qu'un glouglou particulier du
tuyau lui eût annoncé que le réservoir tirait à sa fin . Ce moment
critique arrivé, notre homme cessait de pomper, et, traînant après
lui son appareil, il allait renouveler sa provision d'eau à une
citerne, pour venir reprendre son aspersion à l'endroit où il Ta-
vait laissée. Cette parodie de pluie ressemblait aussi peu à une
pluie véritable que le bruit de la classique feuille de tôle du
théâtre ressemble peu au retentissant et solennel fracas du ton-
nerre. Ajoutez que, pendant le temps que metIKt l'arroseur à
mouiller un coin de la promenade, le coin qu'il venait de quit-
ter était déjà à moitié sec, sans compter les longues traînées
poudreuses que le jet n'avait pas atteintes. En somme, le beau
Brummel, d'élégante mémoire, qui prétendait un jour s'être
enrhumé au contact momentané d'un personnage d'une réserve
glaciale, aurait pu bivouaquer sur la promenade en question
Digitized by VjOOQIC
sant^ GQUfÎF le risque de gagner Iq moindre rhumatisiod. A
lia? ailler ainsi , nous prtmes-nous è penser, les habitants de
rSurope tout entière auraient beau so faire arroseurs, o est tout
au plus s'ils arriveraient à imbiber oonyenableoient pour la cul-
toie une étendue de territoire grande eomme un comté d'Àn-r
gleterre ou un département français.
Par bonheur, la nature épargne toute cette peine à nos bras.
Tandis que le propriétaire de notre ferme imaginaire se creuse
la cervelle à chercher le moyen de se procurer le liquide fécon^
dant, cette excellente nature travaille i le lui donner gratuite-
ment et en abondance. Biqn loin, *-^ disons, si Ton veut, à des
miniers de lieues, — une vapeur précieuse s'élàve de quelque
giand réservoir d'eau ou de quelque vaste contrée humide et se
tient en suspension dans les airs. L'eau est l'élément vital du
monde. Son incessante circulation n'est pas moins nécessaire à
l'existence de notre globe que ne le sont à la santé de Thomme
les ruisseaux de sang qui courent dans nos veines. Mais comme
cette eau cherche toigours son niveau et qu'elle le trouve dans
rOcéan, comment se fait-il qu^elle soit ramenée et répandue de
nouveau sur les hauts plateau^, et même reportée jusque sur le
sommet des montagnes? Gomment parvient-elle aussi ^ se dé-
tuiasser des sels et des autres éléments étrangers dont elle a
pu se charger dans le sol , ou qu'elle a pu rencontrer dans le
sein de la mer, pour reprendre ensuite ses fonctions, pure et
exempte de tout mélange, de toute souillure?
Le merveilleux phénomène de l'évaporation est le premier qui
saccomplisseàl'avantagedu cultivateur. L'eau étant un liquide
d'une pesanteur considérable, puisqu'elle pèse 860 fois plus
<iae Tair (à une température de 15 degrés centigrades au ni-
veau de la mer), il faut qu'elle subisse une transformation qui
la rende transportable à travers l'atmosphère. C'est ce qui a lieu
par sa conveiiion en vapeur au moyen de la chaleur. On a, dans
le fait, qualifié TOcéan de grand alambic, et l'on peut regarder
le soleil comme le grand distillateur. Mais'parce que l'eau, mise
dans une casserole sur le feu, ne passe pas à l'état de vapeur
proprement dite avant d'avoir atteint une température de
100 degrés, il ne faut pas croire qu'elle ne se volatilise pas à
tous les degrés inférieurs de l'échelle thermométrique. Au con-
Digitized by VjOOQIC
g REVUE BRITANNIQUE.
traire, elle fournit de la vapeur à tous les degrés, bien que plus
lentement et en moins grande quantité. La neige, la glace môme
s'évaporent dans une atmosphère dont la fraîcheur est au-dessous
du point de congélation; Boyle a, en effet, trouvé qu'un glaçon
pesant 2 onces le soir avait perdu 10 grains le lendemain matin;
et Howard a constaté qu'une boule de neige, de 5 pouces de
diamètres, avait diminué de 150 grains, — la valeur de mille
gallons par acre, — dans l'espace d'une seule nuit du mois de
janvier.
Il va sans dire que les grandes nappes d'eau dont le globe
est couvert sont les réservoirs d'où provient originairement la
vapeur nécessaire à la terre. Le docteur Halley a calculé que la
quantité de vapeur fournie par la mer Méditerranée seule, dans
les douze heures d'une journée d'été, n'était pas moindre de
5,280 millions de quintaux; celle qui s'exhale de la terre doit
nécessairement varier selon l'humidité et la température du lieu ;
mais d'après des expériences faites dans des circonstances diffé-
rentes , le docteur Watson a observé qu'un acre de terre en An-
gleterre produisait de 2,000 à 3,000 gallons de vapeurs en 12
heures. Dans les pays chauds, après que le sol a été rafraîchi
par les pluies, les émanations doivent naturellement être beau-
coup plus abondantes. Et non-seulement la terre transpire de
la sorte abondamment, mais il ne faut pas oublier que les vé-
gétaux, aussi bien que les animaux, dégagent constamment leur
moiteur dans l'atmosphère. Les plantes engendrent beaucoup
d'humidité. On voit quelquefois la matière aqueuse qui exsude
par leurs pores pendre en gouttelettes aux extrémités de leurs
feuilles, au point qu'on pourrait la prendre pour une rosée.
La proportion de leur exsudation doit aussi dépendre de la cha-
leur et de l'humidité de lair ; mais le docteur Haies trouva que
des choux sur lesquels il avait expérimenté avaient dégagé 1 li-
vre 3 onces de vapeur durant le jour, alors que des hélian-
thes, qui sont des agents de transpiration bien plus actifs encore,
en dégageaient 1 livre 4 onces dans le même temps. Ce phéno-
mène se manifeste aussi à un très-haut degré chez les hommes,
-— nous n'osons pas dire chez les dames. Il ne se dégage pas
moins de 2 livres d'eau par jour de la peau et des poumons
de la plupart des individus ; et si une personne, par excès de
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE. 9
ehaieur et d'exercice, vient à tomber dans un état de déli-
quescence particulier, elle peut, dans les 24 heures, charger
l'atmosphère de 5 livres de liquide. Si Tœil pouvait tout sai-
sir, chacun de nous paraîtrait enveloppé d'un petit nuage.
• Je me rappelle, dit Watson, que m'étant un jour échauffé
beaucoup en montant les échelles pour sortir du fond de la
mine de cuivre d'Ecton, je remarquai, à la lueur d'une bou-
gie, une vapeur épaisse qui s'exhalait en fumée de mon corps,
et qui était visible autour de moi à la distance d'un pied et
même plus. > Et voyez combien est merveilleux le procédé
diimique de la nature : ces mêmes émanations, transpiration
de la mer et de la terre, des plantes, des animaux et de l'homme,
ne tardent pas à retomber sur le sol en tendre rosée, en pluie
fécondante, ou à reparaître sous la forme du limpide filet d'eau
de la fontaine tapissée de mousse. En évaluant à 35 pouces la
moyenne de l'évaporation annuelle qui s'effectue sur toute la
surface du globe, on a calculé que la quantité totale d'eau ré-
pandue dans l'air chaque année remplirait un réservoir d'une
capacité de 94,450 milles cubes. Toutefois ce calcul, fondé sur
les données de Dalton, n'est certainement pas assez élevé, car
on évalue maintenant à 5 pieds la quantité moyenne de pluie
que les nuages versent sur toute la terre, dans Tespace d'une
année.
Mais, en second lieu, le simple fait de l'ascension et de la
chute de ces exhalaisons humides, à l'endroit où elles ont été
produites, serait sans utilité pour l'impatient cultivateur de notre
invention. Il faut pour lui que les molécules aqueuses soient
pour ainsi dire apportées de la mer à sa porte. C'est justement là
Foffice que remplissent les vents. Le navire qui prend sa car-
gaison dans un port étranger, le convoi de chemin de fer qui
part avec son bagage, le tonneau roulant qui revient plein de la
rivière, ne sont pas plus exacts à se rendre à leur destination
que le courant d'air qui, après s'être chargé de vapeurs au vaste
réservoir de l'Océan, va déposer son fardeau précieux au sein
d'un continent altéré. Certains vents, comme le Harmattan du
désert, semblent ne souffler que pour dessécher et détruire.
Os pompent avidement toute l'humidité qu'ils peuvent arracher ■
de la tene, fanent le feuiUage des plantes au point de le ré-
•
Digitized by VjOOQIC
10 REVUE BElTANlflQUE.
duire en poussière, fendent les portes et les meubles, et îé*
duisent le corps de rhomme à Tétat de momie. Mais lesventflT
qui soufflent de la mer nous arrivent chargés d'une abondante
et bienfaisante humidité; c'est ainsi que ceux qui viennent du
sud-ouest et du nord visiter les côtes occidentales et septen-
trionales de TEurope, en apportant avec eux la pluie, apportent
en même temps la fertilité sur cette partie du moade.
En troisième lieu, cependant, une masse de vapeur flottant
dans Tair, à la hauteur de 4 à 5 milles, rendrait à notre lointain
cultivateur aussi peu de service qu'à un bijoutier une mine de
diamants dans la lune. Comment voulez-vous qu'il la fasse
descendre du ciel? Or, la quantité d'eau qui peut se soutenir
en l'air, sous [une forme élastique, invisible, est proportionnée
à la température. Plus le thermomètre est élevé, plus Tagglo-
mération de vapeur doit être considérable. Envisageant comme
une enveloppe distincte l'atmosphère humide qui entoure le
globe, on en peut exprimer la pression par des pouces mercu-
riels, c^est-à^dire par la quantité de mercure qu'elle peut sup-
porter dans un tube de baromètre. Si nos mers avaient toutes la
température du point d'ébullition de l'eau (100 degrés), la vapeur
qu'elles produiraient serait en équilibre avec une colonne de
30 pouces environ ; mais à 36 degrés, et la température de TO-
céan dans les régions équatoriales ne monte jamais beaucoup
au-dessus de ce chiffre , la dose de vapeur que peut porter
Pair ne suffit pas à équilibrer plus de 1 pouce. A 21 degrés
elle est égale à 3/4 de pouce; à 15 degrés à 1/3 pouce; et à 4
degrés à 1/4 de pouce. Donc , si un courant d'air chauffé à
26 degrés eipportait à son point de départ une pleine provision
de vapeur, et venait à perdre environ 5 degrés de calorique, il
faudrait qu'il abandonn&t un quart de sa charge, ou la moitié
s'il en perdait 11 degrés. Son tonnage, qu'on nous permette le
mot, diminue à mesure que diminue la chaleur : la vapeur qui
s'en détache alors peut prendre une forme visible, et, si elle est
suffisamment condensée, elle peut tomber en pluie sur la terre.
En effet, toutes les fois qu'un courant humide rencontre un cou-
rant d'air plus froid , ou pénètre dans une région du ciel plus
glacée, où toutes les fois que l'atmosphère est trop chargée d'hu-
midité pour supporter un surcroît de vapeur, l'excédant est re^
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE. 11
jeté et deçoeod vers nous sous les {ormes visibles de brume, de
brouillard, de nuage, de rosée, de pluie,, de grêle ou de neige.
Mais, en quatrième lieu, quand de la vapeur ainsi transportée
d'une mer éloignée s'est de nouveau transformée en eau, il est
nécessaire qu'une très-grande prudence en dirige le déverse*
ment. Un nuage est un vaste réservoir contenant des milliers de
tonneaux de liquide. Or, il est clair que si tout ce liquide était
lâché à la fois, il causerait un grave préjudice à la végétation
sur laquelle il tomberait, et ruinerait probablement le cultiva-
teur, n n'est pas de récoltes qui résisteraient à un pareil déluge
local. Les plantes seraient tout d-un coup couchées sur le sol ;
les feuilles seraient arrachées aux arbres, et d'une fbrét il ne
resterait plus que des perches nues qui la feraient ressemblera
un navire diSsemparé par la tempête. Le sol même serait défoncé
et entraîné par la violence du torrent jusque dans la rivière la
plus voisine. Dans les villes, l'approche d'un nuage serait aussi
redouté qu'en rase campagne. Les habitants n'auraient plus
qu'à se réfugier au plus vite dans leurs maisons ; car, en pareil
cas, les parapluies, fussent-ils de tôle, ne prêteraient qu'un abri
fort précaire. Il y a d'ailleurs plus d'un exemple de palamités
de cette espèce ; mais ce qui, heureusement, n'est que l'excep-
tion deviendrait la règle, si la décharge d'un nuage n'était pas
mesurée avec la plus scrupuleuse précision . En 1 7 1 8 , une trombe
ravagea une lande dans le voisinage de Colne (Lancashire) et,
labourant le sol jusqu'au roc vif, à une profondeur de sept à
huit pieds, y creusa un vaste gouffre, sur une étendue de plus
d'un quart de mille, et emporta une dizaine d'arpents de terre.
« La première brèche par laquelle l'eau s'était précipitée, dit le
docteur Richardson, avait environ 60 pieds d'ouverture. De
chaque côté du gouffre, le sol était tellement bouleversé qu'on
voyait à plus de 30 pieds de distance d'énormes crevasses qile
quelques jours après les bergers étaient occupés à combler, de
peur que leurs moutons ne tombassent dedans. Un phénomène
atmosphérique bien plus fréquent encore, c'est la grêle; et sur
certains points du globe, notamment dans le midi de la France,
c'est un fléau terrible. Des grêlons, pesant quelquefois jusqu'à
une demi*livre, souvent si denses et si résistants qu'ils rebon-
dissent sur le pavé, pieu vent sur la terre, oii ils détruisent la
Digitized by VjOOQIC
12 REVUE BRITANNIQUE.
vigne, broient le blé, brisent les branches des arbres, tuent
volailles, agneaux, chiens, gros gibier même, et, au besoin,
rompent les os aux gens. Dans une tempête de grêle qui s'abatitt
sur Offley, en 1767, un jeune homme fut tué par les grêlons :
il avaiteuun œil crevé et le corps tout meurtri. En 1788, un orage
traversa la France, presque d'un bout à l'autre, laissant partout
sur son passage des grêlons énormes , transformant les champs en
marécages, renversant les arbres fruitiers, et, dans l'espace d'une
heure, changeant la campagne en désert véritable. Le l**" août
1846, la capitale de l'Angleterre fut littéralement bombardée
par la grêle. Le fracas occasionné par les fenêtres et les vitrages
était effrayant. Il y eut 7,000 carreaux de brisés au palais du
Parlement, un plus grand nombre encore à la manufacture de
Broadwood et à d'autres grandes usines; enfin dans quelques rues
c'est à peine s'il resta une seule vitre intacte. Nos grêlons d'Eu-
rope ne sauraient toutefois être comparés à la formidable mi-
traille que de temps à autre le ciel lance sur les campagnes de
l'Inde. En 1855, le docteur Buist lut à l'Association Britannique
un mémoire dans lequel il rendait compte d'une certaine variété
d'orages particuliers à THindoustan : dans quelques cas , des
grêlons gros comme des citrouilles, et dans d'autres des blocs de
dimensions encore plus énormes avaient été précipités sur le sol
ou avaient défoncé les toits comme des boulets de canon. Non-
seulement il y avait eu des bœufs abattus et des hommes bles-
sés grièvement; mais, le 12 mai 1853, 84 personnes et 3,000
animaux de bétail avaient été tués dans ud ouragan accompa-
gné de grêle dans les monts Himalaya, au nord de Peshawar.
Heureusement, ce sont là des événements exceptionnels. Tout
avantageux qu'ils peuvent être pour les vitriers, ils ne sauraient
manquer d'être excessivement désagréables pour les proprié-
taires de fermes et de maisons. Le procédé au moyen duquel le
contenu d'un nuage ordinaire se répand sur le sol est bien moins
brusque et bien plus bénin. Au lieu de descendre en nappe,
l'eau découle doucement, à travers l'air, eq gouttelettes d'un quart
de pouce de diamètre chacune , comme si elle passait par un
tamis. Le liquide est pour ainsi dire réduit en poussière, afin
qu il puisse se répandre sur une vaste étendue et tomber sans
froisser une seule feuille, sans abattre un seul brin d'herbe. Le
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE. 13
trarail, commencé doucement, se continue de même, à mesure
que le nuage se transporte lentement d'un champ à un autre»
arrosant chaque pouce de terrain, mouillant chaque plante, de-
puis le stérile chardon jusqu'au chêne majestueux. Pareil mode
d irrigation n'est-il pas fait pour plonger en extase quiconque,
doué d'une intelligence suffisante pour comprendre les besoins
du sol, et d'assez d'expérience pour apprécier la difficulté d'y
faire face à l'aide de moyens artificiels, observerait pour la pre-
mière fois de sa vie le déchargement d'un de ces navires aériens ?
Hais, quel que fût le plaisir que lui causftt cet approvision-
nement d'eau tout particulier, notre cultivateur imaginaire re-
prendrait sans doute bien vite ses jérémiades habituelles, s'il
n'avait l'assurance de voir de nouveaux nuages se former et se
déverser périodiquement à son profit. Il y a des contrées tropi-
cales où il ne pleut jamais, et d'autres où il ne pleut que rare-
ment. Sar la terre des Pharaons et dans certaines parties du pays
da Prophète, une ondée est un phénomène presque aussi curieux
que l'est pour nous une trombe ou la chute d'un aérolithe. Au Pé-
rou, le parapluie est un meuble inutile ; à peine a-t-on deux ou
trois fois dans la vie l'occasion de s'en servir. Lorsque laserenidad
perpétua de ce pays fut troublée par des pluies au commence-
ment du dix-huitième siècle, cet événement incommoda si fort
la population, qu'une épidémie se déclara dans son sein ; et en
1790, lorsqu'une simple averse tomba sur la ville de Lem-
beyeque, elle renversa plusieurs maisons ; il est vrai qu'on bâtit
li tellement à la légère, qu'un ouragan de grêle, comme ceux
qui désolent la France ou les Indes, réduirait toute une ville en
poussière en un tour de main.
Il y a eu aussi dans diverses parties du globe des sécheresses
très-proloDgées. Du temps d'Achab, la terre d'Israël demeura
fort longtemps sèche, par suite des invocations d'Elisée ; car
celui-ci « pria pour qu'il ne plût point, et il ne plut point sur
la terre durant trois ans et six mois. » De 1827 à 1830, une
grande sécheresse a régné dans les Pampas. Pendant ce grau
vco (au dire de sir F. Head), toute la végétation a manqué; la
campagne avait l'aspect d'une grande route poudreuse ; le sol
avait été tellement bouleversé, que les marques qui indiquaient
les limites des propriétés étaient disparues, et qu'il s'ensuivit
Digitized by VjOOQIC
14 REVUE BntTAlYNlQUE.
de nombreuses contestations entre les riverains. Les béstiatii
périssaient de toutes parts faute d'eau et de nourriture ; un
propriétaire de San-Pedro perdit à lui seul 20,000 têtes de bé-
tail, et la multitude des animaux qui se ruèrent sur le Parana
fut si considérable, qu'il en mourut plusieurs centaines de
mille, soit engloutis dans les eaux, soit pour avoir bu à Texcès,
soit pour n'avoir pu se dépêtrer de la bourbe qui encombrait les
bords du fleuve.
Cependant, à part ces cas locaux ou transitoires, notre culti-
vateur pourrait reconnaître que la nature a réglé l'irrigation de
la terre selon les exigences du climat et de la position géogra-
phique. En principe général, la quantité de pluie augmentée
mesure que l'on s'avance des pôles vers l'équateur. Dans les
contrées oii le soleil est l'agent principal de l'évaporation, oti
doit s'attendre à ce qu'une averse ne soit pas Une petite affaire.
« Un nuage tout noir^ qui s'était formé subitement» dit H. Bur-
chell, déversa son contenu sur nous en un instant, peut-être
en moins d'une minute, inondant tout avec l'impétuosité d'un
torrent. La terre, auparavant brûlée» fut, dans le court espace de
cinq minutes, couverte de véritables étangs. • La meilleure
description qu'on puisse donner de quelques-unes de ces pluies
tropicales, c'est de leur appliquer celle que, dans ^bn langage
pittoresque, un paysan faisait à M. Rowell d'un orage survenu
en Angleterre. « Les nuAges, disait cet homme, paraissaient si
près de la terre qu'à peine si l'on aurait pu passer dessous : il
ne tomba pas de pluie» le nuage s'abattittout d'une pièce sur
le sol. » On serait vraiment tenté de croire que ïûhleborn, le
génie aquatique du célèbre roman é'Ondine, de La Motte-
Fouqué, s'est tnis en route avec des intentions tout à fait dilu-
viennes, si ces soudaines explosions de nuages n'étaient pas
ordinairement d'aussi courte durée qu'elles s'opèrent avec
violence.
Une autre loi générale en hygrométrie, c'est que la chute
de la pluie décroît à mesure ique l'on quitte les plages d'un
continent ponr s'enfoncer dans l'intérieur; cela provient de ce
qu'on s'éloigne continuellement de la grande source de la va-
peur. Par la même raison, les cAtes occidentales de la Grande-
Bretagne reçoivent des aspersions plus abondantes que les côtes
Digitized by VjOOQIC
Là PLUIE. 16
orientâtes. L'immense océan Atlantique produit, en effet, une
plus grande quantité de yapeur que la mesquine mer d'Allema-
gne. A North-^hields» il tombe une quantité moyenne de 25 pou-
ces d'eau par an; à Caniston, sur la rire opposée^ bien que
presque sous la même latitude, la moyenne annuelle est de 85
pouces, ou plus de trois fois autant. Les pluies qui tombent
annuellement du ciel dans la moitié orientale de là Orande^Bre-
tagne atteignent uti niteau de 27 pouces, tandis que, dans
l'autre moitié du royaume, elles sont évaluées à 50 ou 55
poiraes*
Dans les pays de montagnes, la quatitité d'humidité ta crois-
sant, àmesure qu'on s'élève de la plaine au sommet des monts.
La cause de ce phénomène a été le sujet de discussions nom-
breuses. Les uns attribuent ce résultat à la température peu
élevée des collines ; d'autres le colisidèrent comtne tine consé-
quence mécanique de la concentration des vapeurs; mais
M. RoweU semble regarder les grands pics rocheux Comme de
grands paratonnerres qui déponilleUt les nilages de leur élec-
tricité et forcent les globules aqueux à descendre, en les privant
de l'élément qui leur sert de soutien. Quoi qu'il en soit, les
brouillards qui enveloppent la ciitié des montagnes sont des
phénomènes qui se reproduisent journellement, et l'état humide
des endroits rocailleux a été constaté par un grand nombre
d'observations. Ainsi, dans Tannée 1845, tàtldis que les nuages
versaient environ 20 pouces d'eau à Durham, 25 à Leeds, 31 à
Carlisle et 34 à Liverpool, la quantité de pluie tombée dans les
montagnes du district des Lacs s'élevait à 87 pouces pour But-
termere, à 109 pour Wastdale-Head, à 121 pour Grasmere, et à
151 pour Seathwaite en Borrowdale. Ce dernier canton avait
donc reçu une aspersion sept ou huit foiâ aussi abondante que
l'antique ville de Saint-Cuthbert, si renommée pour sa moutarde
et ses vieilles filles. Ces pluies excessives, qui visitent la Grande-
Bretagne, sont encore bien inférleutes aut dverses torrentielles
qai inondent l'Hindoustad. Le colonel Sykes rapporte qu'à
Malcolmpait, sur les hauteurs de Mahabuleshwar, la quantité de
pluie déversée annuellement par l'atmosphère est de 302 pouces,
et qu'à Cherraponjee, dans les montagnes de Cossya, elle s'éle-
vait, en 1851, au chiffre surprenant de610 pouces, ou 50 pieds
Digitized by VjOOQIC
16 REVUE BRITANNIQUE.
10 pouces l Autre fait singulier : il suffit quelquefois d'une lé-
gère différence dans la localité pour produire une grande diffé*
rence dans Thumidité. Il y a, à un mille et demi environ du
lac Ennersdale, une ferme» sur l'étendue de laquelle il ne tombe
que moitié autant de pluie que dans le lac même. Les forêts con-
tribuent aussi à absorber la moiteur de Tair ; en efiet, toutes les
fois qu'on a abattu en partie ou en totalité de ^ands bois, comme
jadis à Marseille *, il s'en est suivi une décroissance remar-
^ Voir, dans la Pharsale, la description de l'antique forêt de Maneille,
dont il ne reste pas un seul arbre. C'est un des passages du poëme de Lucain
que M. Bignan a traduits avec le plus de bonheur. (Note du Directeur,)
Une forêt, séjoar respecté par les âges,
S'élevait, dans les airs répandant ses ombrages
Et de vastes rameaux mêlés de toute part
Opposant au soleil un sombre et froid rempart.
Là ne se trouvaient pas les Nymphes des montagnes.
Ni les Sylvains des bois, ni les Pans des campagnes.
Hais des rites sanglants, d'implacables autels, -
El des arbres sacrés du meurtre des mortels.
Si ce passé, crédule aux prodiges célestes,
Mérite notre foi^ sur ces arbres funestes
L'oiseau craint de s'abattre^ et dans l'épais taillis
Les monstres des forêts ne cherchent point leurs lits.
La foudre qui jaillit du flanc noir des nuages
Jamais avec les vents n'y roule les orages ;
Du souffle aérien le feuillage frustré
De son horreur native y reste pénétré.
Partout l'onde du sein des sources ténébrenses
Tombe, et des anciens Dieux les images nombreuses,
Dans leur morne tristesse et sans forme et sans art.
Sur des troncs mutilés surgissent au hasard.
L'œil s'effraye étonné de ces pftles figures
Que la rouille des ans chargea de flétrissures.
Une idole connue inspire moins d'horreur^
Tant l'aveugle ignorance ajoute à la terreur I
Le bruit court que souvent on entend, 6 mystère !
Les cavernes mugir en ébranlant la terre;
L'if courbé se redresse encor plus menaçant;
La forêt, sans brûler, d'un feu resplendissant
S'éclaire, et des replis de leurs mobiles chaînes
D'innombrables dragons embrassent les vieux chênes.
Loin d'aborder jamais des autels odieux.
Le peuple épouvanté les abandonne aux Dieux.
Lorsque Phébus atteint la moitié de sa route,
Ou quand la nuit des cieux enveloppe la voftte,
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE. 17
quable dans Thumidité da pays. Un phénomène non moins
intéressant, et qui pourra paraître paradoxal à beaucoup de
gens, c'est que la pluie semble augmenter en quantité à mesure
qu'elle approche de la terre; de sorte que, si Ton plaçait une
série de pluviomètres à différentes hauteurs, comme sur les
échelons d'une échelle, le pluviomètre placé le plus bas présen-
terait une pression plus grande que celui qui serait placé le
plus haut. En effet, il pleut généralement davantage au pied
d'une tour qu'à son sommet. Et la différence n'est pas insigni-
fiante ; car, tandis qu'un des pluviomètres du docteur Heberden
placé sur le toit de l'abbaye de Westminster indiquait qu'il était
De ces profonds réduits le prêtre pâlissant
S'éloigne et n'ose voir leur maître tout-puissant..
César pourtant désigne aux coups de la cognée
La forêt qui, d'abord par la guerre épargnée.
Se dressait près du camp et dominait en paix
La nudité des monts de ses rameaux épais.
Mais des brates soldats la main tremble elle-même;
De cet asiie saint la majesté suprême
Les arrête; en frappant ces troncs religieux,
Ils craindraient que le fer ne retombât sur eux.
Dès que César a vu ses vaillantes cohortes
Sabir de la terreur les étreintes si fortes.
D'une bâche intrépide il s'arme le premier^
Dans les airs la balance, aux flancs d'un chêne altier
La plonge, et leur montrant l'audacieuse empreinte :
« Frappez cette forêt et frappez- la sans crainte,
« Je prends sur moi le crime. » Il commande. A ces mots,
La foule, obéissant aux ordres du héros,
Sans adjurer la peur, mais sans vouloir déplaire.
Des Dieux et de César a pesé la colère.
L'yeuse au tronc noueux tombe avec les ormeaux ;
Puis, l'arbre de Dodooe et l'aune, ami des eaux,
Le cyprès, ornement des nobles sépultures.
Pour la première fois perdant leurs chevelures,
D'un feuillage touflu dépouillés sans retour,
Accordent un passage k la clarté du jour.
La forêt tout entière, à tant de coups en butte,
S'ébranle, mais sa masse a soutenu sa chute.
A cet aspect, tandis que le Gaulois gémit.
De joie en ses remparts la jeunesse frémit.
Qui croirait, en effet, que les Dieux sans défense
Souffrent qu'impunément la terre les offense?
liais le Destin sauva des criminels nombreux.
Le ciel n'a de courroux qu'envers les malheureux.
8* SÊaiB. — TOMB I.
Digitized by VjOOQIC
18 REYUE BRITANNIQUE.
tombé \ir^^,Q99 d'eau, un autre, placé à la base de Tédifice,
signalait 22i^'^,608, ou près de deux fois autant.
Des ei^périenoes du même genre ont été faites h la cathédrale
d'York par le professeur Phillips et M. Grey, qui ont con-
staté une effusion pluvieuse de 14^***, 903 à la hauteur de
212 pieds, tandis qu'ils ont trouvé 25««'"^,7Û6 d'eau dans un
pluviomètre posé sur le sol. Ainsi une différence de 70 mètres
dans l'élévation des lieux causait une différence de 70 pour 100
dans la quantité de pluie tombée. Pour expliquer ce phéno-
mène curieux , on suppose généralement que les gouttes ,
qui sont excessivement petites au commencement de leur
chute, se grossissent par la condensation de la vapeur, ou
qu'elles ramassent de l'humidité à mesure qu'elles passent par
les couches humides qu'elles ont nécessairement à traverser. Il
faut toutefois observer que, dans un pays, la quantité de pluie
qui tombe peut être considérable, bien que le nombre des jours
pluvieux y soit relativement restreint. Entre les tropiques, où
les nuages sont en quelque sorte prodigues de leurs effusions,
il y a des saisons régulières de sécheresse durant lesquelles les
indigènes ne sauraient raisonnablement compter sur la moin-
dre pluie ; mais dans des zones tempérées, un faiseur d'alma-
nachs peut très-bien annoncer dans le calendrier une averse pour
n'importe quel jour, sans paraître violer une seule loi météo-
rologique. En Angleterre, on devrait, semble-t-il, recourir aux
vêtements imperméables pendant un laps moyen de 152 à 155
jours sur 365; dans les Pays-Bas pendant 170 jours, et à l'est
de l'Irlande pendant '208. En d'autres termes, il pleut en Angle-
terre 1 jour sur 2, tandis qu'en Sibérie il ne pleut que 1 jour
sur 6, et dans le nord de la Syrie à peu près 1 jour sur 7. Tout
élevé que paraisse ce calcul, il y a dans le Royaume-Uni cer-
tains endroits où il est dépassé de beaucoup, à Manchester,'
par exemple. L'affreuse résidence que ce Manchester pour les
gens qui aiment avant tout le beau temps et le soleil 1 Un som-
bre et triste brouillard enveloppe la ville comme d*un crêpe
6 jours sur 7. La pluie y tombe teintée de vapeur de houille,
et des rivières de suie liquide ruissellent par les rues. Il sufflt
de proposer à un habitant de Londres une excursion dans cette
métropole du coton pour provoquer une exclamation semblable
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE 19
i celle de Fuseli, se disposant à aller voir certains paysages hu-
mides d'un confrère : « Donnez-moi mon manteau et mon para-
pluie, disait-il, je vais voir les tableaux de M. Constable. »
Quelquefois, cependant, on a vu tomber des pluies d*un
genre fort anormal. Vous figurez-vous, par exemple, la figure
de notre cultivateur en s'apercevant que la pluie tombée sur
sou domaine n'est autre que du sel fondu ? Peu soucieux de
saler ou de mariner sa terre, le digne faomme jetterait les hauts
eris. Quand de pareilles ondées de saumure ont lieu, on a
trouvé les arbres tout couverts de cristaux blanchâtres , et
rherbe était devenue tellement Acre que les bestiaux ne vou-
laient plus y toucher que forcés par la faim . Bien qu'il ne pût être
difficile d'attribuer à la mer l'origine de ces molécules salines,
cependant un ouragan de chlorure de soude s'est abattu sur le
comté de Suffolk, situé à vingt milles de distance de l'Océan.
Que dirait encore notre fermier d'une pluie de cendre ou de
poussière? Dans les lies Shetland, il tomba un jour du ciel une
poudre noire, qui barbouilla le visage des habitants, comme si
c'eût été du noir de fumée. En mer, on a souvent vu tomber
une pluie fine de sable ou de cendres, provenant dans le pre*
mier cas d'un désert, et dans le second de quelque volcan, et
ces matières ont couvert en couches tellement épaisses le pont
des navires, qu'il a fallu les ramasser à la pelle comme de la
oeige. Les pluies dépoussière qui désolent les Indes sont des
phénomènes vraiment extraordinaires.
« Le ciel est clair, dit H. Baddeley, et l'on ne sent pas le
moindre souffle; tout à coup on voit poindre à l'horizon, à peu
d'élévation, une lourde masse nuageuse, qu'on est surpris de
De pas avoir aperçue auparavant ; à peine quelques secondes se
sont-elles écoulées , que le nuage a à moitié rempli l'hémi-
sphère. Alors plus de temps à perdre, c'est une pluie de pous-
sière : tout le monde se sauve à la débandade, et chacun rentre
précipitamment au logis, afin d'éviter d'ôtre enveloppé par le
tourbillon. > Ce n'est là autre chose qu'une trombe chargée de
poussière au lieu d'eau.
Notre cultivateur serait 9ans doute aussi peu charmé d'une
pluie de soufre. On a vu des pluies jaunes dans certaines contrées
de l'Europe ; et à en juger par la couleur de la substance ainsi
Digitized by VjOOQIC
20 REVUE BRITANNIQUE.
que par sa facilité à s'enflammer (on vous dit encore qu'on en
a fait des allumettes en Allemagne), de braves gens ont pré-
sumé que ce devait être de bel et bon soufre. Cependant. on sait
aujourd'hui que ces pluies sont d'une nature toute végétale. Le
pollen des fleurs du pin, du bouleau, de l'aune et d'autres ar-
bres est une matière légère et jaune, qui peut facilement être
transportée par la brise et déposée sous la forme d'une pluie
couleur gomme-guttc.
Les pluies rouges, qu'on a prises pour des pluies de sang,
sont encore plus effrayantes. Figurez-vous, dans les temps de
superstition, alors que chaque hameau avait sa sorcière, et le
plus mince castel son spectre, figurez-vous la consternation du
bon peuple en présence d'une pluie de sang venue du ciel !
En 1608, on remarqua de grosses gouttes rouges sur les murs
de diverses maisons àÀix et dans les environs. Cet événement
causa un tel émoi dans la population, que même les laboureurs,
gaillards aux fibres solides pourtant, quittèrent les champs à
toutes jambes, afin d'échapper à la pluie sanglante, convaincus
que ce devait être un maléfice de Satan ou au moins d'un dé
ses séides. Peiresc a observé avec soin ce merveilleux phéno-
mène, et a découvert que la couleur de cette pluie était due à
un papillon qui, en sortant de sa chrysalide, laissait couler une
substance vermeille, d'un aspect peu différent de celui du sang.
Dans d'autres cas de pluie rouge, on a attribué la teinte particu-
lière du liquide à la présence d'infusoires, ou de cellules infini-
ment petites de certaines plantes. La neige rouge des régions
montueuses doit sa couleur à Vhdematococcus nivalis, et la neige
verte au protococciis viridis.
Peut-être notre cultivateur aimerait-il mieux voir tomber du
ciel une pluie de beurre 1 C'est, à ce qu'on assure, ce qui est ar-
rivé dans plusieurs régions du Munster et du Leinster en l'année
1695-1696. Selon l'évoque de Cloyne, ce qui fit donner le nom
de beurre à cette substance, c'est sa consistance et sa couleur ;
elle était molle, gluante et d'un jaune foncé; elle tombait en
morceaux, souvent aussi gros que le bout du doigt. Loin d'en
être dégoûtés, les bestiaux la mangeaient dans les champs où
il s'en trouvait, et les gens de la campagne qui avaient des
maux à la tête s'en frottaient la partie malade, disant ce re-
Digitized by VjOOQIC
Là pluie. 21
mède efficace. On a supposé que cette exsudation graisseuse
était le résultat d'une action chimique qui s'était opérée dans
Pair; mais il est bien plus que probable que c'était un produit
animal analogue au miellat excrété par certains insectes.
Mais il a plu bien mieux que du beurre, à en croire certains
rapports météorologiques ; écoutez plutôt ce passage d'une let-
tre communiquée à la Société Royale en 1661 : « Samedi der-
nier, le bruit a couru qu'il avait plu du blé à Tuchbrooke, vil-
lage situé à 2 milles environ de Warwick. A cette nouvelle, des
habitants de cette ville se sont rendus à l'endroit indiqué, où
ils ont vu une grande quantité de blé répandu sur les routes,
dans les champs , sur les toits de l'église , du château et du
prieuré, et dans l'âtre des cheminées dans l'intérieur des mai-
sons. Arthur Mason, qui revient du Shropshire, rapporte qu'il
est tombé pareille pluie dans plusieurs parties du comté. Remer-
cions Dieu de ce bienfait miraculeux. » Mais la savante Société,
moins prompte à s'enthousiasmer, arriva à celte conclusion, que
le prétendu blé n'était autre chose que des graines de lierre
apportées par des étourneaux.
La pluie, quoi qu'il en soit, prend un grand nombre de for-
mes extraordinaires, qui sont de nature à tourmenter étrange-
ment notre pauvre cultivateur. Quelle ne serait pas, par exem-
ple, sa consternation si, tout à coup, ses terres étaient inon-
dées d'une pluie de chrysalides ou de vermisseaux, comme celle
qa on a vue dans le gouvernement de Tver, au mois d octobre
1827, ou d'une averse de harengs, comme il en est tombé à
Ula dans l'Ai^leshire, au mois de mars 1830, ou bien d'un
délnge de poissons d'autres espèces, comme aux Indes et dans
plusieurs contrées du globe , ou pis encore, d'un torrent de
grenouilles, comme cela a eu lieu en France? En 1804, un
nuage, qui creva aux environs de Toulouse, sema la localité
d'ane telle profusion de ces reptiles, qu'en certains endroits il
y en avait une épaisseur de trois ou quatre couches ; la grande
roate en était comme pavée, et, pendant un long parcours, la
diligence dut se frayer un passage sur leurs cadavres. Il ne
manque plus après cela que des pluies de chats et de chiens...
On en a souvent parlé, néanmoins ce spectacle est rare.
Mais laissons notre cultivateur imaginaire jouir en paix d'une
Digitized by VjOOQIC
il REVUE BRtTÀ!l!llQU£.
bonnd pluie naturelle, et tâchons d'eïpoder succinctement la
théorie que H. Rowell dételoppe atec tant d'habileté, malgré
toute sa modestie. M. Rowell entretient pour la pluie une pas^
sion véritable. Son amour pour ce phénomène Ta pris qu'il
n'était encore qu'enfant. Dès Sa plus tendre jeunesse, une averse
avait pour lui mille charmes , et le tonnerre le fascinait. Il y
pensait éveillé^ il en rêvait endormi ; et, malade, alors que son
corps était incapable du moindre effort, Tétude du météore
favori occupait constamment son esprit. Craignant que le démon
scientifique qui s'était logé dans sa cervelle n'exerçftt une in-
fluence funeste sur sa santé, il fit ce qu'il put pour exorciser
l'intrus, mais il n'y réussit guère : le reflet du moindre éclair, la
plus légère anomalie dans le temps suffisaient pour plonger dans
Tettase ce fougueux amant des nuages. Or, malgré toute notre
connaissance pratique de la pluie, la théorie de ce phénomène
ne nous en présente pas moins une foule de difficultés. Bien des
gens même sont peut-être au fond très^ étonnés qu'il ait jamais
pu pleuvoir. L'eau étant plusieurs centaines de fois plus pesante
que l'air, par quel moyen, s est-on demandé, s'élève-t-elle dans
l'atmosphère et s'y maintient-elle? Comment la vapeur se con-
dense^t-elle en molécules qui deviennent visibles à l'œil et com-
posent les différentes espèces de nuages? Ces molécules sont-elles
simplement des gouttes d'un volume infiniment petit, de la
poussière d'eau, pour ainsi dire, ou bien sont-elles vésiculaires,
c'est-à-dire constitUent-elles autant de petits ballons formés
d'une pellicule aqueuse enveloppant de l'air ou de la vapeur?
Quelle influence les fait se condenser, et de temps en temps
descendre en torrents accompagnés d'explosions d'électricité
terribles, ou se congeler et former des morceaux de glace aussi
gros que des oranges ou des citrouilles ?
Ces questions, ainsi que beaucoup d'autres, ont été autant
d'épines dans les pieds des météorologues, épines que les théo-
riciens ont plus ou moins habilement tenté d'arracher. Descartes
supposait que les vésicules étaient de petites sphères aqueuses
auxquelles la ma Hère subtile de l'espace donnait la propriété de
flotter. Halley croyait que l'ascension des atomes de vapeur pou-
vait être due à un « flalus ou souffle chaud, ou peut-être à une
certaine espèce de matière dont le cmatuê pouvait être contraire
Digitized by VjOOQ le
LA PLtll£. 23
i celai dé lA pesAûteur. » Franklin prétendait que l'bumidité
se dissolvait dans l'atmosphère comme le sel se dissout dans
Peau; mais que, quand elle était repoudsée, les moléôules
aqueuses étaient maintenues en suspension par leur adhérence
aux molécules de l'air.
L'hjpothèse de M. Rowell est delle-ci : « En raison de leur
extrême exiguïté, les atomes aqueux détiennent, quand ils
sont entièrement enveloppés dans leurs ôoucbës naturelles
d'électricité, assez légers pour pouvoir, même dans leur état
de condensation le plus complet, être emportés par de faibles
courants d'air; mais s'ils sont dilatés par la chaleur^ leur
susceptibilité à recevoir de Félectricité étant augmentée par
Textension de leur surface, ils acquièrent un état de légèreté
constant et sont soutenus dans l'air par leurs couches d'élec-
tricité ; s'ils se condensent alors, ils sont électrisés positive-
ment, et sont encore soutenus par l'électricité jusqu'à ce que,
penlant leur surcharge, les molécules tombent en pluie. » En
d'autres termes, les atomes aqueux ont une tendance à monter
quand leur charge électrique est augmentée par la chaleur, mais
ils sont forcés de s'abattre quand ce surplus leur fait défaut. Si
la vapeur, condensée par le froide était dans une position à se
dépouiller d'une partie de son éleetricité, les molécules se rap-
procheraient les unes des autres, en vertu de leur attraction na-
tarelle, et deviendraient ainsi visibles à Tétat de nuages; mais,
si la surcharge s'en détache en entier» elles se réunissent pour
former de grosses gouttes et elles descendent en pluie. Pour
expliquer les caractères particuliers d'un nuage chargé de ton-
nene, M. Rowell dit qu'on peut le regarder « comme une grosse
masse d'électricité entremêlée de très-petites molécules d'eau,
lune étant par rapport aux autres dans la proportion de 1,000
contre 1. «—«Voyons, continue M. Rowell, quelles seraient les
conséquences de la formation de la pluie dans un pareil nuage.
S*il ne se réunissait que quelques molécules de vapeur pour
former une goutte, ces molécules ne se soutiendraient plus dans
l'air et, dans sa chute, la goutte, en traversant la vapeur dense,
augmenterait son volume au contact d'autres molécules. Or,
comme Télectricité dégagée par cette agglomération de molécules
se dissiperait instantanément, soit en passant à la surface du
Digitized by VjOOQIC
24 REVUE BRITANNIQUE.
nuage, soit en se répartissant entre les molécules qui le compo-
sent, il en résulterait un vide ou un espace raréfié au moment
de la formation de la pluie, et alors, la pression soudaine de la
portion environnante du nuage dans l'espace mettant un plus
grand nombre de molécules en contact, il y aurait une plus
grande quantité de pluie formée. >
Nous n^entreprendrons pas d'apprécier exactement jusqu'à
quel point cette théorie est originale. A vrai dire , la doc-
trine des atmosphères électriques a été mise en avant sous une
forme ou une autre par Eeles, Monge, Eason et autres savants,
et l'influence de l'électricité sur les divers phénomènes de
la pluie est une hypothèse soutenue par le docteur Thomson
et plusieurs physiciens éminents ; mais nous croyons très-vo-
lontiers que M. Rowell a été amené, par ses observations parti-
culières et son intelligence personnelle, à formuler son système,
lequel, d'ailleurs, a satisfait à un grand nombre de conditions,
et est d'accord avec différents faits bien connus. Yolta, par
exemple, a découvert que l'eau, quand elle est transformée en
vapeur, dégage de l'électricité ; et il a été clairement démontré
que, dans un vase qu'on a pris soin d'isoler, la quantité d'eau
évaporée en temps donné est bien moindre que lorsqu'il y a
libre communication avec la terre. Les expériences de H. Crosse,
faites par un temps brumeux du mois de novembre, nous ap-
prennent que quand cette vapeur se condense de nouveau en
brouillard, elle fournit, dans certaines circonstances, un grand
nombre d'étincelles électriques ; et lorsqu'elle tombe tout à coup,
comme dans les orages accompagnés de tonnerre, on voit le
subtil fluide passer avec violence de nuage en nuage, en lan-
çant des éclairs éblouissants, ou venir frapper la terre de ses
traits de feu.
Nécessairement, des faits comme ceux que nous venons de
citer parlent hautement en faveur de la théorie de M. Rowell.
Quant à dire qu'elle soit exempte d'objections, c'est ce que son
auteur lui-même n'oserait pas soutenir. En ce qui regarde la
propriété qu'a la vapeur de surnager dans l'air, on a, selon
nous, exagéré l'influence des couches électriques. La loi bien
connue, en vertu de laquelle un fluide aériforme pénètre dans
les interstices d'un autre, comme si l'espace était vide, bien
Digitized by VjOOQIC
Là pluie. 25
qn'aïec plus de lenteur, enlève beaucoup de son caractère
mystérieux au phénomène de l'ascension . La vapeur d'eau est
plus légère que Tair, plus légère même que la vapeur de liquides
Tolatiles du genre de Téther muriatique ou sulfurique. Aussi,
non-seulement elle s'élance avec force dans l'atmosphère; mais,
selon sir John Herschell, « elle entraine avec elle une grande
quantité de l'air dont elle est imprégnée. Sans doute dans sa
marche ascensionnelle elle se débarrasse de cet air, mais c'est
alors pour se mélanger avec de nouvelles molécules qu'elle em-
porte paiement et qu'à leur tour elle abandonne aussi pour
d'antres. » De même, quand la vapeur enlevée se condense, nous
inclinerions volontiers à croire que si elle se forme en véritables
balles ou vésicules, elle le fait en se fixant sur des molécules
d'air qu'elle emprisonne dans une sphère aqueuse. Ces petits
globes, augmentant de poids par l'addition de nouvelles quantités
de vapeur, tombent sur la terre dès qu'ils deviennent trop lourds
pour le milieu dans leqiiel ils nagent. Mais comme Tair qu'ils
renferment se dilate à la chaleur du soleil, cela nous explique et
comment un nuage peut s'élever, et comment sa partie supé-
rieure, celle qui naturellement est la plus exposée à l'action du
soleil, peut disparaître de la manière qu'on voit ordinaire-
ment s'effacer ces masses nébuleuses. Cependant, si les molé-
cules, au lieu d'être vésiculaires, étaient solides, comme le doc-
teur Waller et autres ont essayé de le démontrer, l'extrême
ténuité des globules suffirait encore pour expliquer leur sus-
pension dans l'air à l'état de nuages, tandis que l'accroissement
de leur volume et de leur poids, résultat de la condensation,
eipliquerait leur chute en pluie.
La théorie de H. Rowell n'exclut point, et ne saurait d'ailleurs
exclure l'action de la chaleur. Pour que l'eau se volatilise en
Tapeur, il faut qu'il y ait absorption de chaleur; pour qu'elle se
condense en pluie, il faut qu'il y ait dégagement de chaleur :
dans le premier cas, il doit y avoir 295 degrés centigrades de
calorique latent d'absorbé et autant de rejeté. C'est l'élévation
de leur température qui fait dilater les atomes liquides et accroît
leur iuseeptibilUé électrique; et c'est l'abaissement de leur tem-
pérature qui les amène à l'état de surcharge. La question se
réduit donc à savoir si, après tout, nous obtenons une donnée
Digitized by VjOOQIC
îi REVUE fiRItÀNNIQUE.
bien positive en pretifttit pour point de départ reiistence pré-^
sumée < d'enveloppes « (cat cela ne saurait encore se prouver).
Surtout si Ton considère que la matérialité du fluide électrique
et, partant, sa propriété de se soutenir dansTair n'ont jamais
été établiesi D*uâ autre côté, si les changements que subit la
vapeur dans son passage de la terre au ciel, et du ciel à la terre,
peuvent être opérés par les fluctuations du calorique, comme
l'impliquent les théories .ordinaires, M. Roweli a le droit de ae
demander pourquoi ces changements ne pourraient pas être
mieux effectués encore pAr Faction combinée de la chaleur et
de l'électricité.
De cette théorie on peut déduire un corollaire curieut. On a,
parfois, posé la question intéressante, mais tant soit peu ridi-
cule, de savoir si l'on peut produire de la pluie à volonté. On
sait qu'en Afrique certains ftorôiers cafres se prétendent le don
d'accomplir à leur gré pareil miracle, t^our eui» faire pleuvoir
est un métier, aussi bien que l'est chez nous la fabrication des
parapluies. Vous avôz besoin d'une averse? Rien de plus sim-
ple ; mettez-y le prix, et vous en aureï une. Vous n'Avez qu'à
vous rendre chez le sorcier voisin» et^ pour peu que vous vous
montriez généreux, le digne homme épuisera en votre faveur
toutes ses recettes magiques ; puis 11 Vous congédiera après vous
avoir recommandé de retourner ohei vous dans le plus grand
silence, de ne Jamais regarder en arrière, et de forcer toutes les
personnes que vous rencontrerez à revenir sur leurs pas et à
vous accompagner jusqu'à votre demeure. Si vous exécutez ces
instructions à la lettre, vous aurez la joie de voiries arrosoirs
célestes se vider sur vos champs... un Jour ou l'autre. Le prix
d^un bon nuage ne se sait pas bien au Juste, mais il y a, soyez-
en sûrs, en Europe comme en Afrique, des gens qui payeraient
une jolie somme pour pouvoir se procurer à souhait cet article
vraiment précieux. Quoi qu'il en Soit, le fabricant de pluie
de la Cafrerie ne prétend en aucune façon faire intervenir la
science dans son métier. D'autres personnages, plus savants et
plus habiles, se sont proposé d'atteindre le même but, à l'aide de
moyens rigoureusement scientifiques. H y a plusieurs années,
M. Espy, des Etats-Unis, a émis l'idée qu'on pourrait produire
des nuages en allumant de grands feux et en faisant monter l'air
Digitized by VjOOQIC
LÀ nut£. 27
M MiOD&es énofmeS; qui Attiretaiettt la vapeur et àssureraletit
une effusion humide, tlu fait qui justifie Jui^qu'à un cettain
point cette opinion , c*est que, quand oti a incendié de vastes
prairies, comme dans la Louisiane, ou qii^oti a brûlé de grandes
forêts, comme dans la Nouvelle-Ecosse, il s^en est suivi invaria-
blement des pluies abondantes. Par la même raison, on a dit
que les grandes batailles produisaient de la pluie. Les observa*
tions d'Arago, toutefois, ne viennent point à Tappui de cette
conclusion. On pourrait aussi attribuer aux hautes cheminées
des villes manufacturières une tendance particulière à engen*
drer du brouillard, et Manchester serait un eiemple à citer. Ce-*
pendant M. Rowell suppose qu'on peut mture en perce une
couche d'air humide en lui enlevant son électricité, et, dans ce
but, il suggère Vidée d'élever des conducteurs qui aillent gagner
les nuages au moyen de ballons. A Tappui de cette manière
d*envisager le sujet, il cite M. Weekes, de Sandwich, qui rap-
porte que plusieurs fois , dans le cours de ses eipériences , à
Taide de cerfs-volants électriques, au-dessôus d'un léger nuage
floconneux peu élevé, il lui était arrivé de se trouver tout trempé
d'une petite pluie fine, après qu'un courant d'étincelles s'était
établi, pendant une dizaine de minutes, de l'appareil au nuage,
et celui-ci diminuait alors sensiblement de volume. Naturelle-
ment, si Ton adopte la théorie de M. Rowell sur la pluie, il est
facile d*admettre que des masses de vapeur puissent être mises
en perce comme des tonneaux de vin. A titre d'expérience scien-
tifique, il serait assurément fort agréable, par un temps de sé-
cheresse opiniâtre, de pouvoir produire une petite brume rafrat^
chissante, quelque courte d'ailleurs qu'en soit la durée; mais,
au point de vue pratique, s'il faut la fumée d'un vaste incendie
pour séparer l'électricité de la pluie, le jeu, franchement, ne
Tant pas la chandelle. Si, d'un autre côté, il est possible de pro-
duire de la plttie au moyen de conducteurs enlevés par des
ballons, on ne saurait guère s'attendre à avoir de cette manière
le sol humecté sur une bien grande étendue ou à une bien
grande profondeur .
A considérer donc l'eau comme le grand agent de la fertilité,
comme Félémentpar excellence qui entretient la sève et la ver^
dore du globe, nous nous demandons si, telle qu'elle est, en
Digitized by VjOOQIC
28 REVUE BRITANNIQUE.
définitive, la distribution régulière de ce fluide n^est pas orga-
nisée pour le mieux. La terre serait desséchée et tous les fleuves
taris depuis longtemps s'il y eût eu le moindre vice dans l'ad-
mirable machine qui va puiser les eaux au fond des sources, les
élève dans les airs et les reverse sur le sol à mesure qu'il en a
besoin. Tous les ans, des lacs entiers sont élevés dans l'atmo-
sphère, d'où ils redescendent en temps utile avec une merveil-
leuse précision. La mer travaille continuellement pour la terre.
Les nuages sont les intermédiaires entre la vague et le sillon.
Quelles douces pensées ces majestueux bassins aériens n'éveil-
lent-ils pas dans notre esprit I Remplis, pour ainsi dire, par des
mains invisibles, aux grands réservoirs de la vapeur, ils saisis-
sent la brise au passage et s'acheminent vers la terre où ils vont
déverser leur fardeau, les uns dans les plaines pour féconder le
sillon du laboureur, les autres sur le penchant des montagnes
pour alimenter les fleuves et les ruisseaux ; puis, le surplus de
liquide que rejette le sol est de nouveau porté à l'Océan, mais
pour en sortir encore, et recommencer ses généreuses irriga-
tions, en poursuivant sans relftche sa révolution infatigable. Par
le même moyen, la chaleur et le feu électrique que la vapeur
enlève à la surface de la terre sont transportés dans les régions
supérieures de l'air et répandus dans les couches froides dont la
température a besoin d'être égalisée. La pluie ne nous est pas
moins utile en nettoyant l'atmosphère, en dissolvant les éléments
étrangers, en balayant les impuretés, et en débarrassant le sol
lui-même d'une grande partie des matières féculentes et insalu-
bres. Il ne faut pas oublier non plus que ce bienfaisant météore
joue un rôle actif dans les grandes opérations géologiques qui
changent le niveau de l'Océan et de la terre, et remodèlent même
la croûte de notre planète durant la longue série des âges. Les
molles gouttes de la pluie sont en effet dans les mains du temps
des ciseaux et des gouges à l'aide desquels il creuse les vallées,
ouvre le flanc des collines, entame les monts granitiques , et
abaisse au besoin leurs cimes orgueilleuses.
Ainsi, malgré tous les désagréments que nous font éprouver
un ciel troublé, des chemins boueux et des rues bourbeuses, la
pluie, il faut le reconnaître, est un des phénomènes les plus
beaux et les plus enchanteurs de la nature. C'était, certes, une
Digitized by VjOOQIC
LA PLUIE. 29
demande bien touchante que celle que faisait à son lit de mort,
en Fan de grâce 836, saint Swithin, évèque de Winchester :
> Enterrez-moi, dit-il, dans un lieu où les gouttes de la pluie
puissent arroser ma tombe. • Conformément au désir du prélat,
OD laissa, cent ans durant, les nuages verser librement leurs
larmes sur sa dernière demeure. Mais, au bout de cette période,
les moines résolurent de transporter les restes du saint homme
dansTintérieur de Téglise. Or, cet honneur, paralt-il, n'était pas
do goût de l'ombre épiscopale. Tout mort qu'il était, le saint,
s il faut en croire la légende, prit ses mesures pour déjouer ce
pieux projet, et, à Tépoque fixée pour son exécution, — un
certain 15 juillet, — il tomba du ciel de tels torrents de pluie,
qu'on fut obligé d'ajourner la cérémonie de l'exhumation. Le
lendemain matin, quand on voulut reprendre l'œuvre, les nua*
ges recommencèrent leur manège de la veille . Les écluses célestes
restèrent ouvertes pendant quarante jours et quarante nuits.
Le doute n'était plus possible : le bon saint répugnait évidem-
ment à la translation de ses restes. Les moines le comprirent, et,
renonçant à leur projet, ils laissèrent l'évéque dans le tombeau
de son choix. — Si, dans sa demeure dernière, l'homme pou-
Taitétre sensible à la poésie, ne serait-il pas plus doux de repo-
ser dans un lieu que les nuages pourraient couvrir de leurs om-
bres, sous la couche de gazon où, comme des larmes amies,
la pluie pourrait descendre mollement, où le soleil pourrait
dorer de son sourire l'eau tombée du ciel, où la brise pourrait
à son aise passer et repasser en murmurant pieusement sa prière
des morts ? Certes, cela vaudrait bien les froides prisons de mar-
bres de nos plus splendides mausolées '.
0. S. {Tlie Briiish Quarlerly Review. — An Essay on Ihe Causes
orRain and Us phenomena, by G. Â. Rowell. Oxrord, 1859.)
* La légende de saint Swithin, qui est resté le salut Médard des protes^
Uou d'Angleterre, a été racontée avec plus de détail dans nos articles Sur
^Calendrier anglican. Voir les années antérieures de la Revue Britannique,
(Noie du Directeur.)
Digitized by VjOOQIC
Daps l'appendice de notre volume sur Charles Bell, nous avons cité
les vers par lesquels le célèbre docteur Jenner (on ne savait pas qu'il
fût poiite ) a récapitulé tous les phénomènes naturels qui précèdent la
pluie. Nous ne saurions reproduire cette citation plus à propos qu'ici.
Le docteur Jenner à wi ami qui l'invitait à une partie de campagne.
« Les vents commencent à murmurer sourdement, les nuages noir-
cissent, le thermomètre descend, la suie tombe, les épagneuls sommeil-
lent et les araignées sortent en rampant de leurs toiles. Hier, le soleil se
conoha pâle et la lune ceignit sa tôte d'une couronne de halos. Le pâtre
expérimenté pousse un soupir en voyant un arcoen^ciel encadrer Tho*-
ri^on : les murailles transpirent et les fo^aés e?ihalent une odeur puante ;
la pimprenelle ferme ses yeux cramoisis* EcQUtez comme les chaises et
les tables craquent ; la vieille Betzy se dit à la torture, tant ses articula^
tiens la fout soufTrir ; les canards élèvent leurs voix nasillardes et les
paons leurs cris aigus ; les montagnes lointaines semblent ce rapprocher
de nous; les porcs grondeurs sont inquiets ; les mouches turbulentes
éperon lient les vaches ; l'hirondelle rase le gazon de son aile ; le grillon
redouble son chant; le chat, accroupi au foyer, caresse ses moustaches
avec le velours de ses pattes ; les poissons montent â la surface de l'eau
transparente et y attrapent les mouches étourdies. Ce matin, au point
du jour, ou a vu les moutons brouter les prairies d'une dent avide.
Quoique nous soyons au mois de juin, l'air est froid ; le merle siffleur se
tait, de nombreux vers luisants ont illuminé tout le vallon la nuit der-
nière ; le visqueux crapaud sautillait et rampait tour â tour îl l'approche
du crépuscule ; la grenouille a échangé sa robe verte pour une robe
noinitré ; k sangsue, troublé^ au fond de l'eau, s'est élevée jusqu'au
rebord de son bocal ; la poussière, docile au caprice du vent, se joue en
tourbillons rapides ; mon chien, si gourmand d'habitude, laisse là les
os de mouton pour se gorger de chiendent ; et voyez ces corneilles : leur
vol étrange imite tantôt l'essor incertain du cerf-volant de l'écolier ou
s'abat comme arrêté par le plomb du chasseur. — Il pleuvra très-
certainement. Je vois avec chagrin que nous devons remettre notre
partie à un autre jour. »
Digitized by VjOOQIC
LinÈRATURE.
LES FEMMES DE LETTRES
DE L'ANGLETERRE.
Jusqu'au seizième siècle, les femmes, en Angleterre, n'ont
gaère cherché à sortir de la sphère domestique, où le bon sens
et la yanité des hommes s'efforceront toujours de les retenir.
On a bien vite énuméré toutes celles qui, antérieurement à
Tannée 1500, avaient acquis une renommée littéraire. Juliana,
l'anachorète de Norwich, écrivit sous le règne d'Edouard III son
Litre de Révélations. Les sportsmen lettrés — ils sont bien
rares — connaissent le délicieux Traité de vénerie , équita-
lion, pêche, blason, etc., de la prieure de Sopewall-Nunnery * ;
viennent ensuite Margery Kempe, de Lynn, et la comtesse Mar-
guerite, mère du roi Henri VU ; enfin deux ou trois autres noms
moins connus complètent le catalogue des plumes féminines de
la Grande-Bretagne jusqu'à la date précitée.
Alors, et plus vite qu'on n'eût pu le croire, cette pléiade s'ac-
CToU. Saluez Margaret Roper, — le pren^ier des bas-bleus de la
Vieille Angleterre; avec elle, saluez les autres filles de sir'
Thomas More ou Morus, lady Elisal)eth Fane, Anne, Margaret,
et Jane Seymour, belle et malheureuse entre toutes ces femmes
* Yoicî le titre exact de ce livre vraiment eurieux i Julian Bainea : her
^f^Ukman's Académie of hawking, hunting^ fi^ng and armoriej etc.
Inpriiné seulemeot en i48i, il avait été composé quelques anqées aupara-
mi. Nous le recommandons à l'érudition cynégétique de notre aimable
confrère Léon Bertrand, le directeur du Journal des <^sseurs^ et nous vou-
drioDs pouvoir lui en offrir un exemplaire, en retour des lièvres et des faisans
^a'il iaigne, de temps en temps, nous envoyer. Nous espérons bien le ren-
(Mlier UB joar dMs no4 chaseee am bouquins. {Noie du Direoleur.)
Digitized by VjOOQIC
32 REVUE BRITANNIQUE.
savantes ; la reine Marie d'Angleterre et la reine Marie d'Ecosse,
la mère de Bacon, la femme de sir Roger Àscham, lady Russell
et la reine Elisabeth, et Catherine Killigrew, et d'autres encore.
Celte éclosion subite étonne le monde; les doctes s'en in-
quiètent ; Erasme en sourit. « Les moines, dit-il , ne savent
plus lire, et les femmes se mettent à faire des livres : Monachi
lUleras nesciunt et feminœ libris indulgent, » Le clergé ne sait
plus traduire le latin et les belles dames le parlent couramment.
Le fait est que, parmi les jeunes femmes nobles, le jargon sco-
lastique était de mode. On voyait de belles misses se passionner
pour les Eglogues de Virgile, et quelquesrunes sans doute pour
certain chant de V Enéide, Espérons qu'Ovide et Martial leur
restaient inaccessibles. Du reste, elles abordaient le grec comme
le latin. Platon et Aristote pénétrèrent alors, pour la première
fois, — non traduits, s'il vous plaît, — dans ces asiles discrets
qu'on n'appelait pas encore des boudoirs. Ils en sont sortis
depuis lors, et nous ne nous chargeons pas de prédire le jour
où on leur en rouvrira les portes. En revanche, nous croyons
pouvoir, remontant le cours des Ages, nous figurer le doulou-
reux étonnemenl d'un pauvre jeune gentilhomme ayant pris
tous ses degrés à l'écurie ou au chenil, bon fauconnier, excel-
lent jockey, et qui, appelé à courtiser une de ces héritières en
us, se voyait fusillé à bout portant par quelques citations des
Tristes ou des Eglogues,
Nous avons dit que les savants s'étonnaient. Quand un savant
s'étonne, il cherche à comprendre. Ceux du seizième siècle ont
inventé toute sorte d'explications pour un phénomène qui, de
nos jourè, n'émerveille personne. A côté d'une sœur lettrée,
même un peu érudite, et quelquefois légèrement pédante, nous
voyons, sans trop de surprise, un frère qui ne met pas très-
correctement l'orthographe. C'est à peine, le cas échéant, si nous
ferions à notre sexe l'honneur de trouver ceci un peu anomal.
En 1500, au contraire, on voulait découvrir la raison d'un ac-
cident si prodigieux. « C'est, disait l'un, que le roi Henri VIII
a fait de ses filles autant de docteurs ; l'exemple royal a été
suivi. — Non, disait un autre, ce sont les filles du Chancelier
( Thomas More), dont les succès retentissants ont monté la tête
à nos damoiselles. Si elles apprennent le grec et le latin, c'est
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTEES DE l' ANGLETERRE. 33
par yanifé. Elles visent à Teffet, et la robe du pédant de collège
est pour elles un déguisement nouveau qui relève leurs grftces
par lecontraste. > Un troisième philosophe — et celui-là montrait
plus de sagacité dans ses conjectures — n'accusait de ce mou-
vement intellectuel que la découverte de Timprimerie et la subite
multiplication des livres.
L'impulsion une fois donnée ne s'arrêta point de sitôt. La
comtesse de Lincoln, ramenant l'érudition féminine dans son
Téritable domaine, publia sa Nurserie^, Les dernières années
du règne d'Elisabeth vilrent naître lady Eleanor Davies et la com-
tesse Anne de Pembroke (celle^i vers l'année 1589 ). La pieuse
Elisabeth Walker vint au monde en 1623, et le règne de
Jacques P' s'achevait lorsque apparut enfin la célèbre duchesse
de Newcastle, celle-là même dont Dryden disait, plus ou moins
sincère en ses vanteries, que « son siècle pouvait l'égaler à la
Sapho des Grecs, à la Sulpitia romaine. » C'est elle qui doit
inaugurer notre série.
I.
Mmryaret Lacan, dnehesse de' IVéweasUe.
«
Le père de cette noble dame n'était point titré. C'était un
riche gentilhomme, dont la famille possédait, dans les comtés
de SufTolk et d'Essex, de vastes domaines. Il lui arriva de tuer
en duel, lui simple mas/^r Lucas, de Saint- John, près Colchester,
•^ ainsi le qualifie sa fille*, — un M. Brooks, très-certaine-
ment parent, et peut-être bien le propre frère de lord Cobham,
le ministre favori de la reine- vierge. Aussi fut-il obligé de quitter
' The CaufUesse ofldncoMs Nurserie (la Chambre des enfants).
* Dans le plus intéressant de ses écrits : A true relation of niy birth,
^eriing^ and life. Remarquons à ce sujet une bévue commise d'abord par
Mird, dans ses ifemotr5o//a(ii65, — ouvrage très -connu, non sans mériu%
Biis inexact, -' et répétée ensuite par vingt critiques éminents, nu nombre
littqneb est sir Waller Scott en personne. Ils donnent pour père à la du-
cbetse de NewcasUe le malheureux sir Charles Lucas, qui, en réalité, était
Mn frère aîné. L'autobiographie de la duchesse ne laisse pas sur ce point le
plu léf^r doute. Mais Ballard oe Tavait point lue. Plus d'un biographe con-
temporain ne s'en étonnera pas.
8* SÔIIB.— TOHB 1. 3
Digitized by VjOOQIC
s 4 REtUS BILITANNIQUB.
r Angleterre, et son exil dura aussi longtemps que vécut Elisa-
beth. A Favénement de Jacques P', il obtint gracieusement le
droit de rentrer chez lui, et il y mourut, quelques années plus
tard, au sein d'une famille nombreuse, trois fils et cinq filles,
dont Hargaret était la plus jeune. A peine lui fut-il donné de
connaître l'auteur de ses jours.
Et ce fut dommage, car, entre autres vertus naturelles, la
future duchesse avait évidemment Finstinct du respect et de
Famour filial. On en demeure convaincu quand on lit le portrait
qu'elle a laissé de sa mère, vrai type, semble-t-il, de la matrone
anglaise dans ce qu elle a de plus pur et de plus vénérable.
Après avoir raconté les désastres que les guerres civiles amon-
celèrent sur la famille dont cette noble veuve était restée le chef :
« Ma mère, dit la duchesse, était par bonheur douée d'un
esprit héroïque ; elle savait et souffrir patiemment le mal sans
remède, et lutter vaillamment quand la lutte était possible. Sa
tenue était austère, et elle marchait de si grand air qu'elle inspi-
rait une sorte de respect, même aux plus grossiers. J'entends
es plus grossiers parmi les civilisés. Car je ne compte pas pour
tels les sauvages qui Font pillée et maltraitée si cruellement.
Ceux-là, en eussent-ils eu le pouvoir, auraient chassé Dieu hors
du ciel, comme ils ont chassé la royauté de son trône. »
Elle montre ensuite le temps respectant jusqu'au bout la
beauté de cette mère adorée, et Fange de la mort lui-même,
comme épris * de sa victime, l'enlaçant d'une étreinte amou-
reuse et l'emportant tout endormie dans les ténèbres où il règne.
Ces lignes émues, et d'une naïveté qui n^est pas sans grandeur,
font aimer et respecter — nonobstant, hélas ! bien des ridi-
cules — celle dont la main les a tracéees.
Elevée avec beaucoup de douceur et de soins par cette mère
modèle, qui songeait à développer et grandir FAme de ses en-
fants bien plus encore qu'à leur donner des talents, Hargaret fut
conduite à Londres avec ses frères et sœurs quand l'âge des
aînés parut réclamer ce changement de résidence. « Là, dit-
elle, pendant Fhiver, notre usage était d'aller quelquefois au
1 La Mort, en anglais, est au masculin, et, lorsqu'on la représente sous
forme de squelette, on a bieû soin de lui donner la conformation de son sexe,
— surtout aux os du bassin.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE tBTTRES DE L'ANGLETERRE. 35
théâtre, oa de nous promener en carrosse pour voir le flux et
leflux de la foule; au printemps, nous visitions Spring-Garden,
Hjde-Park et autres endroits du même genre. Parfois, nous
avions des musiciens et des soupers en bateau, sur la rivière. »
Les événements allaient troubler cette grande et riche exis-
tence. La cour n'était déjà plus à Londres, mais à Oxford, quand
la jeune Lucas fut choisie pour prendre rang parmi les filles
d'honneur de la reine Henriette^Marie, femme de Charles P'.
Ses frères et sœurs n'approuvaient point le parti qu'on avait
ainsi pris pour elle. Ils la trouvaient trop timide, trop peu mon-
daine pour cette vie de cour, semée.de tant de périls. Hais leur
mère avait parlé ; nul d'entre eux n'osa contredire. « Ils sa*
vaient bien, dit la future duchesse, que je ne ferais rien de
contraire à ma gloire, qui était la leur ; mais ils pensaient que,
faute d'expérience, je pourrais me porter quelque dommage. »
Fort heureusement, cette gaucherie même et cette réserve qu'on
redoutait, unies à une beauté qui parait avoir été remarquable,
attirèrent les yeux d'un fort grand et fort riche seigneur, qui était
en même temps un très-honnête homme. Le marquis de New-
castle vit Margaret, sut apprécier le mérite et la vertu qu'elle
dissimulait sous les plus modestes dehors, sut aussi la convaincre
de l'attachement profond qu'il lui vouait, et il l'épousait deux
ans après son arrivée à Oxford.
C'est qu'en effet, dît-elle, mylord le marqijis de Newcastle trouvait
de son goût ces timidités de novice, blâmées par bien des gens, et vou-
lait nne femme qu'il pût approprier à ses goûts, non pas une déjà ma-
riée à son amour-propre, ou qu'un autre homme eût essayé de façonner
ison gré. De là vint qu'il me sollicita d'être sa femme; et bien que le
mariage me flt peur, bien que j'eusse fui jusqu'alors la compagnie
des hommes, autant du moins que je l'avais pu, je ne me sentis pas
le courage de le refuser, d'autant qu'il était le seul pour lequel j'eysse
ressenti de l'amour : — amour honnête, honorable, fondé sur le mé-
rite de celui qui en était l'objet, sur la joie que j'éprouvais à l'entendre
Wer, sur le plaisir que me donnait son esprit, l'orgueil que m'in-
S'piraient scfs égards, le bonheur triomphant que je trouvais à recevoir
les hommages qu'il m^adressait; — amour, d'ailleurs, que le temps a
confirmé, que la constance de mylord a rendu inaltérable, et qui me
bit heureuse en dépit de toutes les adversités que la fortune tenait en
fétexre pour nous.
Digitized by VjOOQIC
36 REVUE BRITANNIQUE.
Pour que cette profession d'amour conjugal ne provoque pas
les railleries sceptiques auxquelles Texcellente duchesse n'a été
que trop en butte, il faut ne pas perdre de vue que le marquis
de Newcastle n'était pas seulement, à Fépoque de son mariage,
un des plus opulents patriciens de la Grande-Bretagne. Ses goûts
étaient élevés ; il aimait les lettres, il savait écrire, et dans le
monde de Tintelligence il avait son rang, comme dans celui du
sport. Le rang n^étaitpas le même, convenons-en. Le marquis
était à la tète des écuyers ses contemporains. Les plus illustres
voyageurs, comme les sommités aristocratiques de F Angleterre,
— don Juan d'Autriche, par exemple, et les ducs d'York ou de
Glocester, — en acceptantson hospitalité magnifique, cherchaient
surtout à le voir accomplir devant eux les prouesses les plus
difficiles de Téquitation. Il cite quelque part le propos d'un
grand d'Espagne (le marquis de Carasena) qui sollicitait l'hon-
neur d'assister à un de ses exercices équestres, « dussé-je, dit
naïvement Newcastle, dussé-je ne monter qu'au pas. » Gomme
littérateur, au contraire, il a eu ses détracteurs, Clarendon entre
autres, qui lui conseillait ironiquement « de ne monter Pégase
qu'au manège; » mais c'était aussi le déprécier par trop. Ses ou-
vrages sur l'hippiatrique sont encore admirés des connaisseurs.
Une vaste érudition s y révèle aussi bien qu'une grande sagacité
pratique. Nous n'y voyons, quanta nous, d'un peu ridicule que
les illuslrations (fort remarquables d'ailleurs), où le marquis
s'est fait représenter tantôt sur un char triomphal traîné par des
centaures, tantôt franchissant à cheval tout Tintervalle de la
terre à l'empyrée, sous le regard des dieux étonnés, qui le con-
templent du haut des nues. De plus, le marquis a laissé des co-
médies très-suffisamment agréables, où se révèle un observateur
spirituel des travers du monde. Elles sont — pour les définir
d'un mot — incontestablement supérieures à ce qu'ont produit
de plus mauvais les auteurs les plus renommés de son temps.
Chez lui, d'ailleurs, Thomme laissait bien loin et l'écrivain
comique, et le dompteur de chevaux rétifs. L'adversité l'éprouva
rudement, et il sortit vainqueur de l'épreuve. Après avoir com-
battu jusqu'au dernier jour sous le drapeau royal, il suivit ses
maîtres dans Texil, sacrifiant pour eux une des plus grandes
existences qu'on puisse rêver. Et après la Restauration, lorsqu'il
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE l'aNGLETERRE . 37
TÎt payés de la plus misérable ingratitude ses services et un dé-
Tooement hors ligne, eh bien, le vieux Cavalier resta fidèle encore
i ces légers Stuart qui lui jetèrent, comme un os vide à ronger,
le vain titre de duc, simulacre de grandeur qui devait lui rendre
pins pesantes les gènes pécuniaires auxquelles ses maîtres ou-
bliaient de pourvoir.
Tel était William Cavendish, premier duc de Mewcastle, au-
quel sa femme garda toujours Taffectueux respect dont elle était
pénétrée pour lui, nous Tavons vu, à Tépoque de leur mariage.
L'éloge de son mari revient sans cesse sous sa plume dévouée.
Elle vante sa courtoisie sans formalisme, la haute aisance de ses
manières, son affabilité, qui le rendait accessible à tous et par-
faitement civil pour les plus humbles, la simplicité de ses ajus-
tements, « toujours d'une netteté scrupuleuse. »
« En son régime, nous apprend-elle, il était sobre et modéré,
an point de ne jamais outre-passer son besoin légitime, et de ne
satisfaire que tout à point son appétit naturel. » Et comme elle
insiste sur ce chapitre, nous apprenons qu'à Tunique repas
quotidien du noble marquis il ne buvait que deux verres de
bière, et entre deux un verre de sack ^. Un morceau de pain et
na Terre de vin d'Espagne composaient tout son déjeuner. A
souper, il avalait un œuf et un coup de petite bière. Piètre ré-
gime pour un si grand seigneur. Hais aussi se portait-il encore
fort bien à soixante- treize ans passés. Ses loisirs étaient con-
sacrés soit à monter ses chevaux, — les plus beaux du royaume,
et qu'il traitait avec une douceur, des ménagements inouïs, ne
les frappant jamais qu'à la dernière extrémité, — soit à l'escrime,
à la musique, ou à l'étude de l'architecture et de la poésie.
Parmi tant de perfections, sa femme lui reconnaît un défaut,
UQ seul, et qu'elle lui pardonne charitablement, on le voit. Plus
dune, à sa place, eu parlerait avec moins d'indulgence..
« Oncques ne le vis, dit-elle, adonné à aucune sorte de vice,
sauf qu'il a été grandement amoureux et admirateur du beau
seie. Aux jeunes galants et aux belles dames je laisserai à juger
si, pour ce, il doit être irrémédiablement condamné. »
Un si bon choix de jurés nous garatitit l'acquittement de
' Saek, nom donné au TÎn des Gauaries.
Digitized by VjOOQIC
38 EETUS BRITANNIQUE.
répoux adoré qu'on entrevoit infidèle, mais qui, lorsqu'il parle
de sa femme, lui rend, sans vergogne, toutes les louanges dont
elle Taccable. Il faut Tentendre, champion intrépide, répondre
aux calomniateurs qui tantôt dénigraient le talent de la bonne
duchesse, tantôt lui contestaient ses livres eux-mêmes, et pré-
tendaient qu'elle n'en était pas l'auteur:
La philosophie de cette dame est une philosophie excellente^ s'écrie
le duc dans une épltre apologétique^ et la vérité est que cette philoso-
phie est sortie tout entière, sortie uniquement de son cerveau^ ainsi
que le témoigneraient^ en grand nombre^ les feuilles écrites de sa main-
qu'elle envoie jour par jour aux imprimeurs. Quant à ses poèmes, que
leur reproche-tron? quelques fautes de quantité, quelques rimes incor*
rcctes? Il est bien connu que, la plupart du temps, ces sortes d'erreurs
doivent être attribuées aux imprimeurs et correcteurs. Admettons
pourtant quelques négligences en ceci, son ouvrage entier devrait-il
être condamné pour si peu? Non certes, et grâce à Dieu, messeigneurs.
Le moindre écolier, comptant sur ses doigts, trouve le nombre de pieds
qu'il faut à un vers. Pour la richesse des rimes, Penner l'emporte sur
Ben Jonson. L'écolier et Fenner sont-ils donc pour cela de bons poètes?
Nul n'oserait le soutenir. Ce qui constitue la poésie, ce n'est ni l'exac-
titude rhythmique, ni le retour sonore des désinences; c'est Tiiiven-
tion, c'est la fantaisie originale et créatrice. Or, dans le livre de cette
dame, je maintiens qu'il y a des imaginations excellentes qui ne se
sont encore trouvées sous la plume d'aucun poète. J^afGrme aussi,
comme la plus certaine vérité du monde, qu'elle seule l'a écrit d'un
bouta l'autre
Continuant sur le même ton, l'excellent mari défend pied à
pied les Théories philosophiqw$ de la duchesse S comme le
meilleur ouvrage qu'elle ait jamais produit, et il termine par ce
conseil qui a dû faire sourire, avant nous, plus d'un malicieux
commentateur : « Lisez-le deux ou trois fois^ non par malveillance
et pour y trouver quelque chose à reprendre, mais judicieuse*
ment, pour en extraire ce qui est bon et le goûter pleinement. »
On ne saurait refuser à la philosophie de la duchesse de
Newcastle le mérite d'embrasser bien des sujets divers dans ses
profondes méditations. Un de ses in-folio^ intitulé gravement:
Bases de la philosophie- naturelle ^^ renferme une série de cha-
* Philosophical opinion.
* Gfounds of naturalphilosophy,
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTigSS DE l'àNGLETERRE. 39
pitres, dont l'un traite des Nuages et l'autre des Cors aux
pieds. Daus un autre, le Pot-pourri du monde ^^ nous remar-
quons une ^ve sortie oontre < les hommes qui engagent avec
les femmes une lutte de prééminence. » Ces hommes-là, selon la
duchesse, sont à la fois des Ucbes, puisqu'ils combattent le
faible; des sots, puisqu'ils disputent contre Vignorance. « Les
hommes, ajoute-t-elle (et M. Michelet ne la contredira pas),
les hommes doivent être pour les femmes ce que la nourrice
est pour l'enfant : s'efforcer de leur plaire et leur céder en toute
chose, sauf en celles qui leur pourraient être nuisibles. Ainsi,
ils ne doivent pas sou&ir qu'elles se dégradent et se déshonorent
par des mœurs licencieuses, ou consument leurs biens en dé-
penses de vanité, ou ruinent leur santé par de mauvaises accou-
tumances ; mais ils doivent, par contre, s'efforcer de leur plaire
en leur accordant toute liberté de se réjouir honnêtement, de
dépenser selon la raison, et de se parer dans la mesure de leurs
moyens. ».
Ce n'est point par excès d'indulgence pour son sexe que
pèche cependant la duchesse de Newcastle. Dans le même ou-
vrage, elle compare les femmes aux charlatans, qui font grande^
ment valoir d'assez médiocres marchandises, attirent le monde
par de bizarres accoutrements, une musique étrange, des pein-
tures voyantes, des danses désordonnées. « Puis, ajoute-t^elle,
quand l'homme est pris, elles rient entre elles de^ pièges où
elles l'ont fait tomber à si peu de frais. Leur grand plaisir est de
?oir ces nigauds se morfondre en aveux, professions, serments,
hommages d'admiration, — si menteurs qu'ils puissent être.
L'unique joie de la femme est la flatterie des hommes; car au
fond, pourvu qu'on la berce de paroles honnêtes, elle n'a pas
grand souci de savoir si on l'aime sincèrement ou si on la régale
de vains mensonges. »
n faut songer, en lisant cette diatribe, à l'époque où elle fut
écrite, en pleine restauration de Charles II, en plein règne de la
Cleveland, de la Portsmouth, de la Nell-Gwynn, etc. La duchesse,
, Tke Wofd^s OUo. OliOy mélange, amalgame, dans le sens du mot es-
Hgool élUiy et du vieux mot français oille, qui se retrouve dans le patois
méridional avec un sens détourné : pot, marmite, etc.; le contenant pour
Ucoolenu.
Digitized by VjOOQIC
40 REVUE BRITANNIQUE.
bien plus jeune que son mari, — il Tavait épousée en secondes
noces, -— n'était plus cependant une beauté à la mode. Sa vertu
et son talent, relégués à rarrière-plan, regardés comme un peu
gothiques, faisaient d'elle une spectatrice peu indulgente des
vices qui s'épanouissaient au soleil de la faveur royale.
Ce n'est pas que les louanges lui fissent défaut. Ouvrez les
annales officielles de la littérature à son époque, et vous ne ren-
contrerez que des témoignages outrés du respect qu'on accordait
à une grande dame assez oublieuse de son rang pour daigner
écrire comme le premier venu, llluslrissima domina, excellen-
tissima dux^ eminentissima marchionissay mirabilis princeps, et
que sais-je encore ?les superlatifs pleuvent sur elle de tous les
coins de l'Europe érudite. Le rector magnificus de l'université
de Leyde, s'adressant à elle, débute ainsi : « Princeps ingenii,
princeps terrarum, princeps feminini sexus mérita dUceris... » Et
le vice-chancelier du sénat de Cambridge, de toutes les gloires
féminines de l'antiquité, forme un faisceau qu'il met sous les
pieds de l'illustrissime duchesse, inclyta aux, consummatissima
Margarela, plus grande que l'Âspasie de Périclès, la Zénobie
d'Odenath, la PoIladeLucain, etc., etc., qui, si elles eussent
connu cette merveille de science, posito genu, certalim adoravis-
sent, l'eussent adorée à genoux.
Pour se bien rendre compte de ce que valaient ces flagorne-
ries universitaires, il faut brusquement se reporter à certain
chapitre de Peveril du Pic, où Walter Scott nous laisse entre-
voir, sollicitant une audience de Charles II, cette même Margue-
rite si platement adulée ailleurs : « Qu'elle entre, qu'elle entre;
au nom de la folie, ne la laissons pas attendre, s'écrie le « joyeux
monarque. » Sa Grflce est, à elle seule, toute une collection de
marionnettes, un étalage de curiosités, une mascarade, et comme
qui dirait un petit Bedlam personnifié. Ses fantaisies d'amour,
ses caprices de littérature tourbillonnant en sa noble cervelle,
nous font l'effet des pauvres fous qui, dans un préau d'hô-
pital, se distribuent les rôles de Vénus, Minerve, ou des neuf
Muses. »
Il y a là, sans doute, une rude épigramme contre là pauvre
duchesse. En cherchant bien, n'en trouverions-nous pas une au-
tre, dont Walter Scott, le zélé jacobite, ne s'est pas rendu volon-
Digitized by VjOOQIC
L£S FEMMES BE LETTRES DE L'ANGLETERRE. 41
lairement coupable, mais qui s*est glissée sous sa plume : celle-ci
i radiasse de Charles^II/ parlant avec ce laisser-aller méprisant
de ses plus loyaux, de ses plus méritants serviteurs? Des deux,
quelle esta la fois et la plus instructive et la plus piquante ?
La duchesse vieillissait, mais sans se lasser de « concevoir. »
C'était le mot qu'elle employait pour exprimer le travail de sa
trop féconde intelligence. Elle entassait volume sur volume dans
ce style fantastico -pédant dont nous n'avons pu donner qu'une
très-incomplète idée. Une escouade de filles d'honneur, qu'elle
entretenait auprès d'elle, lui fournissait à toute heure du jour
et de la nuit des scribes improvisés : au premier coup de son-
nette il fallait s'élancer, avec une bougie, des plumes, du pa-
pier, pour enregistrer les conceptions de Sa Grflce. Même le se-
crétaire du duc, — John RoUeston, — couchait sur un pliant
dans un cabinet attenant à la chambre de la duchesse, et quand
elle lui criait : John, je conçois /...le pauvre homme devait se
lever en toute hflte et venir recevoir l'enfant nouveau-né. Du
reste, sa maîtresse ne se relisait jamais, « de peur de troubler
par là ses conceptions nouvelles. »
La duchesse de Newcastle mourut en 1673, et ses restes mor-
tels furent portés à Westminster-Àbbey, où, sur un monument
élevé à sa mémoire, se lit l'inscription suivante :
a-GIT LE LORD, DUC DE NEWCASTLE,
AVEC LA DUCHESSE, SA SECONDE FEKIIE,
DONT IL n'a pas EC d'eNFANTS.
ELLE ÉTAnr LA SŒUR CADETTE DE LORD LUCAS DE COLCHESTER,
ET DE NOBLE RACE, CAR, EN CETTE FAMILLE,
TOCS LES FRERES FURENT VAILLANTS, TOUTES LES SŒURS FURENT CHASTES.
CELLE-CI FUT DE HAUTE PRUDENCE,
DE GRAND ESPRIT ET DE PROFONDE ERUDITION,
CE qu'attestent ses nombreux ouvrages.
ELLE FUT AUSSI TRES-FIDELE EPOUSE,
ET TRÀS-AIMANTE , ET TRÈ&-DILIGENTE ;
DEMEURA PRJES DE SON LORD TOUT LE TEMPS DE SON EXIL
ET DE SES malheurs;
FUIS, DE RETOUR EN SA TERRE NATALE,
NE LE QUrrrA pas DAVANTAGE QUAND IL VOULUT VIVRE LOIN DU MONDE.
On remarquera que cette épitaphe, contrairement à l'usage,
Digitized by VjOOQIC
42 REVUE BRITANNIQUE.
ne dit rien que de vrai. Qu'on raille maintenant, tant qu'on
voudra ; on ne raillera pas sans quelques remords de con-
science.
IL
Mrs. Afra Bclui*
Voici une figure du même temps, à peu près, mais quelle
différence !... Entre la duchesse de Newcastle et la femme dont
nous allons parler, il y a le même rapport qu'entre les règnes
sous le^uels elles ont, pour ainsi dire, fleuri. La première re-
présente bien la gravité, la décence extérieure, la tenue un peu
sévère de l'époque qui précéda les troubles civils de l'Angleterre.
La seconde a tout le laisser-aller audacieux et provoquant, la
crftnerie insolente, le dévergondage spirituel de la restauration
des Stuarts.
On ne sait pas au juste en quelle année naquit, à Canterbury,
Aphra, Aphara, Apharra ou Afra ^ Behn. Elle était plébéienne,
mais de bonne famille bourgeoise. Son père, nommé Johnson,
lié d'affaires et d'amitié avec lord Willoughby, le célèbre marin,
se trouva ainsi nommé gouverneur général de Surinam et des
trenle-six îles de la mer des Indes occidentales, que Charles II
concéda libéralement, en pleine propriété, à lord Willoughby et
à Lawrence Hyde, second fils du comte de Clarendon. Il partit
tout aussitôt pour aller prendre possession de cette espèce de
vice-royauté, emmenant avec lui sa femme et leurs enfants.
Afra, née, à ce qu'on croit, vers la fin du règne de Charles P',
devait avoir alors (vers 1663) de quinze à seize ans. On nous la
représente, dès cette époque, comme remarquablement belle et
spirituelle, mais aussi « comme n'ayant pas encore ressenti le
pouvoir de l'amour. » C'est une de ses amies, dîBVenueplus tard
1 II y a bien^ dans le calendrier, une sainte AfVe (Afra) ; mais nous som-
mes porté à eroire <{v{*Afra fut le surnom de Mrs. Behn plutôt que son nom
de baptême, soit qu'elle fût trèt-brune, ce que pensent quelques commen-
tateurs, soit plutôt qu'on Teùt ainsi désignée d'après le caractère des pre-
miers écrits qui fixèrent sur elleTaUention du public. Après avoir lu sa bio-
graphie^ nos lecteurs seront à même de choisir entre ces hypothèses
dirancs.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES M LETTRES DE t' ANGLETERRE. 43
sa biographe, qui s'exprime en termes si nets et si classiques.
Durant la traversée qui la menait sur des rivages alors à peu
près inconnus, Aira perdit son père, qui mourut sans avoir
même entrevu le pays qu'il devait gouverner. La veuve qu'il
laissait débarquant à Surinam y fut reçue avec les égards dus
à son malheur et au rang qu'elle avait dû occuper. On mit à sa
disposition la plus belle maison du pays, construite sur les vastes
domaines de lord Willoughby, ce généreux patron que la mort
allait bientôt lui enlever ^ Nous ne saurions dire au juste —
mais la chose est éminemment probable ^ si c'est cette habita-
tion transatlantique qui a fourni les détails du paysage esquissé
i grands traits dans un roman de Mrs. Behn, dont nous aurons
bientAt à parler.
SainWohn's-Hill^ dit-elle, était bâti sur un énorme rocher de mar-
bre blanc, au pied duquel la rivière courait à une grande profondeur.
On n'y pouvait descendre de ce côté, tant Pescarpement était rapide.
De petits flots, heurtant et lavant le pied de laroch^, y murmuraient
le plus doucement du monde en leur remous écumeuz. Sur la rive op-
posée croissaient à profusion des fleurs embaumées, filles d'un éternel
printemps, renouvelées chaque jour et presque è chaque heure. Der-
rière elles s'élevaient des massifs de bois majestueux de mille formes
et mille couleurs inconnues, encadrant ainsi la plus ravissante per-
spective. Au bord do la roche blanche, du côté de la rivière, était un
bosquet, un parc, si Ton veut, planté d'orangers et d'arbres à limons,
à peu près de la grandeur du Mail que nous voyons ici *. Leurs bran-
ches, chargées de fleurs et de fruits, se rejoignaient au sommet, et op-
posaient au soleil des tropiques une barrière qui n'en laissait pas filtrer
un rayon. L'air frais qui montait de la rivière emplissait ces délicieux
berceaux dont on cherchait l'omhre épaisse aux plus brûlantes heures
de la journée.
n faut Ven tendre, dans le même récit, raconter les merveilles
* Fraocîs, lord Willoughby, de Parham, périt en 1666, dans la merdes
Biribades, où une tempête violente dispersa rescadrillé de treize bâtiments
iree laquelle il allait attaquer Saint-Christophe. Deux de ces navires seule-
Beat parent être sauvés, les onze autres coulèrent bas. — Voir sur ce dé-
mtre une lettre de Pepys il lord Bronncker, leUre remarqunble par le sang-
freid insouciant avec lequel le digne secrétaire de rAmirauté rend compte de
cette épouvantable catastrophe.
' Cest«^â-dire â Londres : U Mail était alors la promenade fashionable.
Digitized by VjOOQIC
44 REVUE BRITANNIQUE.
des régions transatlantiques au public ébahi du dix-septiëme
siècle. Ce ne sont que festons et astragales^ un mois de mai qui
dure toute Tannée, des bocages aromatiques , des brises eni-
vrantes, des fleurs sans cesse renaissantes; et comme Timagina-
tion britannique ne se repatt pas volontiers de vent ou de par-
fums, Afra, qui le sait de reste, accumule les plus attrayantes
énumérations de fruits exquis, limons, oranges, figues, noix
muscades, citrons, etc., n'oubliant pas de mentionner, pour
les appétits plus substantiels encore , un petit animal qu'elle
nomme armadillo, sorte de rhinocéros en miniature, et revêtu
d'une armure blanche, dont la chair délicate parfume la salle
où on le mange. De plus, elle donne à comprendre à ces pauvres
badauds de Londres que, tandis qu'ils garnissent leurs foyers
d'une houille infecte, on ne brûle aux Barbadesque du bois de
cèdre, de même que Ton s'éclaire au moyen de résines exquises
dont la fumée vaut celle du plus pur encens.
Peut-être Afrti , dans ces poétiques fictions, était-elle plus
sincère qu'on ne«le croirait au premier abord. Peut-être voyait-
elle à travers le prisme de charmants souvenirs ce pays où
son cœur s'était ouvert aux plus douces émotions de la vie,
comme les fleurs, dont elle parle tant, aux rayons du puissant
soleil qui leur donne leurs pénétrantes émanations. Pendant
son séjour en Amérique elle était, paraît-il, sujette à des accès
de mélancolie, à de soudains évanouissements qui indiquent
assez un état de crise et de transformation. Elle combattait éner-
giquement ces souffrances passagères par des fatigues énormes,
des distractions forcées. Tantôt la chasse, — même la chasse
au tigre I — tantôt des excursions chez les tribus sauvages de
l'intérieur. Elle décrit en termes expressifs l'aspect effrayant
des chels à l'hospitalité desquels cette frêle enfant se fia plus
d'une fois :
On pouvait les prendre pour de hideux lutins (hobgoblins) ou pour
des démons^ plutôt que pour des créatures humaines; mais sous ces
affreux dehors se cachaient souvent des âmes nobles et douces. En re-
vanche^ aux uns le nez manquait, aux autres les oreilles, à ceux-ci les
lèvres, et quelques-uns avaient sur les joues de grandes balafres ou-
vertes à travers lesquelles leurs dents brillaient. Je ne parle pas d'autres
mutilations qui les privaient qui d'une jambe, qui d'un bras, etc.
Digitized by VjOOQIC
LES FSMMES DÉ LETTRES DE L'ANGLETERRE. 45
Cesor s'étonnait de tant de blessures^ reçues^ pensait-il^ dans les com-
bats. Il s'en informa donc^ et^ par le moyen de notre interprète^ ces
sauvages nous racontèrent qu'au début de chaque guerre^ deux compé-
titeurs au commandement^ choisis par un des anciens généraux main-
tenant hors de service, se présentaient armés devant les principaux
vieillards, chargés d'apprécier leur courage et leur capacité. Mis ainsi
en face l'un de l'autre, on les sommait d'établir leurs titres, de montrer
ce qu'ils savaient faire et souffrir. Alors commençait un duel étrange.
L'un, par exemple, pour toute réponse, se coupait le nez, qu'il jetait
aux pieds des arbitres ; l'autre ripostait en s'enlevant une lèvre ou une
oreille, en se balafrant une joue, en se crevant un œil. Le premier
était alors tenu de trouver et d'exécuter quelque prouesse encore plus
décisive, et c'est ainsi, de blessure en blessure, de mutilation en muti-
lation, que les deux champions en venaient quelquefois à s'estropier
complètement, parfois même à s'infliger des blessures mortelles.
Le César qui nous apparaît ainsi dans cette page du premier
roman de Mrs. Behn était, en réalité, un jeune sultan nègre de
la cdte de Guinée, qui, fait prisonnier par trahison, avait été
emmené à Surinam, où le représentant de lord Willoughby Fa-
?ait acheté comme esclave. Ce jeune homme, d'une beauté re-
marquable , d'un courage à toute épreuve, doué d'ailleurs de
cette hauteur d'flme que le commandement donne à ceux qu'il
De corrompt pas, avait été choisi pour escorter la jeune Anglaise
dans ses aventureuses excursions. L'aima-t-elle réellement
comme on Taftirme? A la rigueur, il n y a là rien d'impossible.
La blanche Desdemone et son Othello établissent de reste la vrai-
semblance d'une passion pareille. Fut-elle aimée de lui? Nous
pouvons et nous devons croire que non. Dans la même colonie
avait été conduite, en même temps que lui, une belle jeune né-
gresse, — rimoinda du roman, — dont il était épris avant de
tomber aux mains des négriers anglais. Or, au lieu de jalouser
et de perdre cette rivale, ce qui lui était à coup sûr bien facile,
la généreuse Afra mit tout en œuvre pour affranchir les deux
amants et les marier Tun à l'autre. Le mariage eut lieu, mais ils
restèrent esclaves; et la fin du jeune prince, après cet éclair de
bonheur, fut des plus tragiques. Son caractère indépendant et
fier le mit en lutte avec les autorités de la colonie, qui, à plu-
sieurs reprises, lui infligèrent le plus ignominieux des supplices.
Comme il ne cédait pas sous le fouet, on eut recours à de plus
Digitized by VjOOQIC
46 REVue MrrAMKiQUE.
terribles tortures : on le fit littéralement brûler à petit feu, et, &
demi consumé, mais vivant encore, il fut coupé par quartiers 1 . . .
Afra n'eut pas la douleur d'assister à cette scène horrible ; mais
sa mère, sa sœur étaient présentes, et leurs prières, leurs larmes
ne purent soustraire le malheureux noir à Tatroce fureur de ses
maîtres.
Cette hideuse tragédie, quelques années plus tard, fit les déli-
ces d'une de ces soirées de White-Hall, où Tindolent Charles II, ce
blasé spirituel, avait appelé, probablement avec quelque arrière-
pensée de convoitise, la jeune et intéressante miss Johnson. On
aime à se la figurer timide encore, émue, éloquente, debout aa
milieu du cercle royal et racontant la mort de ce jeune homme —
peut-être l'amant de ses rêves — aux frivoles courtisans, aux fem-
mes perdues , qui entouraient « le joyeux monarque. » Pour un
moment ces visages souriants se sont attristés, pour un mo-
ment ont frémi ces lèvres que se disputaient Tépigramme rail*
leuse et les baisers menteurs. Charles lui-même subit l'ascendant
de ce récit pathétique, de ces souvenirs poignants et comme
trempés de larmes. Ce fut lui, dit-on, qui sollicita miss Johnson
d'écrire ce qu'elle lui avait si bien raconté. Il fut fait droit À la
requête du prince, et c'est ainsi que parut le célèbre roman
auquel nous avons emprunté les passages déjà cités : Oroanoko
ou l* Esclave-Roi.
Ce livre obtint immédiatement un succès immense, et, vu la
différence des temps , un succès égal à celui dont une autre
femme, bien différente d'Afra Behn, a vu couronner un autre
plaidoyer en faveur de la race nègre. A deux siècles de distance,
ou peu s en faut, Oroonoko et VOncle Tom ont également pas-
sionné deux générations qui, nous devons le croire, diffèrent
essentiellement l'une de l'autre. Ceci peut faire sourire les
sceptiques en matière de progrès, qui condamnent l'humanité
à tourner éternellement dans le même cycle d'entraînements
contradictoires et d'irrémédiables aveuglements. Notre inter-
prétation ne sera pas la leur, et nous nous félicitons simple-
ment de retrouver, après deux cents ans d'expériences civi-
lisatrices , la même horreur pour l'injustice, le même intérêt
sympathique pour les victimes de l'oppression.
Bien peu de temps avant ou après la publication d'Oroonoko^
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LBTmS DE l'aNGLETERRE. 47
^ M point n'est pas très-nettement éclairci, — Afra Johnson
fit son choix parmi les nombreux aspirants qui se disputaient
la main de cette beauté si précoce et si richement douée. Ce
choix n'eut rien de romanesque. Elle épousa H. Behn, riche
négociant de Londres, et Hollandais d'origine, oe qui lui créa
des relations auxquelles nous allons voir se rattacher peu après
uoe autre phase de cette carrière très-compliquée. Du reste ,
les biographies d'Afra laissent dans Tombre le personnage pure*
ment épisodique dont elle accepta le nom, et qui eut le bon
goût de la laisser yeute et riche, un peu avant la fin de Tannée
1666.
A cette époque, l'Angleterre et la Hollande étaient au fort de ces
hostilités auxquelles avait donné lieu, quatre ans après la Res-
tauration, la rivalité des trafiquants anglais et hollandais, cher-
chant à monopoliser, les uns et les autres, cet horrible commerce
de chair humaine qu'ils avaient organisé le long de la côte d' Afri-
que. La guerre était déclarée depuis les premiers jours de l'an-
née 1 665. Les Anglais, près de Lowestoffe, avaient remporté leur
première grande victoire navale, chèrement achetée par la mort
d une foule d'officiers distingués ; les Hollandais, encouragés par
liffaiblissement où les désastres de la grande peste semblaient
afoir jeté la nation superbe qui leur disputait le sceptre des
mers, préparaient silencieusement leur revanche. Algernon Syd-
ney et bon nombre d'autres ennemis de la dynastie restaurée
avaient offert leurs services aux Etats. A Londres même s'our-
dissaient secrètement des trames hostiles. Le moment était pé-
rilleux. Ce fut alors que, sur la désignation du roi Charles II en
personne, Afra Behn fut chargée, le croirait-on? d'une mission
quasi diplomatique. Moins ménager de sa réputation , nous
caractériserions peut-être plus nettement oe mandat qu'elle ac-
cepta sans sourciller. Il s'agissait d'aller en Hollande, et là,
par le moyen des nombreux amis qu'elle y avait, de pénétrer
le secret des expéditions projetées contre l'Angleterre. Ce fut
d'abord à Anvers qu'elle se rendit prudemment, et, posant là
son quartier général, elle y appela un de ses plus fervents admi-
rateurs, un riche négociant d'Utrecht, nommé Van den Albert
ou Albrecht, très-considéré dans son pays et très-infiuent. Cet
homme avait naguère aspiré à la main de la belle veuve. Elle sut
Digitized by VjOOQIC
48 KEYUE BRITANNIQUE.
lui persuader paç d'adroites coquetteries qu*elle ne se refuserait
pas longtemps à ses vœux, s'il lui témoignait cette confiance
absolue sans laquelle un véritable amour ne saurait exister. Le
malheureux donna pleinement dans le piège, et, sans exiger
d'arrhes suffisantes, ou se contentant peut-être de celles qu'il
avait reçues , il livra le secret de l'Etat, c'est-à*dire les plans
combinés entre de Witt et Ruyter, à la séduisante et astucieuse
observatrice. Elle apprit ainsi qu'une expédition se préparait
pour frapper au centre de sa puissance la marine anglaise, en
détruisant les innombrables bâtiments abrités dans la Tamise.
Cette nouvelle, immédiatement transmise à Londres, y parut
d'une invraisemblance choquante. Les ministres à qui elle était
communiquée haussèrent les épaules avec dédain ; ils n'y vi-
rent qu'une conception chimérique en rapport avec l'efferves-
cente imagination, la crédulité féminine du singulier agent qui
leur transmettait ce renseignement absurde. Ils firent mieux ou
pis. Ils laissèrent lire le rapport d'Afra aux gens les plus inté-
ressés à la contredire d'abord, et ensuite à prévenir le grand
pensionnaire qu'il était trahi. Habiles et glorieux politiques I
Quelque temps après, de Witt, qui, en voyant brûler sous ses
yeux la ville de Brandaris, avait juré « par le Dieu tout-puissant >
qu'il tirerait vengeance de cette insulte, profila du désarmement
désastreux auquel la pénurie du trésor royal avait contraint la
marine anglaise, et, dès les premiers jours de juin 1667, Ruyter,
forçant le passage de la Medway, fit reculer Monk jusqu'à
Upnor-Castle. Un de ses commandants. Van Ghent, conduisit six
énormes brûlots , sous la protection d'une escadre entière, le
long des rives mal protégées, et trois ou quatre vaisseaux de
première classe furent incendiés pour ainsi dire en vue de Lon-
dres. Puis la flotte hollandaise, réunie à la Nore, reprit la mer
sans encombre et presque sans pertes *.
L'orgueil de l'Angleterre fut rudement froissé. Celui d'Afra
Behn ne Tétait guère moins. Le mépris qu'on avait fait de ses
indications si précises la rejetait— du haut des illusions patrio-
tiques, qui, peut-être, lui avaient déguisé l'ignominie et l'odieux
« Van Ghenl ne perdit que deux de ses bâtiments, échouée sur des bancs
vaseux, et qu'il fit brûler lui-même.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE L'ANGLETERRE. 49
de son rôle, — au dernier rang des vils mercenaires qui se char-
gent ordinairement de le remplir. Cette expérience politique
parut lui suffire, car, cessant d'inutiles intrigues, nous la voyons,
pendant le reste de son séjour à Anvers, ne plus s'occuper que
de ses plaisirs. Une jeune et riche Anglaise, spirituelle, gaie,
prodigue, voyageuse émérite, poëte déjà remarqué, devait aisé-
ment grouper autour d'elle, partout où elle passait, Télite de ce
qa on appelle le beau monde. Reste seulement à se demander
ee que ce monde-là pouvait offrir de ressources, en la ville d'An-
rers, dans la seconde moitié du dix-septième siècle. Et Ton
n'est point porté à s'exagérer les délices de cette Capoue hollan-
daise quand on lit l'étrange lettre par laquelle un des princi-
paux millionnaires de la ville s'avisa, dit-on , de solliciter la
main d'Afra. « Beauté transcendante, lui disait ce Cicéron de
comptoir, j'ai longtemps hésité à vous révéler les tempêtes qui
dévastent mon cœur, et à escalader de vive voix les murailles de
Totre tendresse. Effrayé de la force de ces remparts, il m'a sem-
blé que des approches régulières étaient indispensables, et qu'il
fallait débuter par un bombardement à distance. Si mes obus
d'amour lancés par les meurtrières de vos yeux, éclatant au
milieu de votre cœur, faisaient sauter les magasins de votre
cruauté, etc., etc. > Quatre grandes pages sur ce ton. L'échan-
tillon suffit, et peut-être est-il de trop.
Afra soutint héroïquement ce siège, que les millions de l'en-
nemi, sinon sa prose imagée, rendraient peut-ôtre dangereux
pour certaines belles dames dont les romans contemporains
étalent aux yeux de tous le désintéressement passionné. Elle
s'en tint à l'aisance que l'honnête Behn lui avait léguée, et ne
voulut pas mettre dans sa vie un banquier hollandais de plus.
D'Anvers elle alla vivre à Ostende, puis à Dunkerque où, fina-
lement, elle s'embarqua pour retourner en Angleterre. De nos
jours, c'est une traversée assez prosaïque. Mais Afra était une
de ces personnes spécialement favorisées du sort à qui arrivent
toujours, de manière ou d'autre, des aventures incroyables. Ses
bi(^raphes racontent, sans trop révoquer en doute ce merveil-
leux phénomène, qu'une fois engagés dans le détroit, et réunis
sorte pont pour essayer des télescopes d'invention nouvelle que
Ton d'eux rapportait de France, les passagers virent poindre
8*S^tS. ^TOMB I. 4
Digitized by VjOOQIC
30 REVUE BATTAff INIQUE.
sur les flots une sorte d'apparition magique, qu'ils prirent d'd-
bord pour une illusion d'optique, t&ais dont» à mesure qu'elle
se rapprochait d'eui^ il leur détint impossible de contester la
réalité. « C'était (nous copions) un édifice à quatre étages, en
marbrée yersicolores^ d'où s'élançaient des rangées de colonnes
tordues, le long desquelles grimpaient en relief des pampres et
des fleurs adbiirablement sculptés... Autour de ces colonnes,
cent petits Amours voltigeaietit en agitant leurs ailes diaprées. . . »
La brillante vision HisparUt ail bout de quelque temps comme
un vain mirage, et une aboibinable tempête, lui succédant
presque aussitôt, poussa le bAtimeUt sur les récifs de la
côte où il se brisa, fort heureusement en Vue de tetre. Afra se
retrouva ainsi saine et sauve, quoique un peu fatiguée, sUr le
sol natal.
C'est & partir de ôe moment que, soud le pseudonykne d'As-
trœa^, nous la voyons, tnultiplièhl ses titres à l'attention pu-
blique, devenir pt'esque aussi « concevante » que la duchesse
de Newcastle. Prose et vefrs s'amoncellent soUs sa plume infati-
gable. Elle publie un glrand poëtae lyrique qui rappelle de loin
les voluptueuses effusions de Thomas Moore : À voyage tû ihe
Idands vflove (Vbyage aux îles d'Amour). C'était là de la passion
éthérée. Plus tard, quand elle aborda, plus à sou aise, la comé-
die de mœurs et s'y montra aussi court vêtue, aussi leste que
l'exigeait le goût du temps, on compara ces deux faces de son
talent : Steele ne manqua pas cette occasion d'épigramme. Il
disait d'elle : « Ce qu'elle sait le mieux de l'amour, c'est la pra-
tique. » Et c'est encore à ce sujet que Pope la caractérisa rude-
ment par deux vers restés célèbres, mais à peu près intradui-
sibles :
The stage how loosely does Astraea tread
Who fairly puis ail characters to bed^.
Après ses poèmes, ou pour mieux dire pêle-mêle avec eux,
1 G'étaîl la mode du leinps. Toutes les femmes un peu connues avaient le
l«ur : Orînda, Rosania, Leucasia, Ardelia. Plus lard, et du temps de Swift,
nous retrouvons encore SleUa et Yanessa.
* Du théâtre Aslra&a sait si bien le6 usages,
Qu^elle y fait dans leurs lits couchêi* se« pèr^lirrages.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTHËS DE l'aNGLETERRE. 51
-carAstrœa Behn rimait, à mesure qu'ils se produisaient, tous
leséfénemenls un peu remarqués du temps où elle vécut, — les
romans se succédaient, les uns originaux, comme la Cour du
roi Bttniam, Agnès (Inès) de Copiro, etc., les autres traduits du
français, et choisis parmi les plus décolletés, ceux de Scarron,
par exemple, qui ne devaient guère s'attendre à passer le dé^
tioit sous la protection d'une femme-poëte. En revanche, on
traduisit de même les romans plus qu'amusants de Mrs. Behn,
et il se trouva un courageux éditeur qui, dans la préface A'A-
Sni$ de Castro, complimentait Tautebr de « présenter le vice
sous les traits les plus odieux, et de faire respecter la vertu. »
n D*est pas bien certain que ce singulier compliment ait étonné
celle qui le recevait, et qu'elle ait eu pleine conscience de l'a-
Yoir peu mérité. On ne peut trop se rendre compte, à une époque •
donnée, de ce qui a été, à une époque antérieure, tolérable et
toléré. Les mauvais livres d'un temps ne sont pas les mauvais
litres d'un autre. Les Romains et les Romaines de la classe la
plos polie supportaient (lisez Martial) des énormités qu'un
httssard ivre trouverait, de nos jours, excessives. Qui nous don-
nerait la liste exacte des lectrices de Brantôme étonnerait bien
les dévotes marquises du noble faubourg : elles y retrouveraient
bon nombre de leurs plus chastes aïeules. Et qui sait si, dans
deux ou trois siècles, nous ne ferons pas à notre tour le scandale
d'une génération mieux avisée, qui passera froidement en revue
et les drames échevelés d'il y a trente ans, et les confidences
eftontées d'aujourd'hui; nos peintures du demi-monde, nos
analyses de femmes vendues, sans compter ces dissections
médico-humanitaires où la candeur philosophique d*un puissant
écrivain étale si hardiment ce qu'on était convenu de cacher à
tous, et de se dissimuler à soi-même?
Walter Scott — justement à propos de la femme auteur qui
nous occupe — a comme aperçu ou entrevu cette transformation
successive de la pudeur publique. « J'ai connu, dit-il quelque
part', une dame âgée et d'assez haute condition, à laquelle je
dois de savoir que, à l'époque oh elle était jeune, les romans de
Mrs. Behn étaient aussi tranquillement laissés sur la table de
t Vie de Swift,
Digitized by VjOOQIC
52 REVUE BRITANNIQUE.
toilette que le seraient aujourd'hui ceux de miss Edgeworlh.
Elle me décrivait très-gaiement et très-spirituellement sa surprise
lorsque, après un laps de trente ou quarante ans, un de ces ré-
cits d'autrefois qu elle avait lus, qu'elle avait oubliés, vint à
retomber sous ses yeux. A quatre- vingts ans, elle ne pouvait
plus supporter ce qui, à quinze, ne Tavait nullement choquée,
et ce que dévorait sans sourciller, en ce temps éloigné, l'élite
du monde fashioiMible. >
De ces romans, Oroonoko est toujours resté le plus connu.
Un assez médiocre poète, Southerne, le transforma en tragédie,
et, sous ce nouvel aspect, le roman populaire obtint comme un
regain de célébrité. La vogue de la pièce dut être énorme, s'il
est vrai, comme l'affirment Içs biographes, que les profits de
Southerne s'élevèrent à 700 livres sterling. Cette somme, qui
représentait trois ou quatre fois ce qu'elle vaudrait aujourd'hui,
passe et de beaucoup la limite moyenne des produits d'une œu-
vre de cette espèce à la fin du dix-septième siècle. Et la pièce
de Southerne est restée au répertoire pendant plus de cent cin-
quante ans. On la joue peut-être encore, maintenant, dans cer-
tains comtés des Trois-Royaumes. Il existe une traduction fran-
çaise de f Esclave-Roi, qui nous rappelle aussi bien Bug-Jargal
que COncïe Tom.
Des poésies de Mrs. Behn nous parlerons peu. Elle a chanté
en vers ridicules la mort de Rochesler (Wilmot) et celle de son
digne patron Charles II. Elle avait de ces pindaricks — comme
on les appelait alors — au service de tous les princes de la
terre, ce que nous lui pardonnerions plus volontiers si la misère
Teût réduite, comme tant d'autres, à célébrer, pour quelques
guinées, la magnanimité, le courage, la hauteur d'âme de tous
CCS pauvres porte-couronne, si plaisamment encensés, quoi
qu'ils fassent ou ne fassent pas, les uns à l'égal des autres. Dans
ses effusions laudalivcs, nous ne voulons relever qu'une pré-
diction singulièrement démentie par l'événement. La femme de
Jacques II venant à se trouver dans cet « état intéressant »
dont les médecins de la reine Victoria nous ont si souvent en-
tretenus, Aslrèe saisit sa lyre fatidique et, montant sur le tré-
pied sacré, chanle la naissance prévue du nouveau Marcellus,
autrement dit, le futur prince de Galles. « Contemple, disait*
Digitized by VjOOQIC
LES FEIIMES DE LETTRES DE L^ANGLETERRE. 53
elle, inteq>eUant Theureux monarque, contemple ces trois na-
ti(A)s prosternées, Albion, THibernie et la vieille Calédonie. Elles
Tiennent abjurer à tes pieds leurs anciennes querelles, leurs
murmures factieux... Les merveilles de ta vie leur disent assez
clairement que tu régneras à jamais ! » Afin de donner à cette
prédiction plus de force, l'inspirée multiplie à dessein, en les
gradoaRt selon leurs caractères plus ou moins impérieux, les
formules du temps futur :
... Since from the wonders of your life, t'is plain
You willj you shall, you must, for ever reign.
La date de ces vers fait tout leur prix. Ils furent écrits en...
1688, c'est-à-dire à la veille même du détrônement final des
Stuarts, par le vœu presque unanime des « trois nations pro-
sternées. >
De tout ce qu'a écrit Afra Behn, rien, comme on le voit, ne
mérite de survivre si ce n'est, peut-être, ses comédies. Non
qu'elles soient, jl s'en faut bien,— lorsqu'on les envisage comme
œuvres d'art, — dignes d'une étude attentive. Mais dans ces
pièces, passablement absurdes d'intrigue, médiocres de style,
parfois ignobles à force de licence, revivent le temps qui les in-
spira et le monde qui les applaudit. Si la lecture des Mémoires
de Gramont vous a laissé quelque curiosité de cette singulière
époque, et si cette curiosité n'est pas apaisée par le Journal de
Samuel Pepjs, lisez les épigrammes acérées de Dorset et les sa-
tires obscènes de Rochester, lisez les vives comédies d'Etberedge,
et lisez aussi, en dernière analyse, celles de Mrs. Behn. A certains
égards, elles peuvent être considérées comme des documents
historiques. Les haines politiques y ont laissé une forte em-
preinte, une arrière-saveur. La jeune protégée de Charles II n'a
jamais assez de mépris — cela se conçoit — pour les Tètes
Rondes de la république, jamais assez de sympathie pour ces
brillants Cavaliers qui s'étaient décerné à eux-mêmes le surnom
iherdicks. Les Héroïques, c'étaient les vaincus de Worcester,
c étaient ces émigrés que leurs scandaleuses débauches faisaient
chasser successivement de toutes les villes qui leur donnaient
refuge, c'étaient les assassins de l'ambassadeur Dorislaus, c'é-
taient ces mêmes hommes qui, de retour dans leur pays, y rap-
Digitized by VjOOQIC
54 HEVUS BEITANNIQUE.
porlaiaDt une corruption jusqu'alors inconnue, des déborde-
ments de mœurs que leur panégyriste elle-môme a dû stigmatiser
(en riant, il est vrai) dans plus d'une pièces À eux les rôles
brillants, le langage noble et correct, le prestige de Télégance et
des grandes allures. Quant à ces fiers lieutenants de Cromwell
qui, la Bible dans une main, Tépée dans l'autre, avaient rendu
h l'Angleterre tant de libertés, hélas I méconnues, et tant de gran-
deur trop peu comptée, Lambert, Fleetwood, Desborough, Hew-
son, ceux-ci ne sont — pour la belle et joyeuse Afra — ni des
héros, ni même des Héroïques. Ce sont des manants du dernier
ordre, parlant un grossier patois, s'abandonnant en secret à
d'immondes orgies, et, dans la chaleur du vin, dansant comme
des cannibales autour de la table renversée. On va croire peut-
âtre que nous exagérons ces insultes si étourdiment jetées par
une évaporée de boudoir à ces hommes qu'on décimait et qui
marchaient au bourreau tout aussi bravement que jadis à l'en-
nemi. Mais on se tromperait. Nous résumons en peu de mots
les principales scènes d'une comédie, singulièrement historique,
dont Tintrigue est placée par Afra Behn au moment même où
allaient se développer les trames antirépublicaines du fameux
Monk. Elle est intitulée : les Têtes Rondes ou la Bonne vieille
cause^. Le lecteur curieux qui viendrait à la déterrer dans la pous-
sière des bibliothèques y verrait à quel point l'esprit de parti peut
aveugler ou mentir. Point de masques, point d'allusions, des
noms propres, l'attaque directe comme du temps d'Aristophane.
Ces mêmes hommes qui, quelques années auparavant, dispo-
saient du sort de la nation, -^ ces graves et austères puritains
dont le sang avait plus tard honoré les échafauds sur lesquels, au
mépris des amnisties jurées, un roi trop clairvoyant pour les
croire coupables, trop lâche pour oser les défendre, les avait
laissé monter, ^ on les insulte, on les bafoue, après les avoir in-
dignement travestis ; et la femme qui les foule ainsi sous sa pan-
toufle brodée ne comprend pas qu'elle insulte le pays que ces
hommes, choisis par lui, ont si glorieusement représenté. Et ce
* La plus remarquable est celle qui a pour lilre : The Rover, or the Ba-
nish'd Cavaliers, C'est au vif — : quoique bien adoucie à cerlains égards —
la peinture des mœurs de réniigration anglaise durant Tère républicaine.
< The HQufidkeads, or the Good old came.
\
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES OE l'aNGLETERRE. &6
pajs lui-mâmp, oublieux de ses choix comme de leurs services,
oablieax surtout de la persécution qu'ils ont si fièrement, si
vaillamment subie, laisse passer sans protestation, que dis-je?
aecaeiUe de ses applaudissements hébétés les insolentes paro-
dias de ce qui est, après tout, son histoire. Quelle matière à
tristes réflexions I et la belle prime offerte au dévouement, ftu
désintéressement politique !
Détournons les yeux de ce qui est scandale éhonté, calomnie
absurde. Afra Behn ne saurait être discutée sérieusement, et
cependant on ne peut aborder, avec la légèreté que comporte un
sQJet pareil, la portion de son œuvre où, faisant appel aux pas*
âoDS politiques de son temps, elle a confondu la limite des
genres et transformé la comédie en pamphlet contre les régi-
ddes sacrifiés à la réaction ^
Nous retrouverons cette animosité, r- mais à un degré plus
eiensable, — dans celle de ses pièces comiques qui peut le
mieax servir de spécimen pour toutes les autres. VHiriiiére
de la Cité* — tel est son titre — offre un tableau à peu près
complet de ee qu'ont dû être les mœurs de Londres sous la
Restauration. Sir Timotby Treatall, le principal personnage, est
un vieux chevalier (knighi) de l'opposition, un noble qui ne
s'est pdnt rallié, — un type ridicule et sacrifié. Son neveu,
Wilding, jeune et franc tory, galant à la mode, spirituel dé-
bauché, enfant gâté de la séduction, est au contraire le héros de
la femme auteur. Elle nous le montre, il est vrai, courant après
rhéritage de son oncle et se permettant, pour se procurer les
actes qui le lui assurent, des tours de passe-passe qui frisent
* Cromwell, Bradshaw et Ireton, enlevés de leurs tombeaux, furent, en
leet, le joar anniversaire de rexécutlon de Charles l*', traioés à Tyburn et
pendus. Le soir, ils furent décrochés et décapités; leurs tôles furent expo*
sées deraot Westmiaster-Hall et les troncs enterrés sous la potence. « Ce
spectacle, dit Lingard, fut pour les Cavaliers un sujet d'enjouement et de plai-
^Dteries. » Pour Vane, Charles commua en décapitation la peine de la
pendaison. Il roulait, sur Téchafaud comme devant ses juges, proclamer bien
haotle bon droit de la révolution, mais le shériff lui arracha ses notes et
fil sonner les trompettes pour couvrir ses dernières paroles. Vane fut exé-
cuté k Town-Hill (le 14 juin iO&î) sur la place même où vingt et un ans plus
lot Stnfford avait péri.
* The Cily heiress, or sir Timothy TreatalL
Digitized by VjOOQIC
56 REVUE BRITANNIQUE.
Tescroquerie de fort près. Il traite les femmes à peu près ayec
autant de bonne foi qu'il traite son vieil oncle, et les trompe
tout aussi impudemment, courtisant à la fois Mrs. Charlotte
(l'Héritière de la Cité) et ladj Galliard, riche veuve de quelque
alderman, ce qui ne Tempéche pas de continuer de très-bons
rapports avec Diana, sa maîtresse entretenue. N'importe : ses
opinions sont saines et ses habits du bon faiseur. Lady Gai-
llard, beauté bourgeoise, ne tiendra point devant un si rude
adversaire. Diana se fera la complice dévouée des trames qui
doivent aboutir au mariage de son « protecteur. » Et, en fin de
compte, — morale excellente, — l'Héritière de la Cité, jeune
fille honnête, que révoltent les vices de son prétendu, n'en
tombera pas moins, victime fascinée, dans les bras de l'heu-
reux monstre. Il le faut pour le plaisir d'un parterre où les
puritains ne vont jamais s'asseoir ^
Sans entrer autrement dans les détails de l'intrigue, qui est,
selon l'usage du temps, très-complexe et très-embrouillée, nous
croyons avoir mis nos lecteurs à même de comprendre quel-
ques scènes de cette étrange pièce, choisie parmi celles qui ca-
ractérisent le mieux et lauteur et son temps, et les opinions
qu'elle caressait, et l'auditoire dont elle briguait l'approbation.
La première nous montre sir Timothy rentrant chez lui pour
y présider un des riches festins qui servent à établir sa popu-
larité.
... Ici, Jervice!... prenez moD épée... Vous ètes-vous enquis^ selon
mes ordres, de cette riche héritière, la fille de Nicholas Geltall ?
Jervice. Ah bien oui! monsieur... Pourquoi s'enquérir?... On ne
parle dans la ville que de son évasion avec un des plus enragés torie.^
que nous ayons.
Sir Timothy. Juste ciel!... il est donc vrai?... C'est mon pestiféré
de neveu... Il la tient donc?... Faut- il que la Providence laisse tomber
tout rôtis de tels oiseaux dans la bouche de ces pervers?... En somme,
Jervice, mon ami, quelle compagnie aurons-nous à ma table?
Jervice. Belle, monsieur..., belle et nombreuse, vu que le Parle-
ment ne tient pas séance.
8iR TiMOTHT. Quels lords seront des nôtres?
* Ou doit faire observer que daus ce temps-là les daines anglaises irailaienl
guère au IhéAtre qu'avec leur masque de velours.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE l' ANGLETERRE. 57
Jektick. En fait de lords^ monsieur^ je n'en vois aucun.
Sn TiMOTHT. Eh quoi! pas un seul?... pas le moindre petit lord?...
C'est du malheur, et le sort m'en veut... Pas de lord!... Mauvais,
très-mauvais présage !... Notre parti fond à vue d'œil .. Quoi, pas un
comte?... pas un duc?... pas un marquis?... non pas même un lord?...
Hum !... il va me rester bien du vin sur les bras, et c'est une honte...
Au moins, Jervice, nous avons abondance de chevaliers * et de gent-
lemen?
Jervicb. Pour des gentlemen, je ne saurais trop qu'en dire, mon-
sieur... Mais il y aura des citizens à brevet de chevaliers, avec mesdames
leurs épouses et mesdemoiselles leurs filles.
Sn TniDTHT. A la bonne heure... Nous aurons ainsi le placement
de nos roast-beefs ; car on ne peut pas contester ceci, Jervice, nos pe-
tits bourgeois de Londres deviennent, en face d'une table bien servie,
d'aussi grands champions qu'il s'en puisse trouver dans toute la chré-
tienté.
Jervice. Et puis, monsieur, nous aurons des curés non conformistes.
Sm TnfOTHT. Bon... ils feront table nette. L appétit du vrai protes-
tant rehausse la chère qu'on offre à ces vénérables elders,
Jravici. Sans compter, monsieur, les juges de paix et les membres
du grand jury.
Sir TmoTinr. C'est assez, Jervice, c'est assez... Tu me rassures com-
plètement.
Wilding a bien enlevé Charlotte, mais il a de bonnes raisons
—on va le voir — pour ne pas la risquer chez son oncle. D'autre
part,cet oncle farouche a mis pour condition à ses bienfaits que
son vaurien de neveu se procurerait per fas aut nefas un ma-
riage avantageux. En conséquence, Wilding imagine de lui
eonduire, sous le nom et à la place de la riche héritière, cette
maltresse à tant par mois, avec laquelle il va rompre, et dont il
peut, sans trop de péril, aventurer la vertu déjà très-com pro-
mise. Il se présente donc chez sir Timothy, pendant que celui-ci
organise les préparatifs de son grand dîner, avec la fausse Char-
lotte, c*est-à-dire Diana, et une personne de bonne volonté,
Betty, qui passe pour l'institutrice de la prétendue miss Gettall.
WiLDniG. Je viens mettre sous votre bonne protection, mon cher
' CheoaUer$ t'entend surtoat ici des bourgeois anoblis et créés baronnets.
Digitized by VjOOQIC
58 REVUE BRITANNIQUE.
oncle^ le plus précieux joyau que Loudres puisse produire... la belle
Mrs. Charlotte Gettall*.
Sir T|hotht. Béuédiction du ciel ! la charmante personne !...Lady^
j'ai beaucoup connu feu monsieur vot|*e honoré père... 'Si je ne me
trompe^ nous avons eu le malheur de le perdre en...
DiANA> embarrassée, à part. S'il va nous entreprendre là-dessus, tout
est gâté... (Hatàt,) Hélas!... monsieur,., ne prononcez pas ce nom... Si
vous persistez [pleurant) y je serai certainement hors d'état de vous ré-
pondre.
W|LDiNG. Pour l'amour de Dieu, mon oncle^ ne lui parlez pas de son
père !... Elle est malade rien (Jue de songer à lui.
Sir Timothy, à part. Tendre petit cœur ! {Haut.) Madame, veuillez ex-
cuser... (A part.) La bonne âme que cela fait! Je me sens m'éprendre
d'elle... J'éprouve déjà je ne sais quelle déjnangeaison qui mfe galope
par toutes les veines.
Betty. Oui, monsieur, voilà tantôt un an qu'il est défunt, le brave
alderman... Et il a laissé à sa ûlle ici présente, ma bonne maîtresse
{versant des larmes), trois bonnes mille gui nées de revenu.
Sir Timothy. Trois mille livres sterling de rente !... (A part.) Oh ! dé-
cidément, je suis très-épris.
BvrtY, continuant. 3ans compter Targent eomptapt, la yaïaselle plate^
les bijoux...
Sir Tmojm, à part. Je ^uis t^nté4# Téppuser sur plac^, {Haut.)
Hélas !... je pleurerais bien aussi, moi... Mais à quoi bon?... M^int^-
nant, neveu, partez, et partez vite !... Il ne faut pas, comprenez bien,
qu'on vous voie de ce côté. (// le pousse vers la porte.)
Wiu)iKo. Vous voyez, monsieur, ce que le ciel fait pour moi. Et que
de fois ne m'avez-vous pas dit : Qu^nd le sort t'aidera, je t^aiderai !
Ces actes, cher oncle, par lesquels vous avez bien voulu me constituer
l'héritier de tout vot^^ bien, vous ma disiez ^us^i que vous me les
remettriez 4ès que je serais en po€^essio^ 4'uue fortune indépendanta
qui me mettrait à paême de me passer de vous,oi^ bjen lorsque JQ vou^
ramènerais une femme richement dotée...
Sir Tihotht. Et je tiendrai n^ parole... Nous avons tout le temps.
(// le renvoie.)
WiLDiNG. Il est bien vrai que j'ai eu des torts, que j'ai fait des for
lies... Mais je renonce à mes dissipations, je vais m'établir au c^între
de cette pieuse Cité, je vais me faire admettre dans la grande associa-
tion... Il ne me manque pour cela, monsieur, que les docu^|e^t$ en
question, et un bon certificat de vie et mœurs par vous délivré.
^ Le misif98s est accordé f tr courtoisie aux fiites 4e knic^U.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE l' ANGLETERRE. 59
Sn TiHOTHT. Tu les auras^ tu les auras^ mon garçon... Mais chaque
cfaoce en son temps... Va ton train^ ne te gène pas, continue comme
par le passé,.. Je te signerai tous les certificats du monde... Mais
Ta-t'en !
WaDmG. Je m'en vais, monsieur... Mais les actes... il me faut les
actes... J'ai dû lui dire, lui jurer, avant qu'elle ne consentît à me sui-
vre, que j'étais votre héritier légal.
Sir TufOTBT. Ouais ^.• Elle t'a jusqu'à ce point acculé?
WiLDi?iG. Je'lui ai dit aussi que vous m'achèteriez un titre noble...
Car rien nVlècbe' vos demoiselles de la Cité comme l'espoir d'une
Sm TwoTHT. Tant mieux, tant mieu^,,. {A part.) Nous avons son af-
faire sous la main.
Tout ti'est pas dans cette veine franchement comique et de
bon aloi.Wilding, par exemple, sous un costume étranger, vient
offirir à soa oncle, de la part des Polonais, la couronne de So-
biesky. La plaisanterie est un peu risquée, et la crédulité de sir
Tifflotby poussée un peu loin. C'est, au reste, il faut le remar-
quer, une épigramme politique» les Polonais passant alors pour
le peuple le plus facti^]^ de la terre, Cependant les intrigues sa
croisent entre deux ou trois couples d'amoureux, dont nous n'a-
vons nommé que les principaui^. Réunis dans une mascarade,
ils s'espionnent, se dérobent, et sont victimes d'une foule de
quiproquo. Charlotte surprend ainsi un rendez-vous donné par
lady Galliard au perfide Wilding. Ce rendez-vous a lieu, cepen-
dant, et dans la chambre môme de la veuve, où elle est, dit la
pièce, en simple peignoir [in undress). Nous entendons alors
professer par Taudacieux Cavalier les doctrines peu métapl^ysi-
ques de Famour à la mode. Les scènes précédentes étaient en
vile prose. Afra Behn a écrit celle-ci en vers blancs. Nous n'en
donnons que des extraits pour mille excellentes raisops qui
seront aisément appréciées :
Ladt Gallurd. Homme insatiable 1 .. . De ce que je vous témoigne
des égards tout particuliers, de ce que je vous écoute avec plaisir, et
^ou8 refuse avec quelque peine..., penchant fatal, et que je déplora. ..,
^ubiesse que je ne me suis encore vue poup personne..., vous voulez
poussera bout vos avantages?... Vous auriez le cœur de me perdre...,
de me compromettre, de me faire mépriser et montrer au doigt ?
^njbWQ. Quel raisonnement captieux et faux ! Consultez les véritables
Digitized by VjOOQIC
60 REVUE BRITANNIQUE.
règles de l'honneur. Est-ce que, d'après elles, la beauté ne doit pas être
la récompense de l'amour, non l'objet de quelque vil marché, sanc-
tionné par l'Église pour quelques pièces d'or qu'on lui jette? Celle-là
est infâme qui, par calcul, admet à ses côtés un affreux manant qu'elle
abhorre. Celle-là, quelque douaire qu'elle obtienne, quelques ser-
ments qui lui soient faits, n'est, après tout, qu'une prostituée payée
plus cher que ses pareilles du ruisseau.
Ladt Galliard. Je ne comprends pas trop cette morale nouvelle.
WiLDiNG. Laisse^Dj^i finir, et vous allez voir. Tout est vertueux
dans les désirs d'un amour partagé. Le ciel, les hommes, peuvent-ils
s'irriter du bonheur que nous nous donnons l'un à l'autre, lorsque,
d'ailleurs, nous ne faisons tort à qui que ce soit? Pourquoi vous re-
paître de vaines chimères et vous laisser aller à des pressentiments
que rien n'autorise?... D'ailleurs, ne sommes-nous pas seulf?... bien
enfermés?... Qui le saura?
Une si belle logique — on la trouvera quelque peu perfec-
tionnée dans les romans de Crébillon fils — ébranle de plus en
plus la résistance de lady Galliard. Ses hésitations deviennent
plus marquées. Chaque refus, on le voit, lui coûte- davantage.
Afra Behn /i/e longuement, et avec un ^gvisio particulier, cette
situation délicate. Arrivons à Tissue du débat, sans passer par
toutes les nuances de cette séduction ex professa.
Ladt Galliard. Vous parlez bien aisément de renoncera moi... Cruel
que vous êtes!... Cette parole vient d'éveiller en moi les plus tristes
pensées. Je les sens tomber, froides et lourdes, sur mon cœur glacé...
Mon âme faiblit à l'idée d'un tel malheur... [Doucement, et se rappro-
chant de Wilding.) Je ne voudrais pourtant pas être mal jugée par vous.
WiLDiNG. Pouvez- vous l'être si vous ne m'en donnez de puissants
motifs?
Ladt Galliard. Quel cœur supporterait la méfiance d'un être aimé ?
(A part,) ou se refuserait toujours à ce qu'il désire? (Haut, et d'un ton
plus doux que jamais,) Donc... vous ne croyez pas que je vous aime?
WiLDDfG. Vos rigueurs me permettent-elles de le croire ?
Ladt Galliard. Quel langage donner aux pensées coupables qui
m'agitent?... Wilding, je ne saurais me faire à l'idée de cette désu-
nion... Je ne puis plus vous cacher ce qui me rend si honteuse vis à-
vis de moi-même... Je crains de ne plus rien avoir à vous refuser...
Wilding. Céleste aveu!... Créature adorable !... Encore, encore, en-
core ces paroles enivrantes! Que je les entende encore, et toujours !...
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE L'ANGLETERRE. 61
Ladt Gallurd. Mais, n'est-ce pas? vous n'aimâtes et n'aimerez ja-
mais Mrs. Charlotte... jamais, entendez-vous?... -jamais?
WiLDi5G. Jamais ! . . . jamais ! . . .
Ladt Galliard. Ne me regardez donc pas ainsi... Détournez les
yeux... Laissez-moi vous dérober ces rougeurs qui, malgré moi... Non,
je ne puis supporter vos regards. {Pendant la fin de cette tirade, elle se
laisse peu à peu aller dans ses bras^.) Songez que je suis à votre dis-
rrétioD..., que vous me perdez à jamais si. .. Mais puisque je ne saurais
TOUS convaincre à moins de ma sincérité..., vous verrez si je vous
&ime... Prenez pitié de ma faiblesse... ne songez qu'à mon amour.
Wuj>i5G. Le ciel m'appartient... Il est tout entier dans mes bras. Je
défie maintenant le sort de m'atteindre... Oui, destin, je te brave, et,
monde vil, je te dis adieu. Laissez-moi me plonger dans la douce
fièvre d'amour^ enivré de désirs et délirant de bonheur...
[Exeunt into the bed-^hamber ; Wilding leading hcr toith lus arms
about her,)
Ne voilà-l-il pas les vers de Pope — ceux que nous citions
naguère — parfaitement éclaircis et peut-être trop justifiés I
Laissons maintenant retomber sur ces deux intéressants per-
sonnages la nue complaisante qui dérobait Jupiter et Junon
auxr^ards indiscrets, et disons simplement, afin de compléter
notre analyse, que Wilding finit par épouser la riche héritière
delà Cité, après s'être réconcilié avec son oncle, auquel il avait
préalablement subtilisé les actes qui lui assurent la succession
de cet amphitryon populaire. Quant à sir Timotby , par suite d'un
malentendu préparé dans la scène qu'on a lue, il devient l'heu-
reux époux de Diana, « i'ex-protégée » de son neveu.
Dans une autre pièce d'Afra, Sir Patient Fancy, on retrouve
par fragments le Malade imaginaire et les Femmes savantes. Sir
Patient (rArgan de Molière) a un fils et une fille, Léandre et
Isabelle. Il a aussi une femme, laquelle a un amant, cela va de
soi. Léandre est amoureux de Lucretia Nowell, dont la mère,
lady Mowell, est un bas-bleu arrivé à maturité, ce qui n'empêche
pas cette savante dame d'être pédamment éprise de ce même
Léandre ; en conséquence, au lieu de lui donner sa fille qu'il
aime, elle l'a fiancée à un ridicule provincial, sirCredulous Easy.
* CeUe iadicalîon scéoique est traduite mol pour mol, comme on s'ima-
gine bien. Elle est d'ailleurs reproduite sur plus d'uo théâtre de Paris.
Digitized by VjOOQIC
62 RETUB BRITANNIQUE.
Le frère de Lucrelia, Lodwick Nowell, n'a pfts manqué, en re-
vanche, de se passionner pour IsabellaFancy. Tout compte fait,
quatre intrigues réglées, au sein desquelles le pseudo-malade
se débat comme il peut, trompé par sa femme, trompé par son
tils, trompé par sa fille, qui tous abusent à Tenvi de sa chimé-
rique infirmité. La rivalité de lady Nowell et de sa fille, toutes
deux énamourées du même jeune homme, n'est pas la moindre
indécence de cette pièce, d'ailleurs assez vivement menée.
Le Town Fop^, or sir Ttmoihy Tawdrey , donne lieu aux
mêmes remarques. Seulement, ici l'extrême licence de la pièce
précédente dégénère en grossièreté. Nous n'en voulons extraire
qu'une sorte de définition du mariage dans le grand monde.
On veut faire épouser Celinda Friendlove au Town Fopt sir Ti-
mothy Tawdrey, tandis qu'elle aimeBellmour, le neveu de lord
Plotwell. La situation donnée, voici une des scènes :
SiR TmoTHT. La chose vaut faite^ mou cher monsieur. Les vieux ont
arrangé Taffaire. Leur entremise convient merveilleusement à ces sortes
de négocialions. Elle nous dispense de mille petits soins amoureux qui
nous ennuieraient à périr.
Friendlove. Je ne sache pas, monsieur, que « les vieux, » comme
vous les appelez, soient si parfaitement tombés d'accord.
Sir Timothy. Voudrlez-vous, monsieur, me convaincre du contraire?
Ne savez-vous donc pas bien que votre père, après s'être assuré de ma
fortune, ainsi que cela est de règle, m'est venu attaquer de ces bonnes
paroles : « Vous êtes, sir Timothy, gentilhomme et baronnet. . . Je cou*
naissais fort monsieur votre père..., il était mon trèfi-honoré voisin...,
nos doraaines'se touchent*.., j'aimerais donc, monsieur, à nous rappro-
cher encore, si la chose était faisable. » Ici, je me suis empressé de lui
couper la parole : « Gomment donc, monsieur, tout Thonneur sera pour
moi, etc., etc.»
Bellmour, à part. Je n'en puis supporter davantage..., un tel homme
épouser Celinda!...
Friendlove, de même. De grâce, laissez-le parler.
Sir Tihothy. Il a repris alors : « Je suis à mon aise. Je n'ai que mon
fils Ned et cette petite Celinda que je compte faire assez riche pour un
homme de votre rang. Nous sommes à peu près convenus du mariage
^ Fop, c'est notre mot de fat pris dans son acception la plus méprisante.
Si Afra Behn écrivait en 1859 et en (français, elle emploierait le mot gandin
pour rendre exactement la même idée.
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LËTtAEB DE L'aNGLETERRE. 6B
arec Totre honorable mère, lady Tawdrey... » Et moi, qui ne suis pas
manchot, et qu'on a suffisamment policé, j'ose le dire, je l'ai payé d'une
égale courtoisie : « Je rends grâces au ciel, lui ai-je dit. .. Je proteste...,
Celindaest digne... Non, ce n'est pas ainsi que j'ai dit... Celinda mé-
rite, oui, certainement, elle mérite un meilleur mari que moi. »
Friikdlove, à part. Et vous disiez plus vrai que vous ne pensiez.
Plus tatd« Bir Titnothy, admis auprès de sft fiancée, rintei"^
roge, article par article, sur ses défauts et qualités. Il le fait
atecun sans-gêûe, iin aplomb merveilleux» ainsi que le lecteur
n pouvoir s'en assurer i
SiR Tmotht. Etes-vous capable d'aimer ?
Ckukba. Comment donc, monsieur?... mais j'aime une fotlle de
choses..., j'aime les bonbons..., j*aime à être entourée de gens qui
m adorent..., j'aime les robes neuves et les pièces nouvelles... Enfin,
comme toute vraie femme, j'aime à ftiire mes quatre volontés.
Sm tiKOTHT. Voilà qui est parler. . ., voilà une éducation bien faite ! . , .
On tirera parti de toi, Celinda. Avec de la patience, belle comme tu
es, nous ferons de toi une femme tout à fait fashionable... Je constate
déjà des manières attrayantes, un minois provocateur, des yeux fripons,
un tour de tète langoureux, bref, tout ce qui peut séduire et tenter.
Celinda. C'est là ce qui vous plairait dans votre femme f
Sir Timotht. Et pourquoi non, palsambleu?... Pour qui donc me
prenez-vous, madame '?... pour un sot?... pour un niais?... ou pour
nn stupide jaloux à l'italienne, dans le genre de votre frère?... Oh !
que non pas... Soyez bien tranquille là-dessus : la femme que j'épou-
serai aura ses coudées libres et francbes... Mais, jolie miss, il faudra,
par exemple, apprendre à bavarder un peu plus.
CtuioiA. C'est que, voyez-vous, l'esprit, les idées me manquent un
peu pour cela.
SirTimothy. L'esprit?... Ah bon!... ah! très-bien!... Tespril?...
Est-ce qu'on demande de l*esprit à une femme qui cause?... Esprit,
idées, ah bien oui!... qui s'en occupe?... Il ftiut parler très-haut et
beaucoup, afin de montrer de belles dents blanches..., sourire fré-
quemment... > et avoir confîance.ii> beaucoup de confiance..., cela suffit
parfaitement... Ce qui est triste à voir, c'est une jolie femme tout de-
bout à l'extrémité d'un salon, épluchant son éventail par contenance,
et n'ayant pas le plus petit mot à dire.,. Celle qui aura l'honneur de
* Mime observation que ci-dessus. Le mot madame s^applique par cour-
toisie m demoiselles de haute naissance.
Digitized by VjOOQIC
64 REVUE BRITANmQUK.
m'apparteuir, je lui donnerai d'autres allures, c'est moi qui vous en
réponds. . .
Les belles dames du temps de Charles II ne se bornaient pas
à mettre en usage les conseils et les exemples galants de leurs
intrépides maris. Elles fêtaient Bacchus aussi volontiers que
l'Amour (l'amour pratique, pour parler comme Steele) : Pepys
leur rend ce témoignage, et montre les plus grandes dames
tenant tête, sous ce rapport, aux célèbres ivrognes du temps,
Killigrew, Rochester et tutti quanti. Afra Behn n'a point né-
gligé ce trait de mœurs contemporaines. Témoin ce passage
de la pièce intitulée : The False Count.
GuiL. Asseyez-vous donc^ mesdames... Isabelle^ quel air mélanco-
lique!... Page, remplissez, pour madame, un verre à bière.
Isabelle. Un verre à bière, grands dieux !
GuiL. Nos vicomtesses ne boivent jamais à moins... Les bourgeoises,
les femmes de citizens, font la petite bouche, et ne touchent au vin que
du bout des lèvres, ce qui ne met guère en honneur l'hôte qui les
régale... Mais une fois rentrées chez elles, et dans le secret du cabinet,
elles n'y vont pas de main morte, allez... Toute femme qui boit seule
vide lestement sa bouteille. La gentlewoman, espèce de demi-lody, ne se
livre que bien juste, et croit du bon ton de laisser quelque chose
au fond de son verre... La femme de race, et dont Téducation est com-
plète, absorbe tout, et rubis sur Tongle, par Jupiter î
Isabelle. Quel dommage d'être instruite si tard..., et d'apprendre
ainsi tout à coup que l'essentiel me manque pour avoir bon air.
GiiiL. Eh !... il faudra se griser incessamment si vous voulez recou-
vrer quelque considération.
On retrouve le même trait de satire, avec quelques-autres
non moins curieux, dans une farce de Mrs. Behn, intitulée : The
Emperor of the moon (l'Empereur de la lune), et qui rappelle
ces féeries extravagantes que les directeurs des théâtres, à Lon-
dres, ont baptisées pantdhiimes. Arlequin arrive de l'empire de la
lune, avec le titre d'ambassadeur, pour demander en mariage,
au nom de l'empereur qu'il représente, la fille du docteur Ba-
liardo. Le docteur, en père bien avisé, veut avoir quelques ren*
seignements sur les us et coutumes du pays où règne son
futur gendre.
Le uocteuh. Vos femmes, là-haut, boivent-elles sec, mon cher mon*
sieur?
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DE LETTRES DE L'ANGLETERRE. 65
AujQiTiH. Plus OU moins j monsieur^ et selon leur rang... La quan-
tité se mesure à la qualité.
Le Docmm Tiens !... juste comme ici... Mais vos hommes de haute
classe, Tos meneurs politiques^ monsieur^ je présume qu'ils sont aussi
sobres qu'instruits et prudents?
ÂiLBQvnc. A vrai dire^ monsieur^ ils ne sont ni Tun ni l'autre... En
lennche ils sont pour la plupart, et cela vaut tout autant, très-
orgueilleux et très-prodigues de promesses. Tout solliciteur qui vient
les flagorner himiblement tire d'eux de bonnes paroles... Il est vrai
que de longtemps, en échange des révérences qu'il leur prodigue, il
n'en tirera autre chose..., à moins pourtant qu'il ne sache choisir le
temps et Foccasion de les intéresser à sa cause par quelques bons pré-
sents de nature solide !... ce qui ne les empêche pas, monsieur, de
oier très-haut contre la corruption.
Ia DocnuR. Tiens^ tiens !... absolument comme chez nous... Main-
tenant, monsieur, veuillez donc me dire comment ces grands person-
nages vivent avec leurs femmes.
AujQtni . De la manière la plus noble, monsieur. Mylord a son car-
rosse, et mylady sa voiture. Mylord a son lit et mylady le sien. Il est
très-râie qu'ils se voient, à moins qu'il ne leur arrive de se rencontrer
en visite, au parc, au Mail, à la promenade, ou à la table de bassette,
et ]à même ils se quittent bienU^t, l'un allant chez sa mattresse, l'autre
se rendant i la comédie.
Li DOCTEUR. La plaisante rencontre !... C'est tout à fait ce que nous
TGvons.
AitEQrnr, continuant. Que si, s^entétantau jeu, mylady a perdu plus
qu'il n'y a dans sa bourse, elle emprunte de quelque bellâtre amou-
reux, lequel, à partir de là, conçoit les plus douces espérances. En ef-
fet, de manière ou d'autre, il est sûr d'être payé, et ce, à la première
occasion.
Lk DocrsuR. Toujours comme chez nous.
ÂUEQucc. Quant aux jeunes cadets qui ont la poche bien garnie, ils
ne s'épargnent vraiment pas, et poussant à bout, le plus vite qu'ils
peuvent, toutes les ressources de leur nature, ils sacrent, courent les
femmes, boivent, et empruntent aussi longtemps que les usuriers de
la Cité veulent bien de leur signature: Ils ne s'arrêtent enfin qu'après
ïToirbien gagné, les uns le titre de sacripant, les autres celui d'escroc,
^t deviennent alors pour leurs amis Un objet de pitié, pour leurs
loaltresses un objet de mépris, puis, au bout de quelque temps, tantôt
d'une f^on, tantôt de l'autre, quittent ce monde éphémère.
Lb mkteur. Juste, juste comme chez nous.
8'StaB.— TOMBI. 5
Digitized by VjOOQIC
66 RETUB BRITANNIQUE.
ARLEorm. Pour ce qui est du Ijourgeois, monsieur, l'hoinmo do cour
le remplace auprès de sa femme... Le marchand, en revanche, soutire
tous les biens du gentilhomme, jusqu'à ce que, riche assez pour ma-
rier noblement sa tille, il restitue de cette façon à la gent aristocrati-
que ce qu'il avait su lui dérober... Il le lui restitue, dis-je,à moins que
la prodigalité galante de la bourgeoise n'ait ruiné monsieur son
époux... Et c'est ainsi que va le monde... à la ronde.
Le docteur. Exactement, exactement comme but notre planète... Les
hommes de talent, monsieur, les hommes de mérite n'auraient-ils pas
che2 vous quelque chance d'avancement ?
Arlequin. Talent, mérite?... Je ne connais pas... Une belle livrée, un
nœud do cravate artistement combiné, voilà de vrais titres. Les grands
n'avancent volontiers que leurs laquais et leurs valets de chambre.
Le docteur. Par ma foi, c'est comme ici.
Au milieu de toutes ces comédies qui nous font vivre parmi
les débauchés de Londres, les femmes qu'ils trompent, les maris
qu'ils déshonorent, les agents de leurs prouesses galantes, les
fournisseuK de leurs folles prodigalités, le lecteur attentif en
distinguera une dont la scène se passe dans ces lointaines ré-
gions où s*était épanouie la jeunesse d'Afra. Un instant, nous
avons cru y trouver quelque délassement d'esprit et de cœur,
quelque retour gracieux vers ce temps de la vie de Tauteur, où
les pompes de la nature exaltaient à la fois et son imagination
mobile et les premiers battements de son cœur ému. Hélas 1 la
désillusion a été prompte. Cette pièce, the Widou) Ranter ^
n'est qu'une satire grossièrement ébauchée et une de ces spé-
culations littéraires que le vrai talent hésitera toujours à se
permettre. Une conspiration contre la domination anglaise, ve-
nant à éclater dans l'Etat de Virginie, — c'est celle qui a pris
le nom de son chef, le colonel Nathaniel Bacon, Bacon s rébel-
lion, — avait vivement préoccupé l'attention publique ; on
s'inquiétait de la mauvaise administration des colonies, qui
prétait ainsi matière à de périlleuses révoltes, — absolument
comme on s'inquiète aujourd'hui des Indian mismanagemenls.
Afra saisit l'occasion de mettre à profit ce qu'elle avait pu ap-
prendre, durant son long s^our à Surinam, des abus qui vi-
ciaient les institutions coloniales. De plus, elle devait trouver
un certain plaisir à médire de ces pionniers anglo-américains,
Digitized by VjOOQIC
LES FEMMES DB LETTRES DE L*ANGLETERRE. 67
presque tous issus de souche puritaine. C'est donc avec une cer-
taine curiosité, mais sous toutes réserves, qu'on peut feuil-
leter cette prétendue étude de mœurs, où on nous étale avec
une exagération évidente les infirmités de la république fu-
ture, alors encore dans les langes de Tautorité métropoli-
taine, mais qui devait, cent ans plus tard, prendre une revan^
che si éclatante. Ce qu'Afra Behn reproche aux ancêtres de
Washington, c'est la prévarication dans l'exercice de Tautorité
et l'amour des titres militaires sans le courage que ce genre de
lanilé doit faire supposer. Peut-être pensera-t-on avec nous
que l'état actuel des tribunaux et de l'armée aux Etats-Unis ne
confirme pas autrement ces censures rétrospectives. Rien n'é-
tablit que les juges soient là plus corruptibles qu'ailleurs, et
on a eu, ce nous semble, assez de preuves que les soldats, voire
les milices nationales, y font assez bien leur métier.
Il ne faudrait pas croire qu'Afra Behn ait pris impunément
toutes les licences que nous avons dû relever. Les critiques que
son théâtre nous a suggérées pâlissent auprès de celles dont ses
contemporains — et ses rivaux plus particulièrement — l'acca-
Mèrent àl'envi. Mais ils n'avaient point affaire à une femmelette
hcilement effarouchée. Elle traita fort lestement les scrupules
pudiques dont s'armaient tout à coup, pour l'en accabler, les
écrivains dont, en somme, elle ne faisait que continuer la
tradition et imiter le dévergondage. Pour un trait qu'ils lui dé-
cochaient elle en eut toujours au moins deux à leur service,
et contre eux , contre eux seulement, il lui est quelquefois
arrivé d avoir raison. Il convenait bien à Rochester, à Etheredge
et à leurs pareils, il convenait bien même à Dryden, de pro-
tester, au nom de la décence, contre les légèretés outrées de
Mrs. Behn. A la vérité, ils revendiquaient pour eux le privilège
exclusivement viril, à ce qu'il parait, de certaines témérités et
de certaines licences ; mais elle n'acceptait point cette dis-
tinction plus subtile qu'équitable, et réclamait hardiment le
Jroit qu'ils entendaient lui dénier de prêcher dans les mêmes
termes qu'eux Fimmoralitédont ils auraient voulu conserverie
monopole. Après elle, la même inconséquence a été relevée en
ce qui la concerne, et on a justement remarqué que Pope, qui
d'un distique sanglant — nous l'avons cité — flétrit sa mémoire,
Digitized by VjOOQIC
68 REVUE BRITANNIQUE.
dédiait en même temps son plus important ouvrage à un écri-
vain comique des moins chastes ; à Congrève, et c'est tout dire.
Les témoignages contemporains sur le caractère privé d'Afra
concordent assez entre eux, sauf les épigrammes, dont il se
faut méfier. Ils nous la représentent tous comme d'humeur
gaie, généreuse, incapable de longues rancunes, obligeante,
spirituelle, causant avec feu, peut-être avec trop d'éclat et de
bruit; une bonne créature, le cœur sur la main, aussi peu
prude que possible, par exemple, et cela dans un temps où on
passait pour prude à fort bon marché. Elle ne décourageait
nullement les assiduités, elle permettait beaucoup d'espérances;
mais on nous assure qu'après s'être amusée des étourdis qui les
avaient conçues, elle savait fort bien, s'ils se rendaient incom-
modes, donner brusquement congé à leur impertinence. Ri-
goureusement parlant, ceci n'est point impossible. Or, la sévé-
rité du temps et du monde où elle vivait n'allait guère au delà,
et n'allait pas toujours si loin.
Afra mourut singulièrement, s'il est vrai, comme l'affirme un
poète du temps *, qu'elle s'épuisa de fatigue à traduire le
sixième livre des Plantes de Cowley, et succomba sans avoir
terminé ce travail. D'autres disent, il est vrai, qu'une mala-
dresse de médecin abrégea sa vie. Le fait est qu'elle était en-
core dans la force de l'âge, lorsque, le 16 avril 168Ô, elle ter-
mina soudainement sa bruyante et brillante carrière. Elle aussi,
comme la duchesse de Newcastle, obtint les honneurs de West-
minster-Abbey. Au-dessous de son nom et de la date de sa
mort, on lit, sur le marbre qui la recouvre, ces deux méchants
vers :
Hère lies a proof that wit can bo
Defence enough against mortalitie ^.
Encore faut-il, pour vérifier la justesse de cet axiome banal,
se rappeler que, si l'auteur d'Oroonoko est à Westminster, on
n'a pas pu y faire admettre l'auteur de Don Juan et de Beppo.
E. D. F. (Relrospective Revieto ; — Jeaffreson's Noveh and NoveUsts,)
* Weslley.
* Ci-gît une preuve que Teiprit peut êlrc une garantie sufOsante d*ini-
iDoitalilé.
Digitized by VjOOQIC
NOTES HISTORIQUES. 69
NOTES HISTORIQUES.
L ANNIVERSAIRE DU 30 JANVIER 1649 EN ANGLETERRE.
Nos lecteurs doivent nous excuser si nous leur rappelons quel-
quefois que la Revue Britannique est un recueil, sinon tout à fait
impartial, au moins assez fidèle au principe éclectique de son
origine pour pouvoir se rendre Técho non^solidaire de quelques
opinions contradictoires. Le directeur laisse toute la liberté pos-
sible non-seulement aux auteurs anglais dont la Revue est Tin-
terprète, mais encore à ses collaborateurs français. Ainsi, quoi-
que ce soit lui qui ait fourni tous les documents de Tarticle
k$ Femmes de lettres en Angleterre ; quoique historien du der-
nier épisode des guerres civiles d'Angleterre, qui ont abouti à
lexpakion définitive de la dynastie des Stuarts ; quoique pro-
fessant pour cette dynastie une sympathie respectueuse ( sans
avoir trahi dans son histoire, il Tespère, les droits supérieurs de
la liberté politique et de la liberté religieuse), il a laissé au
rédacteur dudit article toute latitude pour exprimer une sympa-
thie entièrement contraire. Ce collaborateur ne trouvera pas non
plas extraordinaire que le directeur de la Revue Britannique^
et rhistorien de Charles-Edouard, rappelle, à un point de vue
eiclosivement historique, ou politique, s'il Taime mieux, que,
josqu^à Tannée dernière, VAngleterre libérale et protestante elle-
même, sous le règne de quatre souverains, héritiers de la révo-
lution de 1688, a protesté officiellement contre les principes
républicains et le régicide de 1649 par l'observation religieuse
da fatal anniversaire de ce mois-ci, mois néfaste pour les
Boorbons en France, comme pour les Stuarts en Angleterre.
Aujourd'hui encore les rites de cet anniversaire doivent être
observés à huis clos dans quelque vieux château, ne fût-ce
que dans celui de l'illustre naturaliste Watterton, dont nous
tenons à honneur d'avoir été l'hôte bienvenu. Nous allons très-
simplement reproduire ici quelques notes curieuses que nous
avions, dans le temps, voulu joindre à un récit de l'exécution
Digitized by VjOOQIC
70 REVUE BRITANNIQUE.
de Charles P', où nous hasardions quelques conjectures sur
le bourreau masqué, dont le nom est resté un problème histo-
rique comme celui de Vhomme au masque de fer.
« Prenez garde à la hache ! dit le roi à quelqu'un qui s'en était trop
approché ; prenez garde à la hache, je vous prie. » Puis, parlant au
bourreau, qui était masqué^ il lui dit : « Je no ferai qu'une courte
prière, et après que j'aurai levé les mains » Quand laléte fut tran-
chée et montrée au peuple, on n'entendit que des gémissements, de
tristes murmures et des sanglots. {Mémoires de lord Claretidon, )
En 1735, se réunissait encore à Londres le fameux club régicide
de la Tête de veau*. Entre autres toasts du dîner annuel, on y buvait à
la pieuse mémoire d'Olivier Cromwell! à la glorieuse aniiée 1648 ! et au
BOURREAU MASQUÉ ! Une fois, les membres de ce club, qui banquetait
habituellement dans une taverne de Suffolk-Street, firent un feu de
joie au milieu duquel ils jetèrent une tète de veau entourée d'une
serviette, et adressèrent leurs toasts à la foule attirée devant la porte
du club. La foule applaudit d'abord , mais finit par s'indigner, cassa
les vitres, et il fallut appeler la garde pour Tempôcher d'aller plus
loin. (Hone's every day Book,)
Ce n'est que depuis 1859 que le 30 janvier, jour du martyre de
Charles I?', a cessé d'être un jour de jeûne et d'humiliation pour
toute l'Angleterre. Jusqu'à cette année le calendrier anglican et le li-
vre des prières officielles l'indiquaient également comme le jour du
martyre du roi Charles. Plus d'une fois (et entre autres le 2 mars 1772)
il s'était trouvé au Parlement quelques membres qui faisaient et sou-
tenaient la motion d'abolir cet anniversaire ; mais la majorité avait
toujours repoussé la motion.
William Lilly Tastrologue, dans ses Mémoires, écrits par lui-môme,
après avoir dit que, lorsque le corps de Charles 1" fut ouvert, ses or-
ganes étaient assez sains pour qu'il eût pu vivre jusqu'à la plus ei-
^ Les révolution uaires de 1648 trouvaient une ressemblance frappante
entre la tète du roi Charles l*^ et une tête de veau. Van Dyck ne s*en était
pas aperçu en faisant le portrait dn monarque.
Digitized by VjOOQIC
NOTES HISTORIQUES. 71
tiéme vieillesse^ ajoute : « On a curieusement demandé qui lui tran-
cha la tête : je ne suis pas autorisé à parler de pareilles choses ; je
puis seulement dire ceci : Celui qui le fît est aussi vaillant et résolu
qu'homme qui vive et c'est quelqu'un qui a une fortune assez belle.
Pour moi^ je crois que Charles 1*' ne fut pas le pire, mais le plus in-
fortuné des rois. »
Ailleurs, Lilly raconte encore : a Le second dimanche après la déca-
pitation de Charles !•% Robert Spavin, secrétaire du général Cromwell
en ce temps-là, s'invita à dîner chez moi et m'amena Anthony Pierson
avec quelques autres convives. Pendant tout le dîner, la conversation
n>ula principalement sur la personne qui avait tranché la tête au roi.
L^un disait : C'est le bourreau ordinaire ; un autre : C'est Hugh Peters.
On cita encore d'autres noms, mais sans que la question fût résolue
par aucim des interlocuteurs. Robert Spavin, aussitôt après le dincr,
me prit la main^ et, m'entraînant vers la fenêtre du midi, me dit :
* Ils se trompent tous ; aucun n'a nommé celui qui a fait la chose :
« r'est le colonel Joyce. J'étais dans la chambre lorsqu'il s'équipa en
•* conséquence ; je restai derrière lui pendant l'acte même, et, quand
t ce fut fini, m'en allai avec lui. Cela n'est connu que de mon maître
< Cromwell, du commissaire Streton et de moi. »
D'après une note de sir Walter Scott, une tradition attribuait au
comte de Stairs le rôle du bourreau masqué. Le fait est que le bour-
reau masqué est toujours resté anonyme; les uns accusaient tel per-
•î^mnage qu'ils voulaient rendre odieux au parti royaliste, tandis que,
dans le parti contraire, tel autre personnage se vantait quelquefois
a un acte dont il n'était peut-être que le complice.
La couronne des Stuarts (nous n'osons pas dire celle d'Angleterre)
se trouve avoir aujourd'hui pour héritiers légitimes François V, duc
de Hodène, prince régnant, et qui n'a pas d'enfants, mais dont les
deui sœurs ont épousé, l'une (Thérésa) le comte de Chambord, et
laulre (Maria) don Juan d'Espagne, frère du comte de Montemolin.
Les enfants de M"** la duchesse de Parme ont pour aïeule une des
princesses de la maison de Savoie qui un moment a primé la maison
de Modène, en ce qui concerne la couronne d'Angleterre.
Noos pourrions ajoutera ces divers paragraphes un poëme inédit,
Digitized by VjOOQIC
72 REVUE BRITANNIQUE.
dont nous ne citerons que les derniers vers^ qui donnent une solution
tout à fait jacobite au problème du bourreau masqué :
Hélas I bien sombre aussi trop souvent est l'bistoire : *
Que de spectres de deuil pour un spectre de gloire
Dans son miroir magique affligent le regard I
Que d'innocents martyrs! que de saintes Yîctimes!...
Arrêtez, arrêtez, assassins de Sluart!...
t Frappez! crie une Toix qui sort des noirs abîmes.
— Absent est le bourreau. > Mais du goufTre d'enfer
La même voix répond : c Le bourreau n'est qu'un lâcbe
Qui de ce crime a peur ! Moi-même, Lucifer,
Je serai le bourreau : donnez, donnez la hache ! »
Oui, ce bourreaulmasqué, dont nul ne sut le nom^
omplice de GromweU, oui^ ce fut un démon.
Digitized by VjOOQIC
STATISTIQUE.— 6É08RAPHIL — MŒURS.
QUELQUES NOTES SUR LE MAROC '.
L'expédition des Espagnols contre le Maroc a excité en Angleterre
certaines préoccupations inquiètes et jalouses, dont quelques journaux
et quelques recueils périodiques ont à plaisir exagéré Texpression. La
discussion libre permet heureusement aux Anglais d'entendre toutes
les opinions contradictoires, et nous aimons à constater qu'il s'est
trouvé aussi des recueils qui ont osé envisager la situation réciproque
de l'Espagne et de l'empire marocain à un point de vue plus impartial.
Nous devons signaler entre autres le New-Monthly Magazine de ce mois
qui proclame hautement que, quelles que soient les complications éven-
tuelles de l'invasion du Maroc> « on ne saurait nier que l'existence d'un
pays de fanatiques également hostiles au christianisme et à la civilisa-
tion, un pays de musulmans^ pillards sur terre et pirates sur mer, pou-
Tant exercer impunément leur brigandage à l'entrée de la Méditerra-
née, est une honte et un péril que l'Europe ne doit pas tolérer plus
longtemps. » Le même recueil ne craint pas d'ajouter que si le péril
est moindre pour l'Angleterre, qui peut surveiller ses intérêts du haut
du rocher de Gibraltar, la honte est double pour elle, quand elle s'ex-
pose à être taxée de connivence avec ces ennemis nés de la société euro-
péenne. Le NeW'Monthly Magazùie se fait fort de l'autorité du voyageur
Richardson, dont on publie justement im ouvrage posthume sur le Ma-
roc *, avec une introduction par le capitaine Cave, officier anglais, qui,
dans un ouvrage récent sur l'Algérie, a parlé de la France, et surtout de
notre année française en Afrique, avec une consciencieuse estime, su-
' Travels in Moroeco^ by the late James Richardson, 2 vol. London, 1859.
Le Sew'Mànthly cite aussi Touvrage de M. J. Rey : Souvenirs d*un voyage
ou Maroc.' — L'année^demière, miss Murray a publié à Londres : Un Artiste
ms Maroe^ etc., etc.
Digitized by VjOOQIC
74 REVUE BRITANNIQUE.
périeure à toutes les préventions de la jalousie nationale. Les notions
suivantes sont tirées principalement d'un article du Fraser- Magazine
antérieur à celui du Ncw-Monthly ; n^ais nous avons borné notre extrait
aux documents statistiques^ au risque de modifier ainsi l'article lui-
même dans le sens de celui du New-Monthly qui n'a paru que lorsque
notre traduction était déjà terminée.
Depuis le médecin Lemprière, qui écrivait en 1790, jusqu'à
l'amiral Smylh en 1850 , tous les voyageurs qui ont parcouru
l'empire du Maroc vantent à la fois la beauté de son climat, la
fertilité de son sol et les nombreux éléments de sa richesse na-
turelle. La brise de mer qui règne sur le littoral y rafraîchit
incessamment l'atmosphère, tandis que la haute chaîne de
l'Atlas, courant parallèlement à la côte, arrête les vents brûlants
du désert. Vers le sud, il est vrai, l'action du soleil est dévorante;
mais dans toute cette région méridionale, et particulièrement
dans les environs de la ville de Maroc, les sommets toujours nei-
geux des montagnes tempèrent la chaleur. « Le climat du Maroc
est doux et salubre, » écrit Smyth ; « il est sain et fortifiant, »
ajoute Jackson. Quant à Lemprière, qui, payé d'ingratitude
par l'empereur Sidi-Mohammed , auquel il était venu, de Gi-
braltar, apporter les conseils de la science européenne, et peu
disposé par conséquent à voir le pays d'un œil favorable, il
s'exprime d'une manière identique. Nous ne pouvons mieux
faire que d'emprunter à son livre ^ les passages suivants :
« Sous une latitude si méridionale, le climat est relativement
beaucoup plus doux qu'on ne devrait s'y attendre, et comme le
sol est exempt de ces districts montagneux qui, dans les pays
chauds, engendrent ordinairementles maladies les plusfunestes;
comme les plaines, bien balayées par le vent, sont rafraîchies
par le voisinage des hautes montagnes, une atmosphère vivi-
fiante entretient non-seulement la santé des habitants , mais
favorise le rétablissement des Européens qui, à la suite d'indis-
positions, ont voulu recourir à un changement d'air.
« Dans les provinces septentrionales, le climat est à peu près
celui de l'Espagne avec ses pluies de printemps et d'automne ;
> À Tour through Uie Dominions of ihe emperar of Morocco, by William
Lemprière, D.-M.
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE MAROC. 75
mais ren le sud, où la pluie est moins générale, la chaleur est
exeessire.
• Nous observons néanmoins que dans toute retendue de
Tempire, sauf Tinfluence occasionnelle de certaines périodes
d6 l'année ou de certains vents, Tatmosphère offre un caractère
particulier de douceur et de sérénité qui rend le climat délicieux.
Les villes du littoral jouissent en outre de Tavantage d'être sou-
vent rafraîchies par les brises de mer, etMogador, par exemple,
quoique située sous une latitude très-méridionale, n'est pas
ODe résidence plus chaude que la plupart des villes du midi de
rSarope» parce que durant Tété elle est soumise à un vent con-
tinuel du nord-ouest.
« Quoique fort différent en nature et en qualité, selon les
diverses provinces , le sol du Maroc montre généralement une
extrême fertilité qui, avec Faide d'une bonne culture, le ren-
drait capable de produire les végétaux les plus recherchés de
rOrient et de l'Occident. On doit cependant avouer qu'il est nu
et stérile dans quelques parties du littoral, mais les plaines de
rintérieur sont uniformément composées d'une terre grasse et
noire dont la fécondité dépasse tous les calculs. Les parties
montagneuses pourraient aussi, au prix de quelques soins, être
mises en état de produire la plupart des fruits et des plantes qui
réussissent le mieux parmi les vallons et les collines de nos
contrées méridionales. Je ne vois aucun motif qui, dans les
provinces du sud du Maroc, puisse empêcher la parfaite réussite
du café, du cacao , du piment et du plus grand nombre des
plantes tropicales telles que le sucre, le coton, le riz et l'indigo,
dont la culture, au surplus, a déjà été introduite avec succès
sur quelques points.
« Quoique les cultivateurs se bornent à brûler les mauvaises
herbes en automne et à labourer ensuite le terrain jusqu'à six
pouces de profondeur seulement (car il n'est pas question d'en-
grais), les champs produisent de très-bonne heure et en grande
abondance de l'orge et du froment d'excellente espèce , du blé
de Turquie, des fèves, des pois, du lin , du chanvre et une
grande quantité de légumes succulents auxquels nous devons
ajouter des oranges de qualité supérieure, des citrons, des gre-
nades, des melons 9 des olives, des figues > des raisins, des
Digitized by VjOOQIC .
76 REVUE BRITANNIQUE.
amandes, des dattes, des pêches, des abricots, des pommes, des
poires, des cerises, des prunes; en un mot, tous les fruits qui se
rencontrent dans les provinces du midi de l'Espagne ou du Por-
tugal, indépendamment de ceux qui sont propres au sol afri-
cain. A ces productions déjà si nombreuses, il faut ajouter une
grande variété de plantes propres aux plus utiles usages dans
les sciences et dans les arts, sans compter bien d'autres sans
doute qu'on n'a pu jusqu'ici observer ou employer. Comme
aucun encouragement n'est jamais donné aux eflforts indus-
trieux, les produits du sol marocain sont loin, pour la plupart,
d'avoir atteint le degré de perfection et d'utilité dont ils sont
susceptibles. Si l'agriculture et le commerce étaient convenable-
ment stimulés, ou plutôt, si le souverain pouvait se persuader
qu'en laissant ses sujets s'enrichir, son trésor s'accroîtrait pro-
portionnellement, cet empire si heureusement placé et si riche
de la fertilité de son sol parviendrait à la plus haute importance
commerciale et politique. »
Le règne animal au Maroc n'est pas moins remarquable que
le règne végétal. Les moutons et les bœufs offrent les plus belles
espèces, et les mules sont estimées supérieures à celles d'Es-
pagne y comme plus dociles et plus capables de supporter la
fatigue. Quant aux fameux chevaux barbes des anciens Maures,
ils ont dégénéré par suite de la tyrannie du gouvernement.
L'empereur ou ses officiers s'emparant de tous les animaux dis-
tingués par leurs formes, les cultivateurs ne se soucient plus
d'en élever. On rencontre le chameau comme bête de somme
dans les provinces méridionales (car au Maroc les véhicules à
roues sont parfaitement inconnus], et Ton assure que, vers les
limites du Sahara, se trouve aussi le méhari, ce célèbre cha-
meau de course dont la vitesse est fabuleuse. Les rivières,
particulièrement dans le voisinage de la mer, sont remplies de
poisson...
Après avoir ainsi énuméré les dons que la nature s'est plu à
répandre sur le Maroc, ajoutons, pour être exact, que les bois
utiles y manquent complètement, ce qu'on attribue aux incen-
dies réitérés des forêts durant les guerres successives qui ont
désolé le pays; et disons enfin que le passage des sauterelles y
amène périodiquement la famine et la peste. En 1800, à la suite
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE MAROC. 77
de ce double fléau, le pays demeura presque entièrement dé-
peuplé.
L amiral Smytb estime que la superficie d u Maroc est égale à celle
defEspagne. La limite extrême de l'empire au nord estCeuta,
sitoé par 35® 51 ' de latitude, tandis que le cap Noun, sous la la-
titude de 28® 33', est à la fois le point le plus méridional et le
plus occidental. A Test, la frontière est marquée par une ligne
lirée depuis Tembouchure de la rivière Muluwi ou Moulayab,
daus la Méditerranée, jusqu'à la chaîne de FAtlas, au delà de
laquelle une autre ligne très-irrégulière , qui se plie selon les
sinuosités du désert, rejoint le cap Noun. En résumé» la véri-
table division géographique est celle qui partage le Maroc en
provinces en deçà et au delà de TAtlas; mais, comme dans pres-
que tous les Etats fondés sur les ruines de l'empire romain, ce
sont les anciens commandements militaires qui, transformés
en royaumes par la révolte ou par la conquête, ont déterminé la
division politique actuelle en quatre sections : du nord, du
centre, du midi et de l'est.
l^ SECTION DU NORD.
Ce$t la plus importante. Elle formait l'ancien royaume de
Fez. Ses rivages, baignés par la Méditerranée et par l'Atianti-
qne, offrent les meilleures rades de l'empire ; celles de Tetouan,
de Tanger, d'ElHaratch, et enfin de Salé, qui, susceptibles
de devenir de bonnes stations pour des bâtiments à vapeur,
ne peuvent cependant acquérir jamais les qualités de ports
parfaitement sûrs. La limite méridionale de cette section
est marquée par la rivière Merbeya, laquelle tombe dans
TAtlantique à Azamore. Les deux villes principales à l'intérieur
sont d abord Fez, qui, ancienne capitale d'un royaume, fut cé-
lèbre jadis par ses écoles, et Méquinez, cité renommée encore
aujourd'hui par la beauté de son site, par l'hospitalité de ses
habitants et par la grflce de ses femmes. « La nature , écrit
Jackson, semble avoir particulièrement favorisé les femmes de
Méquinez, car elles sont belles sans exception^ et à un teint dé-
licat, à des yeux pleins d'expression, à une magnifique cheve-
lure noire, elles unissent une douceur de manières qui se ren-
contre rarement même chez les nations les plus polies de
Digitized by VjOOQIC
78 REVUE BRITANNIQUE.
TEurope. » Les cinq forteresses espagnoles de Ceuta, deMellilla,
d'Alhueemas, de Penon de Vêlez et des îles Zafarines, appar-
tiennent géographiquement à Tancien royaume de Fez. Enfin
les tribus inhospitalières du Riff, dont la conduite a donné lieu
à la guerre actuelle de FEspagne contre le Maroc, habitent les
montagnes voisines des cinq forteresses.
2® SECTION DU CENTRE.
Bornée au nord par la rivière Merbeya, cette seconde section
du Maroc se termine, du côté de Touest, à Tocéan Atlantique,
et vers Test au sommet de T Atlas; tandis qu'au sud elle a pour
limite un contre-fort qui, se détachant de la chaîne principale,
vient aboutir à TOcéan. Quelques géographes décorent du nom
d'Atlas occidental ce chaÎBon secondaire. Quoique moins con-
sidérable que l'ancien royaume de Fez, la province centrale tire
une grande importance de sa situation et de sa richesse natu-
relle. Elle renferme la ville de Maroc, capitale de l'empire; le
port de Mogador, principal entrepôt du commerce européen ,
et enfin la rade d'El Waladia, dont on pourrait faire un des
plus beaux ports du monde entier.
3® SECTION DU SUD.
Cette section se compose exclusivement d.e la province de
Suse ou Sous, subdivisée en deux districts, Sous-al-Adna et
Sous-al-Aska. Ses limites sont l'Atlas occidental au nord, l'At-
lantique à l'ouest, la rivière Akassa au sud. Un contre-fort du
Hachar ou Atlas méridional sépare cette province de celle
de Draha, laquelle, bien qu'appartenant géographiquement
au territoire de Tafilet, est pourtant réunie politiquement au
royaume de Sous.
La baie d'Agadir, qui est à la fois le plus vaste et le meilleur
port de l'empire, est comprise dans la province de Sous. Cette
dernière, si l'on s'en rapporte au témoignage de Jackson, pro-
duit peu de grains, mais elle est la plus riche en fruits de toute
espèce. Les olives, les amandes, les dattes, les oranges y
abondent particulièrement. On vante aussi le raisin d'Edantenan
comme doué d'une saveur exquise : les juifs, toutefois, qui, au
Maroc, sont les seuls vignerons, ne peuvent en tirer de bon
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE MAROC. 79
TÎn. L*indîgo crott à Tétat sauvage dans les terrains bas, et la
coaleur qu'il donne est du plus beau bleu. La province de Sous
tout entière reconnaît la souveraineté de Tempereur du Maroc;
mais quand ce monarque est faible, ou bien lorsqu'il se trouve
engagé dans quelque guerre , les tribus nomades , ressaisis-
sant aussitôt leur indépendance, refusent à la fois Tobéissance
et le tribut.
4® SECTION DE l'est.
Située au delà de l'Atlas, comme la province de Draha, dont
elle n'est séparée que par une rivière, cette dernière subdivision
do Maroc formait autrefois le royaume de Tafilet. La route que
suivent les caravanes pour aller de Fez à Timbouctou traverse
la ville de Tafilet, après avoir franchi l'un des défilés de l'Atlas :
mais à part cette circonstance, il existe peu de rapports entre les
provinces du littoral et les territoires à moitié déserts de Tafilet
oa de Draha. Ceux-ci sont des espèces d'oasis dans lesquelles
les cours d'eau qui descendent de l'Atlas forment de petits
lacs ou se perdent au milieu du sable On y trouve des plan-
tations de blé de Turquie, de riz, d'indigo, et parfois des champs
d'orge ou de froment. La richesse principale du pays, cependant,
consiste dans la production des dattes. L'eau s'y rencontre en
assez grande abondance ; mais le plus souvent elle est saumfttre,
et le plus considérable dés ruisseaux qui arrosent Tafilet est
salé. La chaleur y est brûlante comme dans le désert, parce que
lèvent du sud y souffle sans obstacle. La dépendance du pays
de Tafilet, à l'égard du Maroc, est séculaire, car c'est de cette
Tille qu'est sorti le chérif ou descendant de Mahomet qui a
conquis les provinces maritimes et fondé l'empire actuel. La
postérité de ce conquérant occupe encore le trône aujourd'hui.
Les obstacles naturels que la structure topographique du
laroc opposerait à une invasion tentée au nord ou à l'ouest de
TAtlas seraient pour l'assaillant plus gênants qu'insurmon-*
tables, à moins qu'ils ne trouvassent l'appui d'une armée nom-
breuse et disciplinée. La Moulayah, qui, comme nous l'avons
déjà remarqué, sépare l'Algérie du Maroc, est, dit-on, impossible
i franchir depuis le milieu de décembre jusqu'à la fin de janvier,
et d'vn passage fort difficile pendant le reste de l'année , tandis
Digitized by VjOOQIC
80 ^ REVUE BRITANNIQUE.
que les pentes du petit Atlas et la nature montagneuse du terrain,
jusqu'à Tanger, offrent de nombreuses lignes de défense. Ces
difficultés, toutefois, aussi bien que Taudace et l'activité des
tribus du Riff, ne résisteraient pas k la science militaire, à la
bravoure et à la persévérance d'une armée française, quoiqu'elles
pussent arrêter des troupes espagnoles ; et quand même une
résistance sérieuse serait possible sur la frontière de terre, la
longue ligne des côtes fournirait à l'ennemi plus d'un point de
débarquement. Il faudrait donc que les Maures fussent maîtres
de la mer, ce qui est hors de question. La possession de Ceuta
procure à l'Espagne un facile et constant accès dans l'intérieur
du Maroc, et, dès que son armée sera parvenue à dépasser les
hauteurs qui environnent Tanger, elle aura surmonte les prin-
cipaux obstacles. Des torrents grossis par les pluies de l'hiver,
des plaines inondées, des pentes escarpées pourraient ralentir
la marche des troupes, mais non l'arrêter jusqu'à ce qu'elles
aient atteint l'extrémité méridionale de l'Atlas et le désert du
Sahara; à moins toutefois que la lenteur et le défaut de science
militaire qui caractérisent les Espagnols ne viennent compro-
mettre le succès de l'entreprise.... En somme, les seules diffi-
cultés véritables sont les vents violents qui jettent les navires à
la côte et les épidémies qui déciment les soldats. C'est ainsi
qu'en 1541 les tempêtes ont fait échouer l'expédition de Charles-
Quint, et qu'il y a quelques semaines nous avons vu le choléra
priver du cinquième de son effectif un corps d'armée français
dirigé contre Ouchdah.
L'histoire du Maroc ne consiste qu'en guerres continuelles
entre les petits Etats qui se formèrent à la suite de la décom-
position du grand empire sarrasin : elle est donc pour nous
sans aucun intérêt sérieux. Ce fut en 1052 seulement, c'est-à-
dire quelques années avant la conquête de l'Angleterre par les
Normands, que le chérif de Tafilet conquit et fonda l'empire
actuel. Sans insister sur les relations qui durent exister au
seizième siècle entre le Maroc et les établissements portugais
du littoral de TAtlantique, disons que trois questions seulement
méritent l'attention de l'historien : 1® l'état de la science et
celui de l'industrie à Fez au temps de la splendeur de cette ville ;
2® l'épisode des redoutables corsaires de Salé ; 3^ le despotisme
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE HÀROG. 81
des empereurs. — De ces trois sujets, nous n'examinerons que
le dernier.
L'autorité sans limite des souverains du Maroc a exercé sur
le caractère des princes, autant que sur le bonheur de leurs
sujets, des influences déplorables. Les nombreux monarques
qai se sont succédé ont différé par le caractère et par les talents ;
mais chez tous on remarque à la fois le caprice et la cruauté.
Tel est partout le résultat inévitable du despotisme, quand
même la nature semble avoir heureusement doué le despote ;
quand même elle a placé en lui le germe de plus d'une vertu.
L'empereur Sidi-Mohammed, par exemple, qui est mort âgé de
quatre-vingt-un ans, en 1790, semble n'avoir eu naturellement
dautre vice que son avarice, sans aucun penchant inné pour
la cruauté; et cependant il altéra d'une manière désastreuse la
richesse publique en même temps qu'il exerça une horrible
tyrannie envers les individus. Son apparente libéralité dans les
eocooragements qu'il accordait au commerce étranger n'avait
nullement pour but la prospérité de ses sujets, mais l'accrois-
sement de sa propre richesse. Son avidité b\ son humeur capri-
cieuse lui faisaient même bien souvent manquer son but.
Variant sans cesse les taxes de sa douane, il les élevait parfois
jusqu'à un tel point que les navires étrangers repartaient sans
aToir pu prendre aucun chargement. Tantôt il semblait vouloir
eucourager l'importation et tantôt l'empêcher. Un jour, se fai-
sant marchand lui-même, il acheta toutes les denrées qui se
trouvaient dans ses ports; puis, le lendemain, il les céda aux
juifs, qu'il força de lui en payer cinq fois la valeur. Il était in-
cessamment entouré de courtisans qui, pour s'avancer dans sa
faveur, s'appliquaient à lui dénoncer tous ceux de ses sujets qui
étaient riches. Il trouvait aussitôt un prétexte de jeter en prison
ceux qu'il voulait dépouiller, et, s'ils ne cédaient pas aussitôt à
ses exigences, il les faisait charger de chaînes et les soumettait
i un traitement si cruel que les malheureux finissaient toujours
par livrer ce qu'ils possédaient. En forçant ses gouverneurs et
ses autres officiers à rendre gorge, l'empereur n'eût fait que
suivre la pratique générale des princes de l'Orient; mais il était
tellement épris de ce système, qu'il l'appliquait à ses propres fils,
n parait d'ailleurs avoir possédé plus d'empire sur ses passions
8* sÊaiE. — tovE I. 6
Digitized by VjOOQIC
82 REVUE BRITANNIQUE.
qu'il n'est ordinaire chez les despotes, et avoir montré pareille-
ment plus d'égards pour le décorum extérieur. Lorsqu'à ses au-
diences il sentait l'impatience ou la colàte ptèsde le dominer, il
faisait immédiatement retirer l'assistance» afin de ne pas s'ex-
poser à une scène inconvenante ; et comme sa résolution sur ce
point était bien connue, les salles du palais étaient évacuées en
un clin d'œil. Cette réserve ne l'empêchait pas de devenir cruel
lorsqu'il était offensé. Un malheureux juif, qui avait eu l'ina-
prudence d'écrire quelque chose de peu flatteur pour Tempereur,
fut coupé vivant en quatre quartiers ; puis ses tristes restes,
dépecés en morceaux, furent livrés en pâture aux chiens. Lem-
prière, qui vécut quelque temps à la cour de Sidi-Mohammed,
rapporte aussi l'anecdote suivante :
« Un Maure, d'un rang distingué et d'une richesse considé-
rable, donnait une fête à l'occasion du mariage d'un de ses fils.
L'empereur, qui se trouvait non loin de là, voulut juger par
ses propres yeux du degré d'opulence de son sujet. Il se déguisa
sous des vêtements très-simples et pénétra dans la salle du fes-
tin, au moment où la gaieté et peut-être la licence étaient arri-
vées au plus haut point. Voyant un inconnu d'assez mauvaise
apparence s'introduire brusquement chez lui, le maître du logis
lui ordonna de sortir ; et, sur le refus de l'étranger, il le frappa
et le jeta violemment à la porte. Un peu de temps se passa sans
que le Maure entendit parler de l'incident, et il lavait probable-
ment oubUé, lorsqu'un jour, à sa grande surprise, il reçut l'or-
dre de se rendre immédiatement à Maroc. Introduit devant
l'empereur, on lui rappela la conduite qu'il avait tenue envers
l'étranger qui avait pénétré dans sa maison, et on le força de
reconnaître l'exactitude des faits allégués. « Eh bien! dit alors
« Sidi Mohammed, cet inconnu, que tu as traité si outrageu-
« sèment, sache que c'était moi ! Et pour te montrer que je n'ai
« rien oublié, j'ordonne qu'on te coupe à l'instant la main et le
« pied qui m'ont offensé ! » J'ai rencontré dans les rues, privée
de ses deux membres, cette infortunée victime de la tyrannie
orientale. »
Muley-Yazid, (ils et successeur de Sidi*Mohammed, lui devint
suspect et encourut sa persécution. Une armée, envoyée contre
lui, ayant hésité à attaquer le sanctuaire où il s'était réfugié.
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES HOTES SUR LE MAROC. S3
son père Iili-même se mit à la tête de nouvelles troupes pour
l'aller saisir ; mais la mort arrêta Fempereur en chemin. Muley-
Tazid, par son caractère et par sa conduite, avait su se conci-
lier la confiance publique jusqu'à un tel point que, malgré le
récent courroux de son père, malgré les prétentions assez légi-
times d'an de ses frères qu'appuyait une armée, il monta sur le
trône sans rencontrer la moindre résistance et sans avoir à ver-
ser une seule goutte de sang, fait bien rare au Maroc. Il était
brave, résolu, intelligent et habile. Il montrait de la magnani-
mité et un grand mépris de la richesse, qualités fort exception-
nelles chez un prince d'Orient. Son seul vice parait avoir été un
penchant irrésistible pour les liqueurs fortes, penchant qu'il
tenait peut-être de sa mère. Irlandaise de nation, et qu'il avait
réussi à cacher ou à contenir aussi longtemps que son père avait
técn, mais qu'il cessa de combattre lorsqu'il se vit lemattré. En
moins de deux ans il était devenu un monstre de cruauté, et le
peuple qui lui avait donné la couronne excita l'un de ses frères,
nommé Haley-Has^m, à se révolter contre lui. Ce prétendant,
an lieu de se nlettre lui-même à la tête de l'armée qu'il avait
réunie, en confia le commandement à un mauvais général qui
se laissa vaincre par l'empereur, dont le courage s'était réveillé
en présence du danger. Dans la bataille acharnée qui se livra,
luIey-Tazid, en payant bravement de sa personne, reçut plu-
sieurs blessures qui, après quelques jours, le conduisirent au
tombeau.
• Durant le peu de temps qui lui restait à vivre, écrit Lem- .
prière, l'empereur fut exclusivement occupée punir tous ceux
qui s'étaient déclarés en faveur de son frère. Deux ou trois mille
habitants de la ville de Maroc, sans distinction d'âge ou de sexe,
furent égorgés de sang- froid par ses ordres. Il en fit clouer
quelques-uns tout vivants aux mutailles des maisons , et, avec
ses éperons, il arracha lui-même les yeux de plusieurs autres.
Enfin, dans ses derniers moments, il rendit un édit ordonnant
que soixante habitants de Mogador, parmi lesquels se trouvaient
les principaux négociants européens, seraient décapités^ pour
ks punir de l'assistance qu'il les accusait d'avoir fournie à son
ennemi. Heureusement pour ces nouvelles victimes, l'empereur
mourut avant que son décret fût expédié. »
Digitized by VjOOQIC
84 RETUE BRITANNIQUE.
Le gouvernement du Maroc est Tautocratie la plus absolue
qui ait existé depuis le temps des califes, et elle repose sur le
même fait, Tunion du double pouvoir civil et religieux du pro-
phète entre les mains d'un de ses descendants. Le despotisme
du Grand Seigneur, à Cpnstantinople, peut être modéré par le
divan ou contenu par le corps des ulémas qui représente la reli-
gion. Parfois même un ministre ou un vizir peut exercer une
certaine influence sur les passions de son maître. En Turquie,
enfin, comme dans la plus grande partie du monde musulman,
le Coran est souvent opposé avec efficacité aux excès de la tyran-
nie du monarque; mais aucun de ces contre-poids n'existe au
Maroc. Entouré de subalternes, l'empereur n'a ni divan, ni con-
seil, ni ministres. Il ne trouve devant lui ni corporation reli-
gieuse, ni supérieur ecclésiastique. Représentant du prophète,
il est le chef à la fois de TEglise et de TEtat ; et, à ce titre, il
revendique la supériorité sur tous les souverains de l'univers. Il
se décore du titre de Protecteur de la foi et de Sultan des sul-
tans, afin do fortifier encore dans l'esprit de ses sujets le près*
tige qui entoure le trône. Les princes les plus habiles ont employé
tous les moyens propres à frapper la crédulité ignorante, et ils
se sont fait passer pour des docteurs de la foi ou pour des saints.
Le Coran, lui-même, si puissant ailleurs, est sans force au Ma-
roc, parce que naturellement le représentant du prophète en
peut altérer ou modifier les préceptes toutes les fois qu'il le juge
convenable. Contre r^mïrStdna, c'est-à-dire contre le décret de
yolre Seigneur, il n'est aucun appel; de telle sorte qu'en théo-
rie on peut dire qu'il n'existe pas d'autres lois que la volonté de
l'empereur. Dans la pratique, cependant, le cadi juge selon le
Coran, et l'empereur, sans doute, ne réforme les jugements que
lorsque son intérêt personnel se trouve engagé. Le seul frein
capable de modérer les effets d'un principe aussi excessif est le
droit de révolte du peuple en faveur d'un autre membre de la
famille impériale, tous étant également descendus de Maho-
met. Or, ce droit est fréquemment exercé.
Un pareil régime est la négation de toute institution gouver-
nementale : les populations cependant s'y soumettent par la
force de l'habitude . Des bâchas ou gouverneurs de province sont
les délégués principaux de l'autorité centrale. Ils exercent dans
Digitized by VjOOQIC
QUELQUCS NOTES SUR LE MAROC. 85
leois circonscriptions respectives les mêmes pouvoirs que Vem-
perear ; si ce n'est qu'ils ne peuvent prononcer les condamna-
tions capitales, lesquelles sont réservées exclusivement au sou-
verain. Ils lèvent des contributions , imposent des amendes,
dépouiUent ou persécutent qui leur déplatt. Sauf le caprice du
despote, qui parfois appelle à ces hautes fonctions des aventu-
riers devenus des favoris, elles sont en général remplies par des
personnages qu'entoure la considération publique, et souvent
même par des fils de l'empereur. Un commun destin les attend
tous. Lorsqu'ils se sont enrichis par les extorsions et le pillage,
Tempereor les dépouille à son tour.
Immédiatement au-dessous des bâchas sont deux fonction-
naires, qui difiërent par le nom beaucoup plus que par les attri-
butions : l'alkalde et le scheick. L'alkalde, dont les Maures ont
laissé le titre en Espagne, est le chef d'une ville ou d'une cir-
conscription territoriale ; le scheick est celui d'un campement ou
d'une tribu. A part les circonstances qui distinguent les popu-
lations sédentaires des nomades, l'alkalde et le scheick ont les
mêmes devoirs à rempUr. Ils lèvent l'impôt, maintiennent
Tordre et punissent les crimes ou délits. Ils unissent en leurs
mains le pouvoir civil et miUtaire, avec cette seule différence
que la connaissance des procès entre les personnes appartient
aa eadi, chez les populations sédentaires. Toujours revêtu du
caractère sacerdotal, le cadi prend le Coran pour base de sa
jorisprudence et, sauf les usurpations des alkaldes, il est indé-
pendant dans ses arrêts. On peut toujours, il est vrai, appeler
devant l'empereur d'un jugement du cadi ; mais l'éloignement,
la dépense, la difficulté de trouver des présents assez beaux
ponr être offerts au sultan des sultans, rendent ces appels fort
raies. Quand un homme d'ailleurs a reçu la bastonnade par
Tordre du cadi, l'empereur peut difficilement réparer le dom-
mage.
La justice marocaine a inspiré aux voyageurs européens des
appréciations qui diffèrent étrangement. Lemprière, par exem-
ple, se rappelant sans doute le défaut de sécurité qu'offraient
en son temps les rues de Londres, parle avec enthousiasme
de l'excellente police du Maroc. Jackson, probablement par le
même motif, se déclare aussi satisfait de la promptitude, de
Digitized by VjOOQIC
86 REVUE BRITANNIQUl.
l'efflcaoîto» et enfin du bon marché des jugements du cadi, et
il exprime une satisfaction semblable à Tégard des décisions de
l'empereur sur les appels portés devant son tribunal. H. Durrieu»
la plus récente autorité à consulter sur le Maroc, ne trace pas
un tableau aussi riant ; mais les moyens d'obtenir une expé-
rience égale à celle de ses devanciers lui ont manqué, et il sem*
ble n'avoir écrit que pour provoquer, que pour justifier une
guerre contre le Maroc. Haj, qui appartient com^ne M. Durrieu
h notre génération et qui a mieux vu, prétend que la peine de
mort est prononcée bien plus rarement aujourd'hui, quoique
les supplices soient toujours horribles. Selon lui, la douceur de
nos mœurs paraîtrait désormais exercer son influence jusque
clans la cour du Maroc. Ce qui semble, cependant, prouver com-
bien la vraie justice est rare dans ce pays, c'est l'ardent amour
que les habitants professent pour elle. Cette passion, commune
au3( diverses contrées de l'Orient, aime à se parer de fictions ro-
mapesques; et, pour se satisfaire, elle altère souvent la vérité.
Ainsi, l'anecdote de l'empereur Sidi-Mohammed, battu et chassé
de la salle d'un festin par un de ses sujets, a été transformée
chez les classes populaires en un conte, semblable à ceux où
l'on voit le calife Aaroun-El-Raschid se déguiser pour découvrir
et chfttier la violation de la loi sacrée de l'hospitalité.
Redoutable autrefois, la marine du Maroc était bien déchue
il y a vingt ans, quand le voyageur Hay écrivait les lignes sui-
vantes :
« Après avoir traversé pendant trois milles une plaine sa-
blonneuse et stérile, nous descendîmes vers la rivière où sta-
tionnait l'escadre de l'empereur, consistant en une corvette,
deux bricks et un schooner, achetés à la marine marchande
de^ chrétiens, et en quelques bateaux canonniers. Tous ces
bâtiments, me dirent les marins, étaient hors d'état de prendre
la mer. Les ancres, les voiles et les cordages étaient dispersés
sans abri sur le rivage. Tel était le seul et triste reste de ces
vaisseaux qui, montés par les pirates de Salé, faisaient trembler
jadis tout le commerce de la chrétienté. »
Les forces militaires du Maroc semblent se partager entre
deux éléments fort distincts : l'armée régulière de l'empereur et
les milices des provinces. La première, recrutée à peu près
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE BIAROC. S?
eielosirement parmi des nègres amenés de la Guinée, parait de-i
▼mr soo origine à Muley-Ismaël. Elle s'élevait autrefois, dit-on,
jusqu'à cent mille hommes; mais au temps de Lemprière, eUe
était réduite à trente-six mille, dont les deux tiers à cheval. Un
journal militaire français Testime aujourd'hui à dix mille cava-
liers et à pareil nombre de fantassins. Ces troupes sont com^
mandées par quatre bâchas ou généraux, et par des alkaldes
de trois classes différentes, dont la dernière correspond à peu
près au grade de nos lieutenants.
Quant à la milice, les détails nous manquent. En théorie,
siDs doute, tout homme capable de porter les armes est appelé
sous les drapeaux ; et dans la pratique, surtoqt si la guerre est
nationale, tout homme valide doit en effet être soldat. Les gou-*
femeurs des provinces, les alkaldes et les scheicks doivent
commander les contingents fournis par les groupes sédentaires
et nomades. Quant à la force numérique de cette levée en
masse, on ne peut Tévaluer que proportionnellement à la po*
pulation : or, les divers auteurs sont bien loin de s'accorder sur
le chiffre de celle-ci. Tandis que Jackson l'estime à près de
quinze millions d'âmes, Chémls la fait descendre jusqu'à six
miQions. Disons, d'ailleurs, que l'habitude constamment prati-*
qnée par les Arabes de placer leur campement dans les lieux
les plus reculés, afin de se soustraire aux charges de l'hospitalité
envers les voyageurs, a dû souvent faire paraître le Maroc moins
peuplé qu'il ne l'est en réalité.
Quelle que soit au surplus la densité de sa population, un
pays renferme toujours assez d'hommes pour défendre son ter-
ritoire, quand ces hommes ont des armes et la volonté de s'en
serrir. La question se réduit à savoir si, dans l'état actuel, les
milices du Maroc sont capables de résister à la discipline et aux
armes perfectionnées des troupes européennes. Il est au moins
permis de douter de l'affirmative. L'habitant du Maroc est gé-
oéralement un excellent cavalier, habile à combattre selon
I usage de son pays, et capable de supporter la faim, la soif ou
la fatigue. Il est ardent, sinon brave, et, quand le terrain le
farorise, c'est un excellent soldat irrégulier : quant à la disci-
pline, elle lui manque entièrement. Selon Lemprière, qui devait
posséder quelques notions militaires, « les soldats de l'empe-
Digitized by VjOOQIC
88 REYUE BRITANNIQUE.
reur sont propres seulement à escarmoucher ou à harceler Ten-
nemi ; mais s'il s'agissait de résister à une attaque régulière,
ils seraient promptement mis en déroute, faute de discipline. >
Or, depuis que ces lignes ont été écrites, Tannée du Maroc' a
rétrogradé plutôt qu'ayancé, tandis que les troupes européennes
ont fait de merveilleux progrès, surtout pendant les dix der-
nières années. Mais qui sait? comme disent les Espagnols ;
des montagnes escarpées, des rivières débordées, la pénurie des
subsistances qu'il faut apporter du dehors, le féroce et indomp-
table fanatisme du peuple enflammé par une haine religieuse
et nationale, et parndessus tout une maladie épidémique telle
que le choléra, pourraient protéger les Maures, quoiqu'on dise
que la Providence est toujours du côté des gros bataillons.
Les relations de l'empire du Maroc, durant les premiers siècles
de son existence, furent celles d'une troupe de forbans en
guerre avec toutes les nations chrétiennes. Plus tard, lorsque,
délivrée de l'anarchie féodale, l'Europe devint à la fois plus
riche et plus commerçante, quelques Etats crurent que, pour
garantir leur pavillon des attaques des pirates du Maroc, il con-
venait de payer un tribut à cet empire plutôt que de le com-
battre. Cette honteuse faiblesse fut si générale et si durable,
malgré les protestations qu'elle souleva plus d'une fois, qu'il y
a vingt ans seulement deux nations du Mord, célèbres jadis par
leurs exploits maritimes, continuaient à se soumettre au tribut,
et qu'elles le payent peut-être encore aujourd'hui.
Jusqu'à ce que les Français fussent amenés par la conquête
d'Alger à envahir le territoire et à bombarder les ports du Maroc,
les relations de celui-ci avec la France avaient été rares et peu
importantes. Depuis bien des années, il n'avait de communica-
tion permanente et commerciale qu'avec TAngleterre et l'Es-
pagne. A l'égard de cette dernière, surtout depuis soixante ans,
l'attitude du gouvernement marocain a été si hautaine, si arro-
gante, qu'on se demande comment le cabinet de Madrid, tout
dégradé qu'il fût, a pu supporter patiemment de pareils procé-
dés. Il l'a fait cependant, et, chaque fois que le caprice de l'em-
pereur africain fermait ses ports aux navires espagnols, on a
eu recours à des présents pour l'apaiser. Quant à l'Angleterre,
elle a su se faire respecter, et, sans cesser d'entretenir avec le
Digitized by VjOOQIÇ
QUELQUES NOTES SUR LE MAROC. 89
■aioc des rapports de protection et d'amitié, elle a pris soin
pourtant de ne pas tellement s'engager, qu'elle fût obligée
d'interreDir actiTement en sa faveur quand il est attaqué.
Tandis que les invasions successives qui , du nord et du
midi, sont venues fondre sur la péninsule ibérique ont laissé
en Espagne et en Portugal deui peuples parfaitement homo-
gènes, parfaitement compactes, la séparation des races continue
de subsister au Maroc, dont les habitants se partagent en quatre
groupes bien distincts : les Berbères, les Shilluhs ou Shiilahs,
les Maures et les Arabes.
Les Berbères habitent l'Atlas depuis les bords de la Méditer-
ranée jusqu'à la latitude de la ville de Maroc. Ils forment une
population robuste, active et guerrière, qui demeure sous la
tente et qui s'adonne aux travaux de l'agriculture. Elle élève
anssi des abeilles dont elle vend le miel et la cire. Les tribus du
Riff toutefois vivent de leurs troupeaux et autant qu'elles le
peuvent de leur piraterie. Les Berbères parlent une langue qu'on
dit être un dialecte de l'ancien carthaginois. Ils passent pour être
aborigènes ; mais s'il est vrai qu'on rencontre parmi eux des
physionomies toutes romaines, on en doit conclure que leur
race est mélangée. Jackson, dans ses tableaux de la popula*
tion du Maroc, estime le nombre des habitants de la montagne
i environ trois millions, ce qui est une exagération évidente,
même en comprenant dans ce chiffre les Shiilahs qui peuplent
lereste de l'Atlas.
Les Shiilahs se rencontrent dans les montagnes situées à l'est
et an sud de la ville de Maroc. Leur manière de vivre ressemble
à celle des Berbères, si ce n'est qu'au lieu de tentes ils occu-
pent des maisons et forment des villages. Quelques auteurs les
classent parmi les Berbères et soutiennent qu'ils sont de la
même race. Jackson, cependant, s'appuyant sur la différence
du langage et du costume, rejette énergiquement cette opinion.
De même que les Berbères, au surplus, les Shiilahs se montrent
fort peu soumis à l'autorité de l'empereur, surtout lorsqu'il
s'agit de satisfaire à des réquisitions ; mais dans le cas d'une
guerre contre les infidèles, il est impossible de prévoir quelle
serait leur conduite.
Les Maures ont une origine fort contestée. Quelques géogra-
Digitized by VjOOQIC
90 REVUE BRITANNIQUE.
phes Toylent qu'ils soient de purs Arabes fixés dans la ville ;
d'autres les considèrent comme un mélange des peuples divers
qui ont successivement habité la côte barbaresque et envahi
TEspagne. Quoi quHl en soit, la vie sédentaire qu'ils mènent
depuis des siècles les a soumis au contact de la civilisation, au-
quel ont échappé les nomades. De nombreux mariages ont aussi
mêlé leur sang avec celui des étrangers. C'est la seule partie de
la population musulmane qui soit adonnée à l'industrie et an
commerce.
Les Arabes habitent surtout la province de Tafilet. Quoiqu'ils
se livrent parfois aux travaux agricoles, ils pratiquent presque
toujours l'existence nomade, vivant dans des douars ou eampe*
ments, et changeant de lieu aussitôt que les pâturages ne four*
nissent plus une. alimentation suffisante à leurs troupeaux.
Cette facilité de locomotion opposeriait un obstacle sérieux A
une armée d'invasion qui se trouverait sans vivres dans un pays
dépourvu de villes et de villages. La cavalerie arabe du Maroc
jouissait autrefois d'une réputaticoi supérieure à la cavalerie
turque; mais, de même que toutes les autres troupes de Vem-
pire, elle est indisciplinée.
Outre les étrangers et les renégats, deux autres races se r^*
OQQtrent fort nombreuses au Maroc : ce sont les juifs et les
pègres. Les premiers ne sont pas absolument persécutés à raison
de leur religion, mais seulement méprisés, injuriés et parfois
spoliés. Leur habileté supérieure, cependant, les rend bien
souvent nécessaires aux gouvernants, et l'un d'eux, nommé
Jacob Attal, fut un des plus chers favoris de l'empereur Sidi-
Mohammed. Après la mort de ce prince, il fut cruellement
égorgé par l'ordre de son successeur, Muley-Yazid.
Très-nombreux au Maroc, les nègres sont incessamment re^
crûtes par la continuelle importation des esclaves tirés du Sou-
dan. Aucun préjugé de couleur n'étant admis par les musul-
mans, les noirs sont généralement traités avec huinanité. On
les considère comme des serviteurs plutôt que comme des es-^
claves, et très-fréquemment on les affranchit. C'est probablement
de la présence des négresses dans les harems du riche comme
dans les cabanes du pauvre que provient la différence physique
qu'paobser^ mire le Maure sédentaire et l'Arabe neeîade.
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE BIAROC 11
Riea de plus difficile que de porter un jugement certain sur
le caractère d'un peuple; aussi tous les myageuis diffèrent-ils
dans Fopioion qu'ils expriment à Tégard des qualités ou des
ïices de Thabitant du Maroc. Les uns le représentent comme
honnête, bienveillant, hospitalier et digne; les autres, comme
fanatique, perfide et cruel; servile quand il craint, et insolent
qaaod il croit pouvoir Tétre impunément. Peut-être ces diffé-
reoces n'existent-elles qu'entre les individus, ou bien entre le
moment du calme et celui de la passion .
Tous les Orientaux, sans doute, sont plus ou moins
féroces et licencieux, soit par des causes naturelles, soit par
Teffet de Tatroce tyrannie qui pèse sur eux ; mais rappelons-pousi
que le temps n'est pas encore bien éloigné où la torture pour
les accusés et le bûcher pour les hérétiques étaient d*un usage
presque général en Europe.
On a souvent représenté le système d'impôt du Maroc comme
parement arbitraire. C'est au moins une inexactitude. Au Maroc,
sans doute, comme dans le reste de TOrient, comme dans TEu-
rope du moyen âge, le sujet ou le justiciable est soumis à des
doos volontaires qui, en réalité, sont obligatoires ; mais la pluç
grande partie des contributions publiques provient de sources
régulières.
Oo compte sept impôts permanents et bien distincts :
!• l'impôt levé sur la terre en conséquence du principe,
partout adopté en Orient, que le souverain est propriétaire du
sol entier du pays. Ceux qui exploitent les champs ou qui jouis-
sent des pâturages doivent à TeiApereiiT, à titre de re^te plutôt
que de contribution, la dîme de leurs récoltes et le cinquan-
tième du produit annuel de leurs bestiaux de toute espèce..
Cette rente se paye en argent ou en natqre, à la volonté du con-
tribuable.
2^ l*impât sur le poisson, lequel est ordin^Mr^naent afferpié
sa prix du cinquième du produit présumé de la pêche ; maist il
est impossible de dire ce que les fermiei^s impériaux exigent
du contribuable. On sait seulement que cette exigence est fort
pesante pour les sujets de l'empereur.
3' Les droits d'importation ou d'exportation, qui varient se-
Digitized by VjOOQIC
92 REVUE BRITANNIQUE.
Ion les circonstances, comme dans les Etats européens, et sur-
tout selon le caprice du souverain régnant.
4® L'impôt des successions, l'empereur ayant droit à l'héri-
tage de tous ceux qui meurent sans héritier. Dans les années de
famine ou de peste, comme en 1800, c'est là une source con-
sidérable de revenus pour le trésor impérial.
5* L'impôt personnel levé sur les juifs, d'après les ressources
présumées de chacun d'eux. On l'estime, en moyenne, au
dixième du revenu annuel du contribuable.
6® Le droit d'entrée et de sortie prélevé aux portes des villes,
assez analogue à l'octroi de France, quoique moins minu*-
tieux.
1^ Les amendes auxquelles sont condamnés les individus
coupables de certains délits, ou bien les tribus qui n'ont pas su
réprimer ces mômes délits sur leur territoire.
Les diverses taxes que nous venons d'énumérer peuvent être
impolitiques ; elles peuvent aussi être perçues d'une manière
arbitraire et vexatoire; mais, encore une fois, elles sont régu-
lières en théorie, tandis qu'il en est tout autrement des présents
dont nous avons parlé et dont on ne peut mesurer ni le nombre
ni la valeur. Tout homme qui se présente au tribunal de l'em-
pereur doit être porteur d'un cadeau. Les courtisans imitent
l'exemple du maître ; et dans les provinces, il n'est pas de fonc-
tionnaires, depuis le gouverneur jusqu'au dernier employé, qui
ne s'attribue le droit d'exiger des présents pour tout acte de ses
fonctions. Il est aisé d'imaginer tout ce qu'un pareil système
entraîne d'abus... Il parait, cependant, que l'arbitraire s'adoucit
avec l'usage, puisque Jackson lui-même approuvela coutume des
présents et la déclare bonne dans la pratique. « Les ministres
et les autres fonctionnaires, écrit-il, ne dissimulent aucunement
leurs exigences. Ils vous disent sur-le-champ ce que vous avez
à leur payer pour obtenir tel privilège ou telle faveur; procédé
qui a du moins ce bon effet, qu'au lieu d'être trompé par de
fausses espérances, vous avez une base certaine pour règle de
votre conduite, et généralement votre affaire est expédiée à votre
satisfaction. »
Il est bien difficile d'évaluer avec quelque approximation cer-
Digitized by VjOOQIC
QUELQUES NOTES SUR LE HÀROC. 93
(aine le leyena de l*empire du Maroc ; le Moniteur de V Armée
française le fixe comme il suit :
Recettes 2,600,000 piastres.
Dépenses 900,000
'Excédant 1,500,000
La piastre étant estimée à 5 francs par le journal français,
ce serait une somme nette de 7,500,000 francs qui, chaque
année, irait s'enfouir dans le trésor de lempereur, que l'on croit
au surplus être merveilleusement riche, puisque certains voya-
geurs le font monter jusqu'à 1 1 millions sterling (27 5 millions de
francs). L'espoir d'obtenir une part dans le monceau d'or peut
aîoir contribué à exciter l'opiniâtreté belliqueuse des Espagnols
dans leur querelle actuelle avec le Maroc.
Le commerce d'exportation du Maroc consiste principalement
en niatières premières, telles que des grains, des fruits et des
gommes, ou bien en bétail vivant transporté surtout à Gibraltar
el parfois dans les ports voisins d'Espagne et de Portugal. Le
cair connu depuis si longtemps sous le nom de maroquin est un
produit manufacturier, puisque avant d'être vendu il faut qu'il ait
été tanné et teint en couleur. On dit qu'il existe aussi dans l'inté-
rieur de l'empire des mines de métaux précieux; mais ce fait a
besoin d'être confirmé. Sous un meilleur gouvernement quisui-
Trait des règles fixes pour l'établissement des droits de douane,
qui garantirait au producteur les fruits de son travail, et qui en-
couragerait l'industrie, il est certain que les relations commer-
ciales du Maroc se développeraient dans une proportion énorme.
Les Maures exploitent encore quelques branches de fabrication,
faibles restes d'une industrie jadis florissante. Ils produisent
pour l'Europe des tapis nloins beaux mais moins chers que
les tapis de Turquie, de belles nattes faites avec la feuille du
palmier sauvage, et enfin quelques tissus de soie.
Ils envoient dans les Etats barbaresques des manteaux nom-
més hatks et ces célèbres bonnets connus sous le nom de fez,
P^rceque c'est dans cette ville qu'on les confectionne. La même
cité de Fez fabrique aussi de la poterie, des pantoufles et du ma-
^nin. Celui-ci se prépare surtout à Tafilet. Les Arabes noma-
des tissent avec le poil de leurs chameaux une forte étofl^e noire,
Digitized by VjOOQIC
94 REVUE BRITANNIQUE.
imperméable à la pluie, pour en faire des tentes. Quant à la
mesure monétaire de l'ensemble de ce commerce, il est très -
difficile de la fixer avec quelque certitude, faute de tout docu-
ment statistique. Durrieu dit que le commerce maritime du Maroc
peut être estimé à 2 millions sterling, c'est-à-dire à 50. millions
de francs, dont les deux tiers se composent de marchandises
expédiées en Angleterre par la voie de Gibraltar, tandis que le
reste se partage entre les autres pays de l'Europe et les régences
de Tunis ou de Tripoli.
Dans le compte rendu, pour 1852, des eit)ortations 4* Angle-
terre, nous lisons :
Gibraltar 5 1 0,889 livres sterling.
Maroc Iib,i26
Ensemble ^. 62i,015
Ce total, comme on le voit, est loin de s'accorder avec la va-
leur assignée par Durrieu aui exportations du Maroc, même en
supposant que ce dernier pays absorbe tout ce qui arrive d'An-
gleterre à Gibraltar. Or, la supposition est inadmissible, en pré-
sence des continuelles accusations élevées par les Espagnols
contre l'invasion des marchandises anglaises introduites en
contrebande sur leur sol par Fa voie de Gibraltar.
Tous les auteurs qui ont écrit sur le Maroc s'accordent à dé-
clarer qu'il est en décadence et penche vers sa ruine. Nous devons
avouer qu*en présence de l'esprit de secte qui prévaut dans tout
cet empire, on ne peut guère y espérer une renaissance poli-
tique. Le despotisme illimité qu'y exerce le souverain, et les
différences de races qui partagent les sujets, sont deux obstacles
presque insurmontables opposés à toutes les améliorations. La
seule chance de salut serait la vepue d'un grand homme qui
monterait au trône avec le pouvoir et la volonté de développer
les richesses naturelles du pays en réformant les vieux abus...
Mais combien un pareil prince est improbable au Maroc I
{Fraser Magazine; New Monihly Magazine j etc., etc.)
Digitized by VjOOQIC
V0YA8E8 nnORESQUCSv- MŒURS. — BEAUX-ARTS.
NUREMBERG'.
Est-il possible <|ue deà touristes Voyageant slit le cdhtinént,
la carte d'Europe à la main, ne passent point par Nuremberg?
M. Whitling, touriste anglo-saxon, s'en étonne, et il & raisotl.
Cette yille est placée au centre même des contrées qu'eîplo-
rent les voyageurs, et se trouve traversée par les routes qui
vont de Londres à Vienne, de Venise à Hambourg et de Ber-
lin à Milan : elle est sur le versant des fleuves de l'Europe
centrale ; à quelques lieues de ses murs coulent les cours
d*eaa qui Vont grossir TElbe et le Danube, et ses ponts sont
jetés sur une rivière tributaire du Rhin. Cette position pro-
curait de grands avantages à Nuremberg dans les temps où
le commerce extérieur était à peine connu, et où les rapports
entre les peuples s'établissaient plutôt pat terre que par mer.
Cétait un lieu de halte pour les caravanes : c'était le marché
où rOrient et l'Occident, le Nord et le Sud, les races slaves
et les races celtiques, les Danois et les Italiens, se rencon-
traient, échangeaient leurs denrées et laissaient leur argent.
Pendant des siècles, cette situation rendit Nuremberg l'arbitre
de tout le trafic de TEurope. Ses marchands eurent une puis-
sance de princes ; aucune autre capitale ne commandait mieux,
par la force même des choses, le monopole du commerce, et
son enceinte crénelée était le foyer de l'industrie du monde
* Nuremberg et courses à travers les collines et les vallées de la Fran-
come, ptr H.-J. Whitling. Londres, 1 vol. in-i2, chez Richard Bentley.—
yoffoge pUloresque en Allemagne (partie septentrionale), par Xavier Mar-
mier. i toI. gr. in-S.
Digitized by VjOOQIC
96 REVUE BlUTANinQUE.
civilisé. Le jour où Yasco de Gama découvrit la nouvelle route
des Indes fut un jour malheureux pour Nuremberg ; ce jour-là,
les ports de mer détrônèrent cette cité, réduite à n*étre plus que
le théAtre d'un commerce de détail au lieu de Timmense marché
international dont elle avait réglé les lois. Ce trafic local même
a encore diminué depuis rétablissement des voies ferrées, et les
bourgeois de Nuremberg se plaignent amèrement des chemins
de fer qui font passer le commerce devant eux et près d'eux,
mais qui ne le leur amènent pas. Leur vénérable ville, à laquelle
venaient aboutir les grandes routes de l'Europe , n'est plus
qu'une station où les locomotives de Bavière s'arrêtent pour
faire de l'eau ; la prophétie d'Ezéchiel sur la chute de Tyr s'est
accomplie pour eux : « Leurs murailles se sont ébranlées au
roulement des chariots, les marchandises ont été emportées
comme un butin, et les richesses ont disparu ! •
La perte de tant d'avantages matériels n'a pu toutefois enlever
à Nuremberg la beauté de sa position. Sans ressembler aux villes
pittoresques de l'Italie et du Tyrol, cette ville a une grAce particu-
lière qui n'appartient qu'à elle. On a quelque peine à découvrir
distinctement que les collines sur lesquelles elle est bâtie soient
précisément au nombre de douze ; mais ce nombre sacré des pa-
triarches et des apôtres semble fait exprès pour une ville qui n'a
pas d'histoire païenne et a été construite par des chrétiens et
des juifs. Au premier coup d*œil, on proclame Nuremberg la ville
romantique par excellence : c'est là son caractère distinctif à l'ex-
térieur, et elle le conserve dans ses rues. Il y a, dit-on, à Rome
autant d'églises que de jours au calendrier : à Nuremberg, le
nombre exact des tours qui défendent les remparts est de trois
cent soixante-cinq. Quelques-unes de ces tours sont tellement
masquées par les murailles , qu'il faut les chercher pour les
apercevoir, et c'est probablement par cette raison que M. Whit-
ling n'en compte que cent dix encore debout ^ Quoi qu'il en
soit, cette enceinte offre l'aspect d'une gigantesque forteresse,
* Pendant noire séjour à Nuremberg, nous n'avons eu ni le temps ni U
palience de vériOer si les irois cenl soixante-cinq tours, célèbres dans la tra*
dilion populnire, onlêléaulhentiquement comptées, mais nous pouvons af*
firmer que les remparts de Nuremberg ont plus de tours que les ftmeox
i^roparls d* Avignon. (Note du Traducteur.)
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 97
et présente une ressemblance frappante avec la Jérusalem mo-
derne. Les stations de la Voie douloureuse établie par le pieux
Martin Ketsel, au retour de son pèlerinage en terre sainte, con-
Tiendraient menreiUeusementausiteduCalTaire, et sa maison à
Taogle nord-est des murs de la ville rappelle, par son nom {PUa-
tus-Haus, la maison de Pilate) , Fédifice où fut jugé le Sauveur des
hommes. Si on ne voit pas dans les remparts de Nuremberg des
blocs de pierre aussi énormes que ceux qui se remarquent dans
les constructions de Salomon et d'Hérode, ces remparts et leurs
tours ont un cachet d'élégance qui n'est pas celui que les Sar-
rasins avaient imprimé à la cité de David. Le fossé qu'on franchit
sur un pont-levis est large et profond : on passe ensuite sous
une arche voûtée, et la Spitiler-Thor (porte Spittler), flanquée
d'encoignures bizarres, pourrait passer pour une restauration de
la tour d'Hippicus et de la porte de Jaffa. La circonférence to-
tale de ?(uremberg est de près de sept kilomètres, et par consé-
quent plus vaste que celle de Jérusalem. Ses environs ne sont
pas stériles et désolés comme la montagne de Sion. Les forêts j
ont été défrichées pour faire place à l'agriculture, et quelques
villages allemands au pied de vieux chftteaux animent le paysage
en lui prêtant un air de bonheur. On voit là des jardins qui
méritent mieux leur nom que le Jardin du roi dans la vallée de
Josaphat. Le cimetière de Saint-Jean, où l'histoire de plusieurs
siècles est écrite sur trois mille monuments funèbres, présente
une scène moins affreuse que les sépultures de Gihon avec leurs
tombeaux écroulés. Nuremberg est une vieille ville survivante
sa gloire et à sa prospérité, mais qui n'est ni sombre, ni défigu-
rée. On dirait que c'est un séjour où le commerce a cessé, mais
où les capitaux ont été réalisés et où l'on goûte un tranquille
bien-être. Tout y semble ancien et vénérable, sans laisser voir
aucnn signe de décrépitude. Ses maisons ne sont pas noires
de fumée et de poussière comme celles de la ville vieille d'Edim-
bourg; elles ne sont pas déjetées et chancelantes comme celles
d'Amsterdam. Des pignons, des tourelles, de curieuses moulu-
res, portent l'inévitable trace des effets du temps; mais le bon
état des portails, la fraîcheur des peintures, la solidité des con-
stmcUons, attestent la résistance heureusement faite à cet en-
nemi. Les maisons se tiennent groupées par masses imposantes,
^* SÉAIE. — TOME L 7
Digitized by VjOOQIC
98 REVUE BRITANNIQUE.
sans être semées confusément, comme dans les vieilles villes de
Franco, et sans perdre leur originalité dans de longues lignes
uniformes comme dans les villes d'Angleterre : chacune d'elles
a sa physionomie, sa forme et ses décorations particulières.
Quelques-unes des rues sont asset étroites pour plaire au fa-
natisme de Tantiquaire le plus exigeant à cet égard, d'autres
sont assez larges pour qu'on puisse y faire jouer l'artillerie et se
prêter ainsi aux idées que les Français du nouvel empire se font
de la beauté d'une ville : dans leur ensemble^ elles présentent
assez de détours pour offrir les mêmes plaisirs qu'un labyrinthe
et faire éprouver les charmes de l'imprévu; on peut s'y perdre
un quart d'heure ou une demi-heure, puis tout à coup on dé-
bouche sur quelque vaste place où s'élève Une haute église, on
marque ses points de repère et on retrouve son chemin . Ce ne sont
point ici des ruines sur lesquelles on vienne méditer en se plon-«
géant dans de longues rêveries ; le voyageur peut se croire réel-
lement transporté dans une nouvelle ville du moyen âge, et voit
de ses yeux un spectacle qu'il ne connaissait que par les récits
des chroniqueurs. Aussi M. Marmier appelle-t-il Nuremberg un
Herculanum gothique conservé sous la lave du temps. M. Mar-
mier décrit ce musée de maisons originales avec un mouvement
de style qui prête une âme architecturale à toutes leurs formes
bizarres : « Dans cette cité, qui fut remarquable entre toutes
celles d'Allemagne par son esprit d'ordre , on dirait que les
maisons (très-propres d'ailleurs, ce qui est un des caractères
de l'ordre, M. X. Marmier en convient), on dirait que les mai-
sons protestent contre ces habitudes d'ordre et de régula-
rité. Ces charmantes maisons, elle n'ont pas voulu se soumettre
à une loi d^lignement, ni à une forme de structure symétrique.
Il en est qui s'avancent fièrement dans la rue, comme si elles
étaient poussées en avant par une ambitieuse pensée ; il en
est qui se retirent humblement à l'écart, comme pour mieux se
recueillir dans le silence de leur vie journalière ; il en est qui
étalent orgueilleusement aux regards des passants en ligne
droite leur large façade ; d'autres qui ne veulent se montrer
que de trois quarts ; d'autres qui tournent impertinemment le
dos à leurs voisines. Presque toutes sont très-élevées et surmon-
tées d'un haut pignon ; mais presque toutes ont des décorations
Digitized by VjOOQIC
IVUKEMBKKa. 99
différentes : celles-ci de petites fenêtres arrondies, coupées par
des colonnettes ; celles-là des fenêtres à ogives comme des cha-
pelles gothiques. Quelques-unes portent à leurs sommités des
tourelles d une légèreté et d'une grftce exquises. D'autres ont
suspendu à leurs flancs ces élégants appendices de salons, ces
riantes cellules qu'on appelle des chôrlein. C'est là que la bonne
mère de famille aime à s'asseoir avec sa tapisserie; c'est là
aussi que les fiancés aiment à se retirer pour se murmurer l'un
àTaatre leurs doux aveux. Un grand nombre de ces maisons
ont aussi un balcon de fer ouvragé ou en pierre dentelée : la
plupart sont ornées de statuettes de vierges ou d'apôtres, d'in-
scriptions morales ou religieuses. Partout enfin apparaît là une
poétique conception, une attrayante fantaisie ou un austère
sentiment, et la pierre et le ciseau du sculpteur ont été em-
ployés à traduire ces fantaisies et ces sentiments. «
Les maisons ne vivent-elles pas dans ce tableau ?
La rivière qui sépare Nuremberg en deux parties à peu près
égales se borne à un rôle d'utilité sans grandeur : elle ajoute
cependant au type pittoresque de Nuremberg, et elle a ses lé-
gendes d'inondations qui ont donné lieu à des scènes de péril et
de terreur, de dévouement et d'héroïsme ; mais la Peignitz n'a
pas comme la Seine une triste célébrité pour les suicides, et ses
rives ne se parent pas d'un aussi lugubre édifice que la Morgue.
La m à Nuremberg est assez douce pour qu'on ne s'empresse
pas de la quitter avant l'heure. Au dire des habitants, c^est chez
eux qu'on remarque les plus nombreux exemples de longévité
en Earope. Le choléra tourne autour de Nuremberg et n'y entre
pas. Les maladies de poitrine ne se développent pas dans un air
si pur, et la ville aux douze collines a, en Allemagne, la même
réputation qu'en Amérique Northampton dans l'Etat de Massa-
chusetts, que Montpellier dans le midi de la France, et que
Bath en Angleterre. Les influences morales se réunissent dans
cette contrée aux influences favorables du climat sur la santé,
et les médecins de Nuremberg se plaignent d'avoir trop de loisirs .
Quoique la Peignitz divise Nuremberg en deux quartiers ri*
nui, elle n*est point un obstacle à leurs rapports et un pré-
teite d'hostilités entre eux. Des ponts nombreux forment les
tfiits d*union de ces deux quartiers, et les lies de la rivière
Digitized by VjOOQIC
100 REVUE BRITANNIQUE.
sont une espèce de territoire neutre. Quand on s'arrête sur le
plus grand et le plus central des ponts, le Rialto de Nuremberg
(copie assez exacte du Rialto de Venise), on voit, non-seule-
ment au style des bâtiments environnants, mais aux débris
mêmes qui flottent à la surface des eaux et en troublent la
transparence, la trace des anciennes industries et de la richesse
actuelle de Nuremberg. Ce sont des manufactures, c'est le génie
de rinvention, et non des hauts faits militaires, qui ont été l'o-
rigine de son illustration et de ses succès. Le catalogue de ses
diverses corporations de métiers serait trop long, et l'on ne
saurait trop à laquelle assigner le premier rang. C'est l'ancêtre
d'une des familles nurembergeoises qui établit le premier
moulin à papier d'Allemagne sur les bords de la Peignitz, cin-
quante ans avant que Faust et Guttemberg eussent organisé
leur art nouveau. Une autre famille tire sa généalogie d'Erasme*
Ebner, qui perfectionna la profession de Tubalcaïn et sut pro-
duire un cuivre plus pur que celui des monnaies romaines.
Si Nuremberg ne peut s'enorgueillir d'avoir inventé les cartes
à jouer, cette ville a du moins amélioré leur fabrication et four-
nit aux joueurs germaniques un article moins défectueux qu'à
l'époque où l'empereur Rodolphe sanctionnait ce divertissement
ruineux. Le préjugé en faveur des draps de Nuremberg existe
en Allemagne depuis quatre siècles. Il s'est fait des fortunes
considérables dans les manufactures de crayons de mine de
plomb. Il est peu ou point de branche de commerce qui n'ait
été exploitée avec succès dans cette ville. Là récente découverte
d'un sonnet de Gaspar Visconti a enlevé à Pierre Hele, de Nu-
remberg, l'honneur d'être l'inventeur des montres pour le
donner à un jeune Florentin, Lorenzo deVulparia; mais la
renommée des petites montres ovales, dites œufs de Nuremberg,
n'a pas été éclipsée, même par les ingénieux mécanismes des
horlogers de Genève. On ne croit plus à l'existence réelle de
Rudolph, inventeur du tilde laiton en 1360, mais il nest pas
moins certain que les artisans de Nuremberg ont fait faire de
grands progrès à cette utile fabrication. Nulle part, la terre cuite
ne prend des formes plus gracieuses et un fini plus parfait que
dans les vases et les poteries de Nuremberg.
Les prétentions des Nurembergeois en fait d'arts et d'inven-
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 101
tioDs sont telles, qu'il faut en rabattre beaucoup ; mais il leur
reste assez de faits authentiques en ce genre pour leur assurer
une juste prééminence. Les ornements seuls de leurs églises
suffiraient pour prouver que Nuremberg est quelque chose de
mieux qu'une boutique de jouets , titre qu'on lui accorde dé-
daigneusement aujourd'hui ^ Les vitraux de l'église Saint-Lau-
leot, peints il y a quatre cents ans, sont remarquables par la
fraîcheur de leur coloris et la finesse de leurs pénombres ; les
écussons armoriés des donateurs y brillent d'un éclat qui n'a
point pAli. L'art de peindre et de travailler le verre a été poussé
très-loin à Nuremberg, et, à l'époque où il semblait perdu, c'est
DD bourgeois de cette ville, Frank, qui a su lui rendre une vie
nouvelle. On continue à fixer sur une surface transparente l'i-
mage des saints et des prophètes et à imiter l'œuvre des anciens
maîtres. L'azur de Nuremberg est aussi célèbre que la pourpre
deTyr.
De curieuses sculptures en bois et en pierre attestent tou-
jours le talent des artistes de Nuremberg. Les protestants du
pays ont assez peu de respect pour saint Sébald et croient peu à
* Od aurait tort de parler avec trop de dédain des jouets de Nuremberg :
c'est uo petit commerce, mais il se fait sur une ^ande échelle. Les villes
eo miniature, les troupeaux de bois, les arches deNoé avec leurs collections
de bipèdes et de quadrupèdes, Gham, Sem et Japhet^ et leurs épouses, se
rêpaadent d'un boni du monde à Pautre; les vaisseaux de Hambourg en
chargent des caisses entières pour les deux Amériques; tous le& enfants de
France et d'Angleterre en font leurs délices en même temps que les mar-
chands en font leur profit. Ces jouets circulent à Stockholm et a Archangel.
i'en ai vu en Turquie dans les rues de Péra, comme dans les vieux maga-
Mos de la rue Saint-Denis à Paris, et j*en ai trouvé à Cran el à Gonstantinople
entre les mains d'enfants arabes. Les juifs les sèment dans tous les pays où
ils traGquent^ et en quel lieu de la terre ne trafiquent-ils pas? La fabrica-
tion de ces jouets occupe el enrichit des familles entières, non-seulement
à Nuremberg, mais encore dans les campagnes qui l'environnent. Des pau-
vre», des vieillards, des enfants, les taillent au couteau pendant les longues
«oiree* d'hiver^ el trouvent des ressources dans ce travail, source de véri-
taUes bénéfices pour quelques négociants. Ainsi, les maisons de sapin^ les
irbres uniformes, les bergers roides comme le bâton dont ils sortent, les
mannitet soutenues sur trois bouts d'allumettes, portent le nom de Nurem-
berg aux quatre points cardinaux du globe et raméoent à Nuremberg un .
argent tiré de la bourse de toutes les nations. (Note du Traducteur.)
Digitized by VjOOQIC
102 REVUE BRITANiriQUE.
36$ miracles. Ils ne sollicitent pas son intercession, mais ils sen-
tent et admirent Tbabileté et le patient travail qui ont décoré sa
tombe, et, quoiqu'ils ne partagent pas le zèle pieux de Fischer ^,
ils s'enorgueillissent de la délicatesse de son ciseau. L'hostie
consacrée a été bannie du sanctuaire de Saint-Laurent, mais,
quoique le tabernacle d'Adam Krafft (admirable fleur de pierre
où s'épanouissent tous les emblèmes de la passion du Sauveur)
soit vide, on le conserve avec un soin religieux. Le goût des arts
a réprimé ici la fureur iconoclaste qui a dépouillé et mutilé les
églises de Hollande, d'Ecosse et d'Angleterre. Un protestantisme
ardent n'a point empêché le maintien des anciens symboles
catholiques, croix sur les autels, statues des saints, tableaux de
miracles; non-seulement on les a laissés dans les églises, mais
encore, on les a réparés lorsque c'était nécessaire, et parfois on
y ajoute de nouveaux ornements du même genre. Les tableaux
qui avaient été placés dans la galerie du chftteau viennent ré*
comment d'être rendus aux autels d'où on les avait enlevés ^.
Dans certaines contrées catholiques, on voit des souverains
catholiques remplir leurs galeries particulières d'œuvres d'art
dérobées aux églises, tandis que les citoyens d'une ville émi-
nemment protestante restituent aux églises les peintures qu'elles
avaient perdues.
On doit à ces sentiments éclairés la restauration du pendentif
de Veit Stoll, qui orna, durant trois siècles, le chœur de Saint-
Laurent, au-dessus du maître auteP. Ce bizarre chef-d'œuvre,
^ L'arti8te, dit M, Marinier^ travailla avec ses cinq fils pendant onze ans,
de 1^8 d 1519, à ce monument. La tombe de saint Sébald et la fontaine
nommée Sd^ne Brunnen sont des merveilles du moyen âge et de rAlle-
mngne : ni las siècles postérieurs, ni les autres pays n'ont rien produit qui
les surpasse.
* M, Whilling fait honneur de ce fait aux protestants de Nuremberg, mais,
pour être juste envers tout le monde, il faut dire qu'il s'est accompli sur
Tordre du roi de Bavière qui est catholique. (Notendu Traducteur.)
* ff On a dit qu'Adam Krafft maniait, ployait, modelait la pierre comme
une cire molle, et, en vérité^ on serait tenté de croire à cette puissance sur-
turelle, quand on voit avec quelle netteté et quelle perfection il a ciselé les
figurines, les colonnes, les chapiteaux de son Tabernacle. Adam Krafd était
né à Schawbach, à quelques lieues de Nuremlierg. » (X. Mariiicb, fAUe^
magne ieptentr tonale^ p. 441 .)
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 103
oà l'oD voyait à la fois Dieu le Père, la Salutation angélique et
les Sept Joies de Marie, tomba en 1817 et souffrit tellement
dans sa chute, que des protestants auraient pu trouver là un
prétexte plausible pour le faire disparaître. A Nuremberg, on
s'en garda bien : Tarchitecte de la ville fut chargé de réparer
les dommages causés par cet accident, et les groupes tradition-
aeis furent remis à leur place.
Les symboles héraldiques déployés par les principales fa**
milles sont une autre preuve des honneurs accordés au talent
et à rindustrie. L aristocratie de Nuremberg n'est pas éteinte
comme les aristocraties de Gènes et de Venise : les premiers
personnages de la ville sont les héritiers de la fortune et de la
réputation des maîtres ouvriers du moyen 4ge, et les plus belles
maisons (maisons qu'ailleurs on appellerait des palais ) soqt
la propriété et la demeure des descendants de ceux qui les ont
bâties. Souvent le commerce du fondateur n'a pas été continué
par ses successeurs, mais les armoiries sculptées à Textérieur et
à rintérieur, gravées sur le portail et répétées sous toutes les
formes, perpétuent le souvenir de son ancienne profession.
Loin de rougir d'avoir eu pour ancêtre un forgeron, un cor*
doDoier, un chaudronnier, on aime à étaler la preuve qu'une
vraie supériorité dans ces métiers peut conduire à la position
d an gentilhomme reconnu. Les tombeaux du cimetière Saint-
Jean, si remarquables sous divers rapports, le sont surtout en
ce que les écussons qu'ils portent sont, pour ainsi dire, l'histoire
héraldique du travail et de l'industrie de cette cité pendant
de longs siècles.
On n'a pas besoin à Nuremberg de ce personnage de Walter
Scott (0/d-J/orla/t<tf) qui s'était donné pour mission d'entretenir
les monuments funèbres dés puritains d'Ecosse ; les plus an-
ciens tombeaux y sont en aussi bon état que les sépultures les
plus récentes. On ne se borne pas à suspendre des guirlandes
d'immortelles aux mausolées d'Hans Sachs et d'Albert Durer»
on rend les mêmes honneurs à des noms obscurs. Le sentiment
qui a fait conserver les églises fait consacrer des fleurs à la
mémoire d'artisans depuis longtemps ensevelis. Un jour que
nous errions dans le cimetière Saint-Jean en prêtant l'oreille
aux notes harmonieuses de Sébastien Bach, qu'un organiste
Digitized by VjlOOQIC
104 REVUE BRITANNIQUE.
inspiré faisait résonner et vibrer sous la nef d'une église gothi-
que, nous vîmes un Nurembergeois accompagné de sa fille
s'arrêter et pleurer avec elle sur un tombeau, où ils déposèrent
une couronne ; puis la jeune enfant alla porter une seconde
couronne à une autre tombe. Après leur départ, nous exami-
nâmes ces monuments que nous pensions Tobjet d'une douleur
toute récente, mais une date vieille de trois cents ans et quelques
anciens emblèmes fut tout ce qui nous apprit que là reposaient
d'humbles aïeux. On ne verrait rien de ce respect et de ce cha-
grin héréditaire dans Tenceinte du Père-Lachaise. Les bourgeois
allemands aiment à rappeler et à conserver ce que les Français
se plaisent à oublier et même à effacer.
Au nom de Nuremberg est associé le nom d'un des évangé-
listes de Tart, dont la gloire est aussi incontestée en Allemagne
que celle de Rubens aux Pays-Bas, de Raphaël en Italie, de Mu-
rillo en Espagne. Albert Durer a été sans modèle avant lui dans
les pays germaniques, et il y est resté sans égal pour la variété
et la poésie de ses compositions. Il est à regretter que ses chefs-
d'œuvre soient peu nombreux dans sa ville natale. Albert Durer,
comme peintre, comme sculpteur et comme graveur, ne saurait
être apprécié sur ce qu'on voit de lui dans les galeries de Nurem-
berg; et pour le connaître, il faut visiter les musées de Dresde
et de Munich. Plusieurs tableaux portant son nom sont l'œuvre
d'artistes postérieurs qui ont étudié et copié sa manière. Cela
est vrai surtout des tableaux de Schaûffelein, qui sont, pour la
plupart, marqués du monogramme d*A. Durer, et se vendent
comme toiles originales. Le maître d'A. Durer, Michel Wohlge-
muth S était un peintre et un graveur du plus haut mérite, qui
sut inspirer à son disciple favori un enthousiasme que celui-ci
a transmis à toute son école. Sa maison, jadis habitée par A. Du-
rer, appartient aujourd'hui à une société d'artistes.
M. X. Marmier a écrit sur Albert Durer une de ses plus gra-
cieuses pages, et on nous saura gré de la citer : « Noble, grand, mal-
heureux Albert Durer! Il était doué des dons les plus charmants,
des dons de la beauté physique, de l'élévation intellectuelle et de
* De remarquables toiles de Wohigemuth se trouvent à Vienne et à
Dresde. {Note du Traducteur.)
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 105
k bostédu eœur. Jeune, il avait eu Tinsigne bonheur de trouver
en son père même un maître sage et habile qui lui donna les
plus douces leçons qu'on puisse recevoir en ce monde, les leçons
de Feipérience et de la tendresse paternelles. Puis il devint ce
que chacun sait, peintre du premier ordre, graveur, géomètre,
écrivain. Par un rare privilège, il alliait les connaissances les
plus précises aux conceptions les plus idéales. 11 fut l'ami de
Raphaël, le favori deVempereur Haximilien, et Vun des hommes
les plus honorés de son temps. Mais les dieux ennemis, ces
cruels dieux du paganisme antique, devaient lui faire expier les
prérogatives de son génie. Ce qui est le rêve du bonheur de la
plupart des hommes , ce qui est la grâce providentielle de
quelques-uns, ce qui est parfois le soutien des plus infirmes, la
consolation des plus affligés, et le dernier trésor des plus pan-
nes, le mariage fut pour Albert Durer un supplice et un déses-
poir, n se trompa, comme tant de nobles cœurs, et dans cette
ignorance de la vie, dans cette simplicité d*enfant inhérente aux
imes les plus élevées, il épousa une femme acarifttre, avare,
acerbe, et sottement vaniteuse, qui ne sut point comprendre la
Taleur de ce sublime artiste, qui ne voyait en lui qu'un instru-
ment de lucre et Texcitait au labeur productif comme un mer-
cenaire, qui Feffrayait par ses colères, qui le torturait par ses
exigences... Que de fois, en passant devant Thumble maison
qu'il habitait, je me suis représenté Albert Durer assis à sa fenê-
tre, dans une silencieuse contemplation, rêvant à une de ses
belles têtes de vierges, et sa femme qui tout à coup le tirait vio-
lemment par le bras en lui disant : « Mais travaille donc, Al-
« bert !» et le bon Albert qui lui répondait : « Tu ne vois pas que
« je travaille ! > Ce fatal mariage abrégea les jours de l'artiste. Sur
sa tombe est écrit ce mot touchant : emigravil (il a émigré) . Emi^
gravit : c'est la parole de foi, d'espoir, qui a remplacé la triste,
la glaciale expression des Romains : fuit. Il a émigré, Fhomme
de cœur, l'homme de génie, dans des sphères célestes où les
Tertos du cœur sont récompensées, où le pur génie reçoit sa
sainte couronne ; oui, une des consolations de ceux qui ont
soaffert d'un funeste amour dans ce monde, c'est de penser que
dans l'autre ils seront rémunérés de leur douleur et de leur pa-
tience. •
Digitized by VjOOQIC
106 REVUE BaiTANNIQUE.
Après avoir lu cette page, on ne sera pas surpris d^apprendre
que la vie conjugale d'Albert Durer soit le sujet d'un roman alle-
mand qui a été traduit en anglais.
Quoique Nuremberg ait perdu une partie des œuvres* de ses
peintres les plus fameux, aucune ville d'Europe, à population et
à importance égales, n'est plus riche en objets d'art de divers
genres. Les sculptures surtout y abondent, et leur exéoution
tient du prodige ^ La fontaine connue sous le nom de Sohône
Brunnen est supérieure aux fameuses fontaines des places de
Rome. Moïse et les Prophètes y occupent les niches du haut du
monument, et, pour remplir les^eize compartiments inférieurs,
on a joint aux sept électeurs des héros païens, juifs et chrétiens;
Hector, Alexandre, César y font pendant à Josué , à David, i
Judas Machabée et à Clovis, Charlemagne et Godefroi de Bouil-
lon. Il est fâcheux que l'aspect de ces divers personnages, de
croyances si différentes, placés paisiblement à côté les uns des
autres, n'ait pas donné aux protestants de Nuremberg une leçon
de tolérance pratique envers les juifs. Les fils d'Israël ont été
rudement traités, on les avait même expulsés de la ville, et c'est
depuis peu d'années seulement qu'on leur a permis de revenir
s'y livrer sans trouble à leurs trafics de tout genre. Les persécu-
tions qu'ils ont subies doivent ôtre attribuées au moins autant à
un esprit de jalousie commerciale qu'à une antipathie reli-
gieuse.
L'intolérance nurembergeoise, que M. X. Harmier dénonce non
moins sévèrement que nous, se manifeste aussi à l'occasion de la
magnifique église catholique nommée Frauenkirche (l'église des
Dames). Son portail et la nef sont au nombre des plus admirables
travaux des artistes du pays : Adam Krafft y a égalé ses meil-
leures sculptures de l'église Saint-Laurent ; Wohlgemuth y a
peint l'autel ; mais l'amour de l'art ne saurait décider un pro-
testant de Nuremberg à y entrer ; et quand un voyageur de-
mande le chemin de l'église des Dames, il y a une arrogance et
* L'auteur n^exagére rien : les sculptures de Tégli^e Saint-Sébald et de la
fontaine du ^rand marchera Schdne Brunnen) sont de vraies merveilles go-
thiques. Là, comme aux portails latéraux de Notre-Dame de Chartres, l'ar-
chitecture et la sculpture ont réalisé tout ce que peut rêver Timaginalion.
{Note du Traducteur.)
Digitized by VjOOQIC
NUEEHBERG. lOT
aoe dérision luthériennes dans le ton aveo lequel on lui ré-r
pond : « Ah I vous voulez dire Téglise papiste I »
On a pu donner à Nuremberg Tétrange, mais juste surnom
d'Athènes gothique : nulle part, en effet, on ne voit autant de
modèles de Tarchitecture gothique appliquée aux palais, aux
maisons, aux magasins. Un décret du roi de Bavière veille, au-
tant qae l'orgueil national, à leur entretien ; et quand un bAti-
meot s'écroule, on doit le reconstruire dans le même style et
reproduire non-seulement sa forme, mais les détails et les cou-
leôrs de ses ornements. Quand le reste des villes du royaume
prendra un air moderne, Nuremberg gardera les parures d'un
atttie ige. Munich peut copier les palais de Florence et les fres-
ques du Vatican : Nuremberg s'en tient aux pignons dentelés,
aux croisillons, aux toits élancés, aux piliers à nervures multi-
ples. Toutefois, son architecture gothique n'est pas uniforme;
00 peut suivre la transition de l'arcade ronde à l'ogive, de la
Umr massive à la flèche hardie, du donjon crénelé aux rinceaux
flamboyants des clocheton]», et l'histoire de l'art, du dixième au
seizième siècle, est ciselée partout. Un seul monument public
fait exception, et c'est l'hôtel de ville (leRhathaus). Cet hôtel
de ville, avec ses trois coupoles et son frontispice d'ordre toscan,
faitfoee à l'église Saint- Sébald, et le contraste montre combien
le style gothique est à la fois plus léger et plus imposant. Heu-
reusement, cette construction si triste et si lourde est l'une des
rares méprises d'un architecte de Nuremberg.
Parmi les curiosités de cette ville libre, il ne faut pas oublier
les atroces reliques qui nous apprennent quels supplices on y
taisait subir aux coupables et aux accusés. Il est singulier, mais
incontestable, que la barbarie des lois pénales du moyen Age
apparaisse plus complète et plus affreuse dans les prisons des
anciennes républiques que dans les donjons des anciens sei-
gneurs. Les forteresses féodales des bords du Rhin et'du Danube
ne possèdent aucun instrument d'une cruauté aussi raffinée
que ce qu'on voit dans les plombs de Yenise et dans la chambre
de torture à Nuremberg. On en a fait disparaître et détruit le
plos possible. La fameuse Yierge de fer (copie d'une vieille in-
vention grecque), dont lesembrasseraents étaient si douloureux
et si funestes, a été transportée à Vienne, où les empereurs n'ont
Digitized by VjOOQIC
108 REVUE BRITANNIQUE.
jeté personne dans ses bras : mais les chevalets, les cachots, les
crochets de fer, le lieu où Ion écrivait les aveux arrachés par la
souffrance, se voient encore et font détourner la tête avec hor-
reur. Nuremberg a ses catacombes comme Rome, mais au lieu
de protéger les sujets chrétiens contre lesédits des empereurs,
ces souterrains ne servaient qu'à favoriser les oppresseurs du
peuple. Quoique Nuremberg portât le nom de ville libre, une
oligarchie des plus rigoureuses y domina pendant plus de quatre
siècles, et les citoyens, en dépit de leurs privilèges, étaient sou-
mis à la volonté de quelques familles. Tant que leur république
fut florissante et conserva le monopole du commerce de l'Eu-
rope centrale, les citoyens se contentèrent de cette contrefaçon
de démocratie ; mais il en fut autrement lorsque TEtat fut sur
son déclin, et il fallut accorder la réalité des droits populaires,
au lieu de n'en concéder que lombre. Cest là une preuve,
entre mille, qui réfute Tallégation mensongère, que la prospé-
rité matérielle est nécessaire pour entretenir l'esprit de liberté.
Aux souvenirs industriels et républicains de Nuremberg
viennent s'ajouter des souvenirs monarchiques. A dater de sa
fondation, la ville a été une résidence souveraine. Un des châ-
teaux les mieux conservés de l'Allemagne couronne la plus haute
de ses douze collines, et le roi de Bavière peut aujourd'hui con-
templer la tranquille vallée de la Peignitzdu faite de la tour où
l'empereur Conrad, au onzième siècle, défiait les escadrons des
barons rebelles. Le vieux tilleul de la cour d'honneur du château
a ombragé plus de têtes couronnées qu'aucun arbre au monde.
C'est là que Frédéric Barberousse a ceint le glaive pour les croi-
sades. Sigismond est parti de là pour Constance, où il devait
faire brûler Jean Huss. Charles-Quint s'est reposé là à son retour
des villes de Flandre dont il avait aboli les franchises. Trente
empereurs ont plus ou moins longtemps habité ces murs. Les
restes de cet antique manoir, ses tours rondes, carrées, penta-
gones, sa chapelle double, comme la Sainte-Chapelle de Paris,
la terrasse de Freiung, les bastions exécutés sur les plans d'Al-
bert Durer, interrompent pittoresquement la physionomie indus-
trielle des édifices qu'ils dominent. Ce château impérial a échappé
au sort d'un autre château qui appartenait aux Burgraves, et a
été démoli par les bourgeois après qu'ils l'eurent acheté. Quoi-
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 109
qoe cette résidence soit tenue en état de recevoir la cour de Ba-
Tièie lorsqu elle y vient de Munich, la plupart de ses bfltiments
oot uoe destination plus utilitaire. Une de ses salles est un musée
de curiosités, de vieilles armures, de joyaux et d'objets sculptés;
use autre sert à Fexposition annuelle de peinture. Les appar-
tements situés près de la tour de Néron sont devenus les gre-
niers d'abondance de la ville. On les ouvre chaque fois que la
disette ou la spéculation rendent le pain trop cher; le marché
se trouve approvisionné, et il en résulte une baisse dans le prix
des blés.
Nuremberg a sa part de traditions de combats et de gloire mi-
litaire. Quelque amis que ses industrieux citoyens fussent na-
turellement de la paix, ils ont joué leur r61e dans les guerres
cifiles d'Allemagne. Leurs magasins ne fournissaient pas seule-
ment des lances et des mousquets, mais aussi des hommes qui
savaient les manier. Leurs ouvriers et leurs apprentis passaient
pour faire d'excellents soldats, mais les empereurs ne pouvaient
pas trop compter sur eux, et, dans la lutte religieuse du dix-
septième siècle, leur luthéranisme les fit s'allier au roi de Suède.
Des remparts du chflteau on voit le camp où Wallenstein passa
trois mois dans l'inaction, espérant prendre par famine la ville
i laquelle il n'osait pas livrer l'assaut. Le manque de vivres dé-
cima le peuple, les familles les plus riches se ruinèrent par
leurs sacrifices, et Thonneur d'avoir résisté au plus grand capi-
taine de répoque fut terriblement contre-balancé par les dettes
dont cette héroïque obstination fut la cause. Une épreuve de ce
genre parut suffisante aux prudents Nurembergeois, et le sou-
îenir de ce siège les a dégoûtés d'embrasser les querelles des
maîtres du monde. Aujourd'hui, le camp de Wallenstein est un
de leurs lieux de plaisance, et dans les belles soirées d'été ils
vont en famille à la vieille citadelle fumer, boire de la bière et
écouter de la musique, à l'endroit même où Gustave-Adolphe
attaqua les retranchements autrichiens.
La bibliothèque de la ville, dans l'ancien couvent des Domi-
nicains, a recueilli les manuscrits et les livres de différents éta-
blissements monastiques, et se compose de plus de cinquante
mille volumes. On y trouve des ouvrages dans toutes les langues
qui se parlent en Orient, depuis Jérusalem jusqu'à Pékin : un
Digitized by VjOOQIC
110 REVUE BRITANNIQUE.
exemplaire hébreu de rAncien Testament en sept in-folio, qui
datent de six siècles; le fameux iîachlor^ manuscrit de 1331,
que les juifs voudraient bien recourrer pour en tirer une his-
toire des maux qu'on leur a fait souffrir ; de belles éditions
d'Homère et de Boccace ; les productions des apôtres de la Ré-
forme, et, ce qui (aux yeut des Nurembergeois) est plus pré-
cieux que tout cela, un manuscrit de Hans Sachs, le cordon-
nier-poëte. Sachs est aussi populaire chez ses compatriotes que
le célèbre Albert Durer : son nom n'est pas moins révéré ici
que celui de Shakspeare en Angleterre et de Burns en Ecosse.
Sa maison et son tombeau sont devenus des lieux sacrés : quoi-
que ses vers soient loin d'être pieux et qu'il n'y ait pas eu la
moindre trace de sainteté dans sa conduite, on lui rend, dans
son pays, un culte comme à saint Laurent et à saint Sébald.
Comme poète dramatique, Lope de Yega en Espagne, Heywood
en Angleterre et M. E. Scribe en France, Tont égalé en fé-
condité. Hais il n'a pas fait que des pièces de théâtre, et lorsque,
à Tâge de soixante-treize ans, Sachs dressa le catalogue de
ses œuvres diverses, il trouva, dans trente-quatre volumes écrits
de sa main, six mille cent vingt-huit pièces de poésie* courtes
ou longues, comédies et tragédies, chansons d'amour et de
guerre, de métier et d'imagination...; des psaumes même figu-
rent dans ses œuvres complètes. Pendant neuf ou dix années qu'il
vécut après cette récapitulation bibliographique, Hans Sachs
accrut encore le nombre de ses compositions, et il est pro-
bable qu'aucun poète au monde n'a enfanté plus de vers. Les
légendaires d'Asie attribuent au roi Salomon moins de pro-
verbes et de cantiques que n'en a publié ce cordonnier du
seizième siècle. Le mérite réel des vers de H. Sachs n'est pas
en rapport avec leur abondance. Leur gaieté est incontestable
et leur satire est vive, mais les éloges de Goethe lui-même ne
les empêcheront pas de tomber dans l'oubli réservé à ces gros-
sières improvisations. On a nommé Sachs le Chaucer de l'Alle-
magne : ce surnom s'appliquerait mieux à Walter de Vogel-
weide, qui visitait trois siècles plus tôt la vieille cité de Nurem-
berg et célébrait ses châtelains et ses châtelaines. H. Sachs
ressemblerait davantage à Rabelais avec moins d'esprit et plus
de sentiment de l'harmonie. H. Sachs n'a été que le membre
Digitized by VjOOQIC
NUKEMBBRO. 111
le plus éminent de la nombreuse association des maîtres chan-
teurs. Lear joyeuse confrérie devint une corporation ofiicielle-
meot instituée, réglementée par des statuts qui allaient jusqu'à
fiier le nombre des stances dans chaque poëme, et même la
longueur des vers. Leur charte, connue sous le nom de Tabu-
laiure, contient les lois de cette singulière branche de corn-
inerce. La marque distinctive de Tordre était une chaîne d'ar*
geot, à laquelle était attaché un médaillon représentant David
avec sa harpe, et tout ouvrier capable de composer une chanson
passable pouvait en devenir membre. Hans Felz, le barbier qui
devança de tant d'années le coiffeur gascon Jasmin, était là
rémule de Hans Sachs : il rasait et chantait tandis que celui-ci
taillait le cuir tout en faisant éclore ses poèmes. Le savant
Wagenseil, dans son Commentaire sur la cité de Nuremberg, a
donné d'intéressants détails sur la corporation des maîtres
chanteurs, mais il faut chercher la peinture la plus curieuse
de leur confrérie dans le livre de Puschmann, le cordonnier de
Gœrlitz, qui avait été formé au commerce des muses et des
souliers par H. Sachs lui-môme*.
!iuremberg n'a donné le jour à aucun prosateur dont la re-
^ Jicob fiohm, le mystique philosophe de la Silésic, comme l'appelle
H. Xavier Marmier, était aussi cordonnier. En Angleterre, Bloomfield ap-
partenait également n la confrérie de Siiint-Grépin. H ne faut pas croire
*\w le poêle-cordonnier de T Allemagne fût un homme illettré : il avait
reçu une éducation classique, tout comme dans le midi de la France
BOtre contemporain, le poète boulangef Reboul. Nous venons de relire
mr finns Sachs un excellent chapitre de M»« Datesiès de Pontés (Poets
and poetry of Germany)^ qui raconte très-bien tout ce qu'on sait de sa
▼ie, etapprécie avec goût ses œuvres si diverses. M"* Davesiés de Pontes cite,
entre autres pièces de ce poète populaire, celle que nous citerions le plus
volontiers ici à notre tour^ si nous n^avîons peur d*une digression sons
forme de note. Cest la description des environs de Nuremberg, dans la-
quelle éclate cet amoul* de la campagne que Hans Sachs n'aurait peut-être
p«s éprouvé si vivement, s*il était resté toujours fldélfe à son industrie se-
<i<Dtaire; mais il avait voyage et il avait été amoureux très-jeune. Exemple
da don de longévité que les bourgeois de Nuremberg attribuent aux habitants
^eleur ville, Hans Sachs, vécut au delà de quatre-vingts ans ; hélas ! bon et
tendre père, il eut le malheur d'assister aux funérailles de tous ses enfants
successivement. On montre aux touristes sa maison modeste, dont la ville de
!(oremberg n'est guère moins fière que de celles d'Albert Durer, de Lucas
Cnnach, de P. Fischer, etc. . {Noie du Directeur.)
Digitized by VjOOQIC
112 REVUE BRITANNIQUE.
nommée dépasse Tenceinte de ses murs. Si A. Durer n'occupait
pas un si haut rang comme peintre, il serait plus connu comme
écrivain, et son ouvrage sur les proportions humaines a une yé-
ritable valeur. Peut-être sir Charles Bell aurait-il dû le citer dans
son beau Traité de Vanatomie expressice ^
Quoique sans université, Nuremberg possède un excellent
système d'éducation. Depuis les écoles élémentaires jusqu'au
Gymnase et à Tlnstitution polytechnique, on a pourvu à tous
les besoins sous ce rapport. Les langues anciennes et étrangères,
les principes du dessin, la mécanique, la chimie et l'agricul-
ture pratiques, la science même du commerce sont la base d'un
enseignement utilitaire de nature à satisfaire Thomme le plus
positif. Les Allemands passent pour des théoriciens et des rê-
veurs; mais les Allemands de Nuremberg font exception, et
l'esprit industriel y a neutralisé les influences du mysticisme
et du rationalisme. A Nuremberg, de même que dans les villes
des Etats-Unis, l'idée qui préside à l'éducation est que l'éduca-
tion doit être un marchepied pour se préparer aitt affaires et
atteindre à la richesse.
Si des soins donnés à l'intelligence nous passons au régime
matériel de la vie dans ce pays, nous voyons qu'on y veille
attentivement à la sécurité et à la santé publiques. Des règle-
ments municipaux sur les brasseries , les marchands de vins
et les autres points de réunion, rendent le vice de l'ivrognerie
à peu près sans exemple. On use du breuvage national (la bière),
mais on n'en abuse pas, comme à Munich. Un des proverbes
populaires est : « L'eau est une boisson forte... si forte qu'elle
fait tourner les moulins. » Cette vieille ville est d'une propreté
remarquable, même dans ses halles et marchés, qui ailleurs
sont trop souvent un réceptacle d'immondices et une cause de
miasmes putrides. Le Trôdel-Markt, ou Marché aux guenilles,
présente un spectacle moins divertissant que celui de Glasgovr,
mais l'odorat y est moins offensé. Le conseil municipal s'oc-
cupe avec soin de diverses précautions protectrices du bien-être
des habitants. Les rues sont arrosées, et des pompes, toujours
^ Voir Vie et Travaux désir Charles Bellf par le directeur de la Revue
Britannique, y ohunc publié en 4859, chez Michel Lévy, rue Vivienne.
Digitized by VjOOQIC
NUREMBERG. 113
tenues en état de service, peuvent lancer des torrents d^eau
jusque sur les toits les plus élevés. Dès Tannée 1544, on avait
publié des ordonnances à suivre en cas d'incendie, et, depuis
un demi-siècle, la Société d'assurances contre les désastres de
ce genre possède un capital de plus de vingt-trois millions de
florins ou dix millions de francs. Des associations pour pré-
venir les inondations ont préservé Nuremberg des ravages qu'un
pareil fléau a occasionnés dans plusieurs villes de France.
A une époque où, dans toute FEurope, les caveaux des églises
serraient de lieu de sépulture, Nuremberg avait ses cimetières
exlra muros : le cimetière Saint- Jean, à un quart de lieue de la
Tille, date de 1457, et le cimetière Saint-Roch de 1518. On a
pris des mesures contre les ensevelissements précipités, et la
coutume de veiller les morts pendant deux ou trois jours n'est
pas une superstition, mais une règle sanitaire très-prudente :
huit femmes sont chargées de ce soin, et un local, désigné en
Allemagne sous le nom de Maison de résurrection y existe depuis
1778. Si Nuremberg a moins d'hôpitaux et d'institutions cha-
ritables que d'autres villes, c'est que le besoin s'en est peu fait
sentir.
Les artisans de Nuremberg, qui sont de rudes travailleurs,
font (à l'exemple de leurs voisins catholiques) du dimanche un
jour de réjouissances, ainsi que d'exercices religieux. La mu-
sique, qui fait un de leurs plaisirs, n'est pas aussi savante ni
aussi parfaitement exécutée que celle de Berlin et de Dresde,
mais elle vaut mieux que les musiques populaires d'Angleterre
et d'Amérique, car en s'asseyant pour manger, au prix de quel-
ques kreutzers (pièces de deux centimes), des lebkucheny gA-
teaox qui rivalisent avec les cakes d'Angleterre et avec les gau-
fres parisiennes, on peut entendre un orchestre de quarante
instruments jouer les meilleurs morceaux des opéras en vogue,
et parfois des œuvres nouvelles de compositeurs du pays. En
été, la musique joue en plein air sur les bastions des remparts ;
et en hiver, les salons des diverses sociétés philharmoniques
manquent rarement d'être pleins. Tant que la neige couvre la
terre, les courses en traîneaux sont un divertissement général,
et ces rapides excursions s'étendent parfois jusqu'aux monta- .
gnes de Franconie. Le théâtre peut contenter même des ama-
8« SÉRK. —TOME ï. s
Digitized by VjOOQIC
114 REVUE BRITANNIQUE.
teurs di^Rciies qui ont connu les théâtres de Paris et de Londres,
et, comme ses représentations se terminent de boiine heure, il
olTire aui femines l'avantage de pouvoir y àlléi: seules. A la sortie
dii spectacle (rarement plus tard qiie neuf héutes), on voit des
Nurembergeoises circuler sans autre protection et sâris autre
compagnie que leurs lanternes portatives qui rappéllëiit, dans
les rues de Nuremberg, l'unique éclairage du Caire et dé tiamas.
Les habitants entendent trop bien l'économie pour aimer à dé-
penser leur argent en chevaux et voitures, et presque tous vont
& pied, quels que soient leur rang et leur fortune. La toilette du
beau sexe n'est pas ruineuse ici, mais elle est riche en couleurs
éclatantes : nulle part les jètines filles ne déploient plus de
rubans et hé chargent leurs chapeaux de plus de fleurs artifi-
cielles. H. \VhitUng est assez peu galant pour donner à en-
tendre que ces chapeaux sont pliis gracieux que les visages
qu'ils abritetil ^
Les fêtes les mieux célébrées sont d'abord celle du 1 1 no-
vembre, où le vénérable saint Martin, vêtu de fourrures plus
chaudes que son manteau traditionnel, apportant (comme ail-
leurs saint Nicolas) des verges pour les enfants méchants et des
dragées pour les enfants sages, les prépare à la visite de TËn-
fant Jésus; puis celle de Noël où chaque famille à soii arbre de
Noël chargé de fruits brillants et merveilleux (arbre pour lequel
les bourgeois sont aussi prodigues de florins qu'ils sont ordî-
nairetnetit économes de leurs kreutzers), et enfin la fête de la
veillée du jour de l'an, qui se passe plus gaiement que parmi
les Méthodistes, occUpés alors à chanter des psaumes. Le matin
de la nouvelle atinéé est annoncé par de joyeux carillons, et les
rues retentissent des heureux souhaits qui s'échangent dans
toutes les maisons, depuis la mansarde jusqu'au rez-de-chaussée.
Le jour de Pâques est, on le pense bien, un jour de grande so-
lehnité, et oh s'y évertue, comme en Russie, à varier les ca-
deaux d'œufs de Pâques.
Le niveau de la moralité des villes industrielles et manufac-
* L'opinion de M. WhiUing à cet égard n'était point celle des officiers et
des soldats des troupes françaises qui occupèrent Nuremberg û l'époque des
conquêtes de Napoléon I". Il y a, dit-ou, encore à Nuremberg des preuves
[Jarlantes de leur différence d'avis. [Noie du Traducleur.)
Digitized by VjOOQIC
NÛRfcMBEkG. 115
lurières n'est pas en général fort élevé, triais Nuremberg mérite
une assez boriné réputation à ce point de vue, et, quoique les
loisciviles apportent des obstacles aux mariages, le nombre des
naissances illégitimes y est peu de chose, relativement à la po-
pulation i A part Thabitude de detnander aux étrangers un prix
double de la valeur des objets qu'ils veulent acheter, les four-
beries caractéristiques de Tënise et de tiirin sont à peu près
inconnues , et si les Subtilités du commerce fleurissent soUs
des pignons gothiques comme sbui^ des arcades italieiltles, si
pins d'un Anglais a été rançonné dans ses achats de bimbelote-
ries, il faut cepetidant avouer qu'à tout prendre là bouj^eôisie
de Nuremberg ne peut pas être accusée de déloyauté.
Noité avons déjà dit que le protestantisme était là reli^iôil
dominante à Nuremberg : le dernier recensement y compte cinq
mille catholiques, un diiième de la population, ihais ils n'ont
aucune espèce d'infltiëncë, et ôti ne fait que tolérer leur séjour.
C'est à grand'|)eine , et tout récemment , qu'on a concédé là
même permission aux juifs, et, ^our leur faire obtenir cette tar-
dive justice, il a fallu que leurs industries rivales eussent créé
dans le voisinage la ville de Furth.
Les annales de Nuremberg révèlent de singuliers exemples
de fanatisme populaire, et quelques sentences judiciaires d'une
date assez moderne égalent, en fait de superstition et d'iniquité,
les procès de sorcellerie dont l'Angleterre et l'Amérique s'occu-
paient encore dans le dix-septième siècle. Nous ignorons si la
manie des tables tournantes et des esprits frappeurs y a fait de
nombreux adeptes, mais nous supposerions aisément qu'il doit
en être ainsi dans une ville qui aime les commérages et les
légendes mystérieuses. Le dernier héros de la patrie d'Albert
Durer et de Hans Sachs est un personnage sur Texistence du-
quel pèse un voile qui maintenant ne sera probablement jamais
soulevé : nous voulons parler de Gaspard Hauser, cette victime
d'un emprisonnement inexplicable, ce muet qui s'est trouvé
tout à coup dans les rues de Nuremberg, qui a eu de nos jours
^ sort aussi étrange que THomme au masque de fer, et qui a
fini par être misérablement assassiné ou par se suicider à An-
spach. Des in-octavo par douzaines et des dissertations par cen-
taines ont été publiés en langues différentes pour établir qui il
Digitized by VjOOQIC
116 REVUE BRITANNIQUE.
était et qui il n'était pas. Combien d'ingénieuses théories ont
été bâties sur ses révélations incohérentes I Le conseiller Merker
soutient qu'Hauser était un imposteur, Feuerbach et d'autres
défendent sa sincérité. Son histoire se résume dans les mots
qui lui servent d'épitaphe : ^nigma hic temporis, ignçla nati-
vilas , occulta mors.
Notre esquisse aurait pu être plus courte ; elle aurait pu être
plus longue aussi avec deux guides comme MM. Marmier et
WhitKng : on se laisse volontiers entraîner à parler d'une ville
qui, plus que toute autre ville d'Allemagne, a gardé les traits
et les habitudes de temps qui ne sont plus, d'une ville où l'élé-
gance et l'utilité, le travail et la liberté se sont donné la main.
En disant adieu à ce sanctuaire des arts du moyen Age, à ce coin
de terre où règne une paix profonde, où nous aurions voulu
seulement qu'on eût pour les catholiques et les juifs un peu de
celte tolérance qui conserve aux monuments leur physiono-
mie séculaire, nous aimons à répéter les vers allemands que
M. WhitUng a inscrits en tête de son livre :
Quand on veut connaître F Allemagne,
Connaître l'Allemagne et l'aimer.
Il faut visiter Nuremberg,
Il faut voir ses merveilles.
Que Dieu te protège à jamais !
. Conserve à jamais tes souvenirs.
Ville où Durer a manié le pinceau.
Ville où Sachs a fait entendre ses chants !
D. N. (North American Rtview,)
Digitized by VjOOQIC
LITTÉRATURE ESPA6R0LL
§1.
FERNAN CABALLERO.
LETTBE A L. LE DIRECTEUR DE LA REVUE BRITANNIQUE.
Madrid, 31 décembre 1859.
Mon cher monsieur.
Vous avez bien voulu me demander d'entretenir un moment
vos lecteurs du mystérieux romancier espagnol qui« pourbeau-
coap d'entre eux, n'est plus caché qu'à demi sous le pseudo-
nyme applaudi de Fernan Caballero. Il peut être piquant, en
effet, d'opposer aux écrivains que vous réussissez si bien à na-
turaliser en France un auteur dont la physionomie est si pro-
fondément méridionale, et dans le groupe de Charles Dickens.
de Thackeray et de miss Brontë, d'introduire le personnage tout
différent de Fernan Caballero.
Une première fois déjà, dans le Correspùndant^ j'ai essayé de
caractériser ce talent nouveau. Hais depuis cette première ex-
cursion sur un terrain alors encore peu exploré, Fernan Cabal-
lero a produit d'autres ouvrages. Ses romans ont passé les Pyré-
nées, un coin du voile a été soulevé par des mains, il est vrai,
qu'on eût voulu parfois plus légères. Il y a donc, dès aujour-
d'hui, il y aura souvent encore, nous Tespérons, à revenir sur
les compositions originales de ce charmant esprit, de ce noble
cœur.
Au rebours de certains pseudonymes qui se sont comme étu-
diés à efiacer de leur œqvre les traits de leur véritable nature,
Digitized by VjOOQIC
118 REVUE BRITANNIQUE.
Fernan Caballero, tout en s'obstinant à ne livrer au public ni
son nom, ni son ouvrage, n'a fait cependant aucun sacrifice
regrettable au frivole désir de dérouter le lecteur, et dans la
Gaciota, dans Clemencia, ^aps la Faïï\il\e Almreda^ on a sans
peine reconnu la main d'une femme. Elle eût trop perdu à se
déguiser mieux. Ses qualités les plus exquises se fussent alté-
rées dans l'effort qu'elle eût fait pour paraître véritablement un
homme. Laissons-lui son masque, puisqu'elle y tient, mais re-
mercions-la d'avoir gardé de son sexe tout ce qui fait le charme
de ses livres.
Tout le monde en Espagne, ou à peu près tout le monde,
sait aujourd'hui qui est Fernan Caballero. Mais, en France, ce
pseudonyme a donné lieu à une piquante méprise. Trompées
sans doute par ce prénom de Fernan, par le parfum d'aristocra-
tique distinction qui s'exhale de ce$ beaux livres, peut-être
aussi par les respectueuses sympathies et les mystérieuses ré-
serves de son biographe, quelques personnes m'ont fait l'hon-
neur de me demander si Fernan Caballero ne serait point par
hasard M"® la duchesse de Montpensier. 0n avait lu dans une
I^evqe de savantes et patriotiques étude$ ^ur notre marine, de
vives et brillantes esquisses sur les zouaves et les chasseurs de
Vincennes, sur Ajésia une dissertation oùÇés^r lui-mêine avait
été appelé ayec grftce ef avec une autorité compétente à prendre
(ait e\ caqse ppflr la Bourgogne contre la Fraqche-Comté, et Ton
eût été charfpé» plus qu'étonné, qu'un troisième écrivain de la
mêpQ^ rac^ se fût ]rencontré à côté des deux premiers. Non,
l'auguste sœur de la reine Isabelle n'est point Fernan Caballero.
E|le a, je le sais, un goût très-vif pour la personne et pour les
ouvrages c|e l'ingénieux écrivain ; mais uniquement occupée
d\i soip d'élever ses beaux enfants, jamais, je l'affirme, plie
n'a songé à peindre l'Andalousie, ni à raconter ses légendes.
Elle se contente de prêter à qui les lui raconte uno attention
émue. Ce n'est donc pas au palais de San-Telmo qu'il faut cher-
cher l'auteur de la (iqviotQ, mais à deux pas de San-Telmo et à
Sjéville m^jne, dans l'une des tours du vieil Alcazar moresque,
rebâti par don Pèdre.
Uq* t|el logis était fait pour un pareil hôte. En se penchant à
la fpn^trequi s'ouvre ^u fond de son salon, Fernan peutaper-
Digitized by VjOOQIC
FERF^AIf CAB^LJiERO. 119
ceypir à sa gauche la voûte soiis laquelle Sapçho Ortiz, le Çi^
d'Andalousie, le héros de Lope de Vega et de M. Lebrun, tu^
ep duel Bustos, le frère de sa fiaqqée. Il a devant lui les ar-
chives des Indes oi^ dort, ep atteqdan^ Tenct^anteur qui doit la
tirer de la poussière de tant de manuscrits, l'histoire de l'Es-
pagne américaine ; à sa droite enfin, la cathé(lrale, et cette pas-
sion des iqrtistes, la Giralda. Ces poétiques monuments font
cerSe autour d'une place ovab plantée d'acacias et d'orangers.
Pour peu que Fernan Caballero prête l'oreille de ce côté, la brise
lui apporte, pendant le joqr, ^qut le mouvement de la vie po-
pulaire, et le soir, les douces causpries des amoureux assis sur
les bancs. Mais à l'heurp oji le soliail dore de ses derniefs rayons
les toits inégaux de ces monuments, si Fernan iqopte à sa |our
et qu'elle élève et porte plus loin ses regards , l'œuvre de
rhomme disparaît deyant elle pour faire place à celle du Créa-
teur , ou plutôt elles apparaissent mêlées et confondues , car
anx grands paysages s'unissent Iqs grands souvenirs. Là se dé^
roulent ces immenses coteaux de l'Algarafe, couronnés d'oli-
▼iers, et que la tradition appelle encore les jardins d'Her-
cule; ici, c'est ce poétique couvent de San-Juan 4'Alfwachej
autrefois citadelle romaine, plus tard château moresque, au-
jourd'hui ruine sainte, à côté de ses deux cyprès qui semblent
veiller sur elle et la consoler. Au J^as du rocher qui porte le
couvent est un charmant village, berceau de ce héros de Mateo
Aleman et de Lesage, qui ne ressemble guère à ceux de Fernan
Caballero ; plus loin, en remontant le coteau, on aperçoit les
blanches maisons de Castilleja , où mourut Fernand Certes ,
oublié de son roi et de l'Espagne, sous un toit qui, lui du moins,
est assuré de ne pas périr. Le Guadalquivir promène au pied
de ces riches collines ses belles et tranquilles eaux. L'observa-
teur regarde, le romancier écoute et l'écrivain n'a plus qu'à se
souvenir. .
Mais encore faut-il avoir appris quelqife part à regarder, à
écouter, à observer, surtout à écrire. Je vous ai confessé que
Fernan Caballero pouvait bien être une femme. Mais si c'est
nne femme, à coup sûr, <;'est une Andalouse. Ses yeux se sont
ouverts pour la première fois sous ce beau ciel, sur ces belles
contrées. De là, d'abord, son amour pour l'Andalousie et cette
Digitized by VjOOQIC
120 REVUE BRITANNIQUE.
ardeur à la peindre. Hais Fernan n'a bien senti tout le charme
de son pays natal qu'après en avoir vu d'autres. C'est une Anda-
louse qui a parcouru la France, l'Angleterre, l'Allemagne ; elle
a même du sang allemand dans les veines. Elle avait senti d'in-
stinct le charme de son Andalousie, mais ce n'est qu'en la re-
voyant qu'elle l'a bien vue, et que cette terre privilégiée s'est
révélée à elle dans toute sa grflce, dans toute sa splendeur; aj^ant
pu la comparer à d'autres, elle l'a aimée davantage, mais d'une
préférence plus éclairée, et, le jour où elle s'est découvert le ta-
lent de la peindre, elle n'a point fait comme ces artistes qui,
dès qu'ils s'imaginent avoir mis le pied sur une terre inconnue,
ne vous font grflce d'aucun détail, et nuisent à la vérité même
de la copie à force de vouloir tout y mettre. Non : Fernan Ca-
ballero ne se pique pas d'avoir été le Christophe Colomb de
l'Andalousie. Seulement ses rapides excursions hors d'Espagne
l'ont mis en mesure de choisir et d'admirer à bon escient. Ce
rapprochement involontaire, qui se fait de lui-même dans l'i-
magination du peintre ou de l'écrivain, donne à l'un comme à
l'autre le véritable point de vue. Les tableaux et les récits de
Fernan Caballero, comme ceux de Walter Scott, dont le nom
vient naturellement à l'esprit et aux lèvres chaque fois que Ton
parle de Fernan Caballero, ont cette vérité attachante qui naît
d'une observation sincère et approfondie et non de la surprise
d'un passager enchantement.
Les premières publications de Fernan Caballero ne remontent
guère qu'à une douzaine d'années, et le succès ne dépassa point
d'abord un petit cercle d'amis chez qui un peu d'étonnement et
quelque incertitude se mêlaient encore à une admiration timide
et contenue. On était touché en lisant, mais dans l'amie de la
veille, mais dans celle que, suivant l'usage espagnol, on appe-
lait encore de son prénom, on avait une sorte de répugnance à
saluer du premier coup, et sans avoir le temps de se reconnaître,
une intelligence d'élite, un talent supérieur. Fernan Caballero
ne fut vraiment prophète en son pays qu'après que sa renommée,
acceptée au dehors, eut repassé la Sierra Morena, et quand on
vit ses Nouvelles désignées à Tadmiration des lecteurs par les
noms les plus imposants de la littérature espagnole. Le mystère
qui, quelque temps encore, entoura la personnalité de l'auteur
Digitized by VjOOQIC
FERNAN CABALLERO. 121
De nuisit point à sa croissante popularité. L'Espagne aime à ren-
contrer partout un peu de romanesque.
Feman Cabâllero avait longtemps vécu sans se douter qu'elle
dftt plus tard redire elle-même aux autres et fixer sous une forme
durable ces pathétiques histoires qu'elle amassait dans son sou-
venir, et qu'elle fût appelée à rendre avec tout son éclat cette
riche nature au sein de laquelle elle aimait à vivre. Abeille dili-
gente, elle allait en quête des fleurs, mais pour en garder le
miel en elle-même. Un jour vint cependant où Técorce du chêne
s'entr'ouvrit et où le miel coula.
Le premier ouvrage de Fernan Cabâllero (mais elle ne croyait
guère alors avoir écrit un ouvrage), ce fut la Famille Alvareda.
L'auteur avait ouï raconter l'anecdote qui fait le fond de ce récit,
sous les oliviers mêmes où elle s'était passée. Elle en reçut une
vive impression, et, en rentrant chez elle, elle en écrivit en al-
lemand les tragiques détails, puis elle oublia son manuscrit.
Vous doutiez-vous, cher Taylor, lorsque, avec notre ami Dau-
zats, cba^é par le roi Louis-Philippe d'une mission en Espagne,
vous alliez faire votre correspondance dans un salon de Séville,
nn des rares salons qui eût alors une cheminée, vous doutiez-
vous, dites-moi, que la spirituelle marquise qui vous ouvrait sa
maison avec tant de grftce cachftt un délicieux écrivain?
le baron Taylor ne reçut, je crois, aucune confidence Utté-
raire de celle qui devait être, quelque douze ans plus tard,
Fernan Cabâllero. Washington Irving, qui passa à Séville quelque
temps après le baron Taylor, se douta sans doute de quelque
chose, car il lui fut permis délire la Famille Alvareda. H en fut
ftappé et charmé, et je me demande comment il n'emprunta pas
i ce talent qui lui était ainsi révélé l'art de mettre lui-même
plos de véritable couleur locale dans ses jolis contes de l'Alham-
brah. Mais déjà, sans doute, son siège était fait, et il revenait
alors de la conquête de Grenade.
Des années se passèrent, années chargées d'épreuves de plus
dnn genre, et auxquelles Fernan Cabâllero chercha dans les
lettres une heureuse diversion. Ce fut alors qu'elle écrivit la
Gwnola, Elle le rédigea successivement en espagnol et en fran-
çais, avec rintention, a-t-on dit, de le publier en France. J'ai
feuilleté le manuscrit français ; mais comme, à cette époque, la
Digitized by VjOOQIC
122 REVXJE BRITANNIQUE.
Gaviota avait paru en espagnol, je pie préoccupai moins, je
l'avoue, de l'ouvrage en lui-roêpae, qi^e j'avais lu avec délices
dans la vraie langue de l'auteur, c[ue de certaines illustrations
à la plume que je remarquai sur les marges du manuscrit, com-
mentaire expressif d'une n^ain chère..., aujqurd'lfuî, hélas t à
jamais glacée.
^i Fernan avaif eu réellement Ja pensée qu'pp lui a prêtée,
on ne peut douter qu'elle ne fût paryenue ^ preqdro un raqg
honorable dans la foule c|e np^ rgmancipcs. lk|^is si, en effet,
cette pensée fut la sienne, on doit croire qu'elle y renpnça vite
et qu'elle comprit, bepreugeipent pouy tou| le mopde, qu'il valait
mieux être le premier à Madrid que le second à Paris, et l'Es-
pagne ne sut rien du (langer qu'elle ayait cppru de pef (ire le p|us
charmant confppr qu'ellq ai^ possédé depuis celui qu*il ne
faut comparer à persoqpe, depuis Ceiyantes.
La collection des œuvras de Fernan Caballero forme aujour-
d'hui quatorze volumes, dont le dernier est un précieux rec^eil
de ces refrains populaires auxquels elle a souvent pmpriinté de
très-gracieuses inspiratipns, source féçpnde où se retrempe et
se renouvelle sans cesse le génie poétique de l'Espagn^.
Parcourons les autres volujpes, et essayons de carjictériser
au passifge ce qu'il y a ç^e plus remarquable daqs chacun d'eux.
La Gaviota et Clemencia sont deux romans complets par l'im-
portance, l'étendue et la variété. Lp premier est l'histoire de la
fille d'un sipople pêcheur, qui, douée paf la* nature d'une voix
magnifique, et jetée daijs le monde des grandes villes par ce
hasard du talent dont elle n'est pas digne, s'abandonne à ses
instincts vulgaires et pervers, et retqmbée, par suite de la perte
de sa voix, dans l'infériorité de sa première condition, meurt
dans la misère, le mépris et l'abandon. Ce caraptpre, dessiqé
avec une rare vigueur, se développe au milieu de tous les ac-
cidents de la vie andalouse. Autour de la figure principale, et
éclairés de son reflet énergique, se groupent une foule de types
divers, depuis le gran^ d'Espagne jusqu'au torero, et depuis le
vieux soldat qui se drape encore fièrement sous le dernier lapa-
beau de son uniforme en haillons, jusqu'au pauvre moine que
la révolutipp a chassé de son couvent, et à qui la chqrité privée
en ouvre de )[|ouyeau la porte.
Digitized by VjOOQIC
fEf((«AN C^BALLEKO. 123
)4 naturf) pt ^ pay^qge aq^^alous ^ieflpept upe pljipe p}ps
graq^P fi^p^ Çlemencia. A la nqpcj^ialqpte e^isfi^Dce d'uQe Doble
dame fie proTÎnpe, Tauteur qppose ici la vie large, actiye, géné-
reuse du ric|ie laboureur d' Andalousie; d'ppp p^pt, pes pfluver-
satioDS YÎvp§ e\ légères, dont le piquant est surtout dans le jeu
de la pafole, dont la gr$ce est dap^ Timagp plp^^t que dan^ |a
pe(i$^ ; de rautrq* cette réalité puissapte et ces yastps bori^^ops
qui font songer aux patriarches.
fq Fqmille Almredfi, ce ^é\^nX tput spontané d'un talent qui
sHgnonMt encore, g^rde sa place à part dans ce recueil d'atta-
chants récits. C'est une étude de la passion dans le p^ifple : qUp
Dousfaif Tpir qu'une cpqpette Hfi village peut pousser jpsqu'au
cripie pnq natur^ drpite et pép pour )e bieq. Les bandi^
qu'on rençon^e (|aps ]a secpnde partie du ^p|i Q\iiçhoUe n'y
sont pas dessinés d'up^ ]nain plfis f^^meque n^ l'e^t ici certain
capitaine d'aventure.
Dans^ 5e t^ire ^\irqnt la viç et pardonner en ^o^rant^ on
verra une épou^ chrétienne qpi , ipourapt du s^cxp\ de son mari ,
ne lui laisse pas même entendre qu'elle sait le mof terrible
qui ppurrait le conduire à l'ccbafaud, et ne dit ce mot qu'au
xDoipent de mourir, à roreijlp de celui qui, pendant tant d'ap-
oée$, 4 fait d'elle sa victime. Fernan Caballero est le peintre
pr^|es|jn^ 4p? simples et fortes vertus du ptfristianisme. Elle
sermonne quelquefois, à l'occasion ; mais son récit même n'est
jamais un sermon.
La dernière Çonsolatiotk est encore un fruit ^e cett^ inspirfif-
tiou supérieure. Un condamné, qui s'est échappé la nuif ^u
Trocadéro, se perd daps les mardis qui entourent 1^ fort. $a
mère, qui c^ans l'ip^ervalle a o^tpnu sa grâce, apprend j^n même
temps sa fuite et sa fin tragique. Vais son flésesppir sp calipe
tout à coup devant un signe qui li^i révèle qu^ son fils est mort
repentant et pardonné.
le sentiment exalté de l'honneur règne ep Jyran dans beau-
coup de comédies de l'ancien théâtre espagnol. Ce sublima
scrupule de l'âme, vaipcu à la fin par l'ampur fraternel, est le
fond même de la nouvelle qui a pour titre : Lucas Garcia.
La religion de l'hospitalité antique, associée avec intérêt,
dans Simon Verde^ ^ux aventures du proscrit moderne et sur-
Digitized by VjOOQIC
124 REVUE BRITANNIQUE.
vivant même à la déception la plus odieuse, fait de la nouvelle
qui porte ce titre un heureux pendant à notre Mateo Falcone.
Mais cette nouvelle a sur le petit chef-d'œuvre de Mérimée l'a-
vantage d'ouvrir à l'imagination les profonds et larges horizons
de la vie chrétienne, car Simon Yerde n'est pas seulement le
héros de l'hospitalité mal récompensée, il est aussi et surtout
le type du chrétien reconnaissant ses erreurs et les réparant de-
vant la mort.
Pauvre Dolorès ! est un récit plein de larmes qui mêle un peu
d'idéal et beaucoup d'émotion à la vie simple et vulgaire des
pécheurs de Rota.
Avec V Etoile de YandaHa, nous quittons les côtes de l'Océan
pour retrouver l'intérêt absorbant de la passion et du drame
parmi les laboureurs de Carmona. L'Étoile de Yandalia, c'est
tout à la fois Carmona et l^éroïne du roman.
Des passions non moins profondes traversent, comme l'éclair
de la tempête, le roman compliqué qui a pour titre : VUne avec
r autre, véritable jeu de l'imagination, où s'entrelacent sans se
confondre le présent et le passé, la comédie et le drame, le peu-
ple et la bourgeoisie, l'analyse délicate et l'imprévu des inci-
dents. Dans ce tissu serré, mais où le naturel habituel à l'auteur
est trop sacrifié à la poursuite artificielle des effets inattendus,
court une veine comique qui donne à l'esprit les plus amusantes
surprises.
Cette veine, innocemment railleuse, s'était déjà révélée avec
une étincelante vivacité dans une des plus anciennes composi-
tions de Fernan Caballero, Lagrimas, où, entre autres types
heureusement saisis et rendus, il en est un qui restera comme
une forte création, celui de l'aventurier enrichi en Amérique,
et qui revient suer son or en Espagne, où il rapporte, avec ses
richesses, l'égoïsme cynique, la bassesse orgueilleuse et la
sotte arrogance des républiques du nouveau monde.
Je m'arrête pour ne pas tout analyser, et avec le regret d'in-
diquer seulement EliaSy ou V Espagne il y a trente ans. Un Eté à
Bornos, etc. Il n'est pas un de ses ouvrages qui ne donne une
haute idée de la moralité des œuvres de Fernan Caballero, et
qui ne se recommande par l'éclat et la vérité des descriptions,
par l'intérêt du récit, par l'originalité du dialogue, par la forte
Digitized by VjOOQIC
FERNAN GABALLERO. 125
simplicité de Faction. Je voudrais iosister davantage sur le ca-
ractère particulier de rinvention, sur le procédé de la composi-
tion, chez Fauteur de tant de romans distingués. Même quand
il invente, Fernan Caballero ne semble encore que se souvenir.
(Test le d6n suprême du vrai conteur. Mais souvent, en effet, le
vrai conteur ici se souvient : seulement, le fait qu'il retrouve au
fond de sa mémoire arrive au bout de sa plume, transformé,
idéalisé. Fernan Caballero voit beaucoup, il observe sans cesse,
il retient sans effort. Le sentiment moral et la passion intérieure
Tiennent ensuite, presque à son insu, donner la couleur et la
vie à ce qu'il a vu, observé, retenu. Je ne crois pas que, sauf
une fois, et je Tai dit, il se soit beaucoup préoccupé de combi-
ner des situations ; je ne Tai jamais vu se complaire dans les
mille ruses du métier ; le mot seul lui ferait horreur. Il sait où
il va et le but qu'il veut atteindre. Mais je n'imagine pas, quand
il prend la plume, qu'il se rende bien compte de ce que diront,
de ce que feront d'abord ses personnages. Il n'est jamais pressé
en commençant. Il se met en route de l'air de quelqu'un qui,
sûr d'arriver, ne prend aucun souci de l'heure, ni du chemin. Il
s arrête volontiers à admirer le paysage, à décrire ses héros, à
les écouter deviser entre eux. Il ne se fera pas prier pour jeter
son mot dans la conversation et dire son fait au temps présent,
ce qui lui arrive peut-être plus souvent que de raison. Mais dès
que le drame a pris possession de la scène, l'auteur disparaît tout
àcoup, et l'action se précipite avec une irrésitible énergie. Aussi
arrive-t-il souvent qu'après une première partie, pleinede grâce,
de nonchalance aimable, de fines remarques, d'attrayantes pein-
tures, il n'y a plus dans la seconde que passion et entraînement.
Plus rien d'inutile ; un même souffle emporte tout, hommes et
choses, vers l'inévitable dénoûment, enlevé parfois comme avec
le tranchant de l'épée.
Et puis à côté de ce tact exquis, de cette distinction native, de
ce goût vif pour tout ce qui es^ noble, généreux, élevé, de cette
fine intelligence des besoins et des habitudes de la société
polie, quoi de plus surprenant que cette particulière aptitude
i peindre le peuple, les bonnes gens, l'homme des champs, ce
don de s'intéresser aux petits, d'entrer avec sympathie dans le
sentiment de leur misères, de savoir analyser leurs idées, leurs
Digitized by VjOOQIC
126 REVtlfc BtllTANNIQUE.
préjugés, leurs passions, sans que jamais uh sentitneiit dé ré-
volte viehne se mêler à celte tendre coiîipassion pour Ifes souf-
frdilces du pauvre? C'est que, chez Fernan Câballero, il ne faut
pas se lasser de le répéter, Tinspitation est profondément, sin-
cèrement bhrétietlne.
De[iiiis bientôt un an uh silëtibe respectueux s'était fait au-
tour (lu tiom de Fernan Cabhllerd. Mh mâlhëiir aussi cruel
qu'inattendu avait frappé datls sa solitiidë ëettè ptii-e existence,
et la plume avait échappé à ces maiiis qui né savaieiit plus que
se joindre poul* ^Her.
Un ami, itial inspiré sans doute ce joiii'-là, prit ce moiheni
pdiit comparer longuement dàris tin jourhâl t'erhan Caballeh)
à Gedtges Satid, et évldeinment |)oiiir sacrifier àVeë éclat sur
Tâulel d'une renomiUée sàils tache celte gloire bl*àgeiisë et trou-
blée. Ferdàri Cabdlleto fit alors vidlence S sa dduleur poiir té-
clâuler contre un parallèle qu'une admiration imprudente vou-
lait rendre injurieux à l'auteur d*îndiana. Elle écrivit une lettré
clUi fut aussitôt rendue publiqliè, et dodt je traduirai icild pliis
grande partie pour montre^ là haute ëqtiité (Jue ^oHe en toute
chose Fernan Cabàllërd, et le sbiii qu'elle trtët k fee maidteuir
en toute occasioii au-dessus defe petites ^àssldiis de là vie litté-
raire :
a Mon cher ami, je vous remercie de l'obligeafacë cjué voiis
avez eue de m'envbyer l'article qu'a bieti Voùlti tne bonsacrër
Un des rédacteurs du Respectable jdurhàl la Esperanza. Parla,
vous m'avez tûis en mestire d'accotnplit deux actes dé justice.
En premier lied, je dois exjirimet toute ma gratitude à l'auteur
de l'article pour la bonne dpinion qu'il s'estfordiée de hioi, et
qui va se répatidre partni toutes les personnes (Jui, â Tétrafaget-
comme eh Espagne, acceptent l'autorité de cette feuille. Je dois,
en second lieu, faire une réserve. Je serais injuste, eii vérité, et
par trop ingrate, si jfe ne ptoclamais hautement que les écrivains
et les journaux de l'opinion libérale ont été les premiers i
m'accueillir et à me loilerbien au delà de ce que je inéritais ; les
premiers qui m*odt encouragée A fcontitiuer à écrire. Je leur suis
redevable, eti butre, de la plupart des prologues aussi prévenus
en ma faveur, àtissi bienveillants qu'ils ^nt beaux, qtii accré-
ditent les quatorze volumes dont se compose aujourd'hui \û col-
Digitized by VjOOQIC
FERl^AN CAbALtEHO. . iiî
lectidn de mes (feilvres. Ces prologues bht pour auteurs lés hom-
mes du premier rang littéraire dans Técole libérale, et ceui-ci
les ont écrits parce qu'ils sentaient vibrer dans leur cœur les
cordes que je touche dans mek litres, à sàvbi^ : lé sentiment
religieux, Yespagnolisme, Tahlout dé hbtre t)àys et de ses vieilles
gloites. Il ne sabrait dbbc appartenir à cb groilpe libéral qui
m'a aplani la route avec tant de sympathie et de cordialité, le
critique acerbe aiiquel fait Hllusibii Tëcrlvàin qni, dâbs la Es-
peranza^ me traite si favbràbleniëni, mais S feettë attire école qui
repousse égalenient le génie et \A fèliglotl de TEàpagne. Ayant
repudié lô pftssé tout entier, et romt)u tout pacte avec lUi, faut-il
s'étonner qtie cette école renie aiissî cet ancien esprit de bheva-
lerie qui; en Est)agne silrtout, plelH de tespeci pour les femmes,
se portait si vivement à leur défense? car il siljijiosé que je
sois une femme, et ne laisse pas que dé më dénigrer, ël je suis
ainsi la cause d'une innovation de pltis dan^ iios mœurs. Je
mentirais si je voulais paraître Itidifférente à ces attaque^; je ne
mens jamais, par orgueil d'aboM. Je dis donc ici ce que je
pense. Ces sentiments haineux, fruits ainers de notre époque, il
m'est aussi impossible de les éprotiver cbntte qtii que ce soit,
qu'il m'est pénible de les inspiirér.
« Lorsqu'on lit sur un auteur un article louangeiir ou une
Tioletite diatribe, on ne manque pas dé se fleurer qu'atitaht
celui tjtd en est l'objet approuve le premier et eii tire vanité,
autant son amoùr-propre se révolte à la lecture du second.
Eh bien ! souvent on se trompe. J'ai ëptobvé, du moins en ce
qui me regarde, un vif regret et une grande confusion de voir
mon indulgent critique me comparer âTétbibent écrivain Geor-
ges Sand... Georges Sand est uhe femine tellement exception-
nelle, d'Un talent si supérieur, d'uri catîactère fei digne, que, cette
comparaison, bien faite pour la rabaièser littérairement, arrivât-
elle à ses oreilles, elle ne s'en offenserait pas ; et quant à moi, je
sais que si je me tiens à ma place, nul ne pourra m'en ôter, soit
pour m'élever plus haut, soit pour me faire descendre plus bas.
« Je me rappelle ici une conversation que j'avais souvent avec
une personne bien chère, qui m'était unie par des liens étroits,
^t que je ne reverrai plus que dans le ciel, si Dieu me fait la
pâce que je m'y retrouve avec elle.
Digitized by VjOOQIC
128
REVUE BRITANNIQUE.
« Il te manque une chose pour être un écrivain de renom,
disait-elle.
« — Il m'en manque tant ! Laquelle veux-tu dire?
« — Il te manque des ennemis.
« — Jésus! Et pourquoi en aurais-je?
« — Parce que j'amaîs ils n'ont manqué à un écrivain de
« renom.
« — Je me réjouis donc doublement de n'être pas de ces écri-
« vains-là. Tu sais que je déteste le bruit. Ce qu'on appelle re-
« nommée est pour moi un vrai san-benito ; ce qu'on appelle
« gloire me semble une parole vide de sens, et s'amoindrit et
« se rapetisse encore à mes yeux, quand on suppose qu'une
« plume aussi faible que la mienne pourrait y atteindre. »
« Soyez donc bien persuadé, mon cher ami, que le dédain
du silence et de Toubli que m'a témoigné jusqu'ici, en général,
le groupe littéraire dont parle la Esperanza, j'en ai toujours été
reconnaissante comme d'une véritable faveur. Je n'ai jamais
comba\tu que les idées philosophiques antireligieuses et anti-
espagnoles. Si j'y ai gagné le mépris, les attaques, la malveillance
que signale la Esperanza, je ne le regrette point pour moi qui suis
un écrivain sans valeur ; je le regrette pour ceux qu'animent de
pareils sentiments, fils ingrats de la sainte Eglise et de la noble
Espagne. Dans tous les cas, j'aime incomparablement mieux réu-
nir les beaux traits , les nobles peintures de notrapays et de nos
mœurs, ces douces légendes, ces naïves et populaires poésies de
l'Espagne, pour les voir traduire et admirer, comme on le fait,
chez les peuples étrangers, que de traduire moi-même et d'in-
troduire chez nous les idées étrangères, en ce qu'elles ont de
plus antichrétien, de plus acerbe et de plus haineux. »
Qu'elle écrive une lettre, un billet ou un roman, Feraan Ca-
ballero y met toute son âme.
Antoine de Latoor.
Digitized by VjOOQIC
HISTOIRE NATURELLE.
L'OISEAU-SERPENT.
La nature semble parfois, dans ses bizarres combinaisons, se
plaire à rassembler les éléments les plus hétérogènes pour en
créer un être en quelque sorte fantastique. Nous voyons nager,
vder, ramper des animaux de formes similaires, et de là nais-
sent des erreurs que les observations les plus attentives et les
progrès de la science ont souvent peine à déraciner. Ainsi Tat-
ieau'serpent a été, si Ton en croit Wilson, Vobjet des fictions les
plos extravagantes ; les premiers voyageurs, qui avaient sans
doute aperçu son long cou onduler au milieu des plantes aqua-
tiques ou du feuillage des arbres, ne le signalèrent comme rien
moins qu'un monstre moitié serpent, moitié canard.
Tout en paraissant justifier une opinion si extraordinaire,
Bnffon s'est rapproché de la vérité en disant, dans son langage
si plein de sens, que ce curieux animal fait aisément naître Tidée
d'un reptile enté sur le corps d'un oiseau.
Habitant de TAfrique et du nouveau monde, ses mœurs, ses
formes, son plumage, manquant rarement de fixer Tattention
des observateurs, on ne s'étonnera point qu'il ait reçu divers
noms en différents lieux ; les Hottentots rappellent assez exac-
tement slange hais voogei (oiseau à cou de serpent] ; Scopoli le
désigne par la dénomination de plottus ; Hoehr par celle de
ptinx; Linné et Klein par celle de ploluSy adoptée dans la plu-
part des systèmes et des catalogues nouveaux. Audubon, qui
s'est rangé à cette opinion, ajoute que les créoles de la Louisiane,
^ SÉRIE. — TOME I. 9
Digitized by VjOOQIC
130
REVUE BRITANNIQUE.
aux environs de la Nouvelle-Orléans, le connaissent sous le nom
de beC'à'lancetle, tandis qu'à l'embouchure du Mississipi on lui
donne celui de corneille d'eauy et dans la Caroline du Sud celui
de cormoran. Il y a plus; quelques-uns de nos frères d'outre-
mer tiennent beaucoup à se montrer classiques; aussi les na-
turels des parties méridionales de la Floride lui décernent-ils le
titre de dame grecque [greeian lady), sans qu'Audubon nous initie
au motif de cette appellation flatteuse. L'infatigable ornitholo-
giste, qui, pour son compte, lui donne en langage commun le
nom de darter à plastron noir, avoue cependant qu'il est plus
généralement connu sous celui à' oiseau-serpent (snake-bird).
Brisson et Buffon l'ont baptisé anhinga.
La classification de cet étrange oiseau est des plus difficiles,
puisqu'il participe à la fois du cormoran, du pélican et du héron .
Si ses ailes et sa queue lui donnent une analogie décidée avec
le cormoran, il faut pourtant reconnaître que son corps est plus
gros et moins élongé ; qu'il a plus d'envergure, et que sa queue
plus longue, qui fait un utile contre-poids à son cou, lui sert de
gouvernail pour la direction de son vol.
Quant aux formes internes, le sternum de l'anhinga ressemble
tellement à celui du cormoran, et par conséquent à celui du pé-
lican, qu'il faut une attention extrême pour distinguer l'un de
l'autre.
Outre ce premier rapprochement avec le pélican, il en est
d'autres encore plus caractéristiques qui ont déterminé les or-
nithologistes à l'agréger à la même famille. L'anhinga porte
sous le bec une poche peu développée, il est vrai, mais de la
même forme que celle du pélican ; une simple protubérance
oblongue lui tient lieu de langue ; le système cellulaire sous-
cutané très-développé, surtout les cellules longitudinales du cou,
rappellent la construction du héron dont le bec et les os du cou,
qui présentent la même courbure entre les septième et huitième
vertèbres, semblent avoir servi de modèle à ces mêmes parties
de l'anhinga.
Nous devons à Levaillant une magnifique description de
l'anhinga d'Afrique; il lui donne un bec et des pieds jaunes ; le
dessus et le derrière de la tête rouge-brique, bordés d'une sorte
de ruban noir descendant jusque sur les épaules ; le front et les
Digitized by VjOOQIC
l'oiseau-serpent . 131
côtés du coad'un blanc pur ; la gorge et la partie antérieure du
cou d'oD jaune d'ocre pAle ; la partie inférieure du cou rougefttre
et semée d'oceliations blanches ; les ailes, le manteau, les grosses
peooes des ailes et de la queue de couleur brune, mais cha*'
tojant de reflets verdâtres.
Qaant à Tanhinga d'Amérique, Andubon est entré dans les
détails les plus minutieux sur ses formes et son plumage. Chez
le mile adulte, dit-il, le bec, deux fois plus long que la tête, pe-
tite et oblongue, est presque droit, effilé, garni d'un sac orange,
et se termine en pointe très-aiguë ; les mandibules légèrement
courbées en sens inverse, garnies d'une dentelure très-fine et
très^cérée, sont, celle d'en haut, de couleur olive foncé à bords
jaunes, et celle d'en bas, d'un jaune brillant à bords verdfttres ;
le cou noir, très-long et mince, qui se dilate comme celu du
cormoraoyse détache du corps, de même couleur lustrée, mince
et éloDgé, et semé, aux parties inférieures de derrière, de petites
taches blanches oblongues formant deux larges bandes ; le tarse
tiis^urt, olive foncé par devant, jaune par derrière, et écaillé,
est attaché à des pieds vigoureux, dont les ongles brun noir
sont grands, forts, courbés et très-aigus, et les doigts unis par
Que membrane épaisse.
L'œil rouge est entouré d'un espace nu, bleu verd&tre; les
plumesde la tête, du cou et du corps, d'un vert noir lustré, sont
serrées, lisses, soyeuses, oblongues, les barbes désunies vers
le bout. Cette uniformité de couleur serait complète si, de cha-
que côté, vers le milieu du cou à partir de l'œil, on ne trouvait
une autre série de plumes élongées, étroites, peu serrées, d'un
blanc pourpré ou lilas pâle, longues d'un pouce au temps de la
couvaison. Les pennes scapulaires, d'un bleu noir brillant,
tiès-élongées, lancéolées, se terminent en pointes roides, mais
élastiques; les ailes, tachetées de blanc dans la partie supé-
rieure, sont garnies de pennes fortes, fermes et courbées, variant
de longueur entre elles; la queue, de mêmes nuances que les
ailes et les scapulaires, étroite à la base, se compose de douze
plumes très-fortes, s'élargissant graduellement jusqu'à leur ex-
trémité, et bordées d'une bande rouge brun qui s'éclaircit jus-
qu'au blanc; les deux plumes du milieu sont, en outre, curieu-
sement marquées de lignes transversales alternativement élevées
Digitized by VjOOQIC
132
REVUE BRITANNIQUE.
et déprimées. La longueur de l'oiseau, de la tête jusqu'au bout
de la queue, mesure 90 centimètres; son poids est de 1^" ,6.
Le plumage de la femelle adulte ne diffère guère de celui du
mâle que par des teintes moins foncées et moins distinctes.
Outre leur obstinée persévérance, on ne saurait trop admirer
le mépris des dangers, des fatigues de toutes sortes, que bravent
volontairement les naturalistes entraînés par leur amour pour
la science. La chasse aux anhingas nous en fournit de singuliers
exemples.
Commençons par Levaillant.
Avide d'observer deux anhingas dans le voisinage de l'habi-
tation d'un Plu tus africain, il put en approcher assez pour les
voir plonger et saisir des poissons de taille moyenne qu'ils ava-
laient sur place; mais quand la proie était hors de proportion
avec leurs cous effilés, ils prenaient leur vol vers une roche ou
un tronc d'arbre et, là, mettaient en pièces leur victime à coups
de bec.
Ils avaient construit leur nid très-près d'un cours d'eau, afin
d'y lancer aisément leurs petits, soit qu'ils fussent devenus en
état de nager, soit qu'un danger pressant ne leur laissât d'autre
refuge que cet élément tutélaire.
Levaillant fit longtemps de vains efforts pour enrichir ses
collections de ces curieux oiseaux. 11 réussit bien plusieurs fois
à les approcher à portée, mais on en était encore au bon vieux
temps du fusil à pierre, et les plongeurs, nageant entre deui
eaux, ne* laissaient en vue que leurs têtes qui disparaissaient au
moment même où le silex émettait l'étincelle. Aussi, tandis que
le chasseur, plein d'espoir, cherchait à démêler, au milieu des
flocons de fumée, l'effet de son adresse, l'oiseau rusé le trompait
par une course sous-fluviale et s'envolait au loin derrière lui.
Un jour enfin, la fortune lui devint favorable, et le récompensa
en une fois de ses inutiles travaux si souvent répétés ; les deux
oiseaux tombèrent sous ses coups.
Le docteur Bachmann, à son tour, nous raconte ses épreuves
dans sa description de la terre natale des oiseaux-serpents. II se
rendit, en juin 1837, au marais de Chisolm, à environ sept
milles deCharlestown, dans la Caroline du Sud. Dès son arriv.a\
un oiseau passa sur sa têle, se dirigeant vers la partie supé-
Digitized by VjOOQIC
l'oiseau-serpent. 133
rieare de Tétang, en un lieu écarté et presque inaccessible
derrière de hautes herbes marécageuses. On n'en pouvait ap-
procher que par eau. Notre aventurier ne trouva sur les bords
qu'un mauvais petit canot qu'il calfata de son mieux, sans par-
Feoir néanmoins à empêcher Teau d'y pénétrer. Deux personnes
seulement pouvaient s'y placer. Trois amis qui raccompagnaient
prirent aisément leur parti de demeurer à terre. Le docteur et
son domestique, qui s'entendait parfaitement à manœuvrer cette
bèk barque, se mirent bravement en route.
Ik se trouvaient sur une réserve, mot qui, dans le pays, dé-
signe un étang creusé de main d'homme. Cette réserve avait
pour objet d'arroser les terres et de couvrir des champs de riz.
Qle était semée de petites lies couvertes d'épais bouquets d'une
petite espèce de laurier (laurus geniculata) et de saules noirs (salix
nigra) entremêlés de smilax et d'autres plantes. Les chasseurs
troayèrent ces îles couvertes de nids de hérons de diverses es-
pèces ; puis ils arrivèrent à une peuplade de bihoreaux (hérons de
miXnight hérons); plus loin encore, chaque coup d'aviron aug-
mentait les difficultés. Une boue profonde et liquide parut bientôt
à la surface de l'eau ; le bateau, outre qu'il ne flottait plus, était
à chaque pas retenu par les lianes et les roseaux. De gros chênes
Terts et des cyprès élevaient au ciel leurs majestueuses branches
couvertes de mousses d'Espagne tombant jusque sur Teau, et si
épaisses qu'elles interceptaient le jour. D'énormes alligators se
vautraient dans la vase ou s'élançaient des nombreux troncs d'ar-
bres, autour desquels fourmillaient des terrapères, des serpents
€t autres reptiles. Le docteur et son compagnon avaient non-
seulement à se garder de chavirer dans cette boue dangereuse
à tant d'égards, mais encore à se défendre de myriades de mous-
tiques qui s'acharnaient sur eux. Après une marche très-lente,
ils entrèrent enfin dans un espace ouvert, où les arbres n'attei-
gnaient qu'à une hauteur modérée. Là, le docteur reçut sa ré-
compense par la vue sans obstacle d'un nid d'anhingas. La
femelle couvait en ce moment; à l'approche du bateau, elle se
hocha, par la force de son bec, sur une branche située à un
pied au-dessus d'elle, et sur laquelle elle resta le cou tendu,
immobile comme une statue. Le bon docteur, quoique zoologiste
accompli, était, à ce qu'il semble, un chasseur fort médiocre ;
Digitized by VjOOQIC
134 REVUE BRITANNIQUE.
mais il l'avoue lui-même de si bonne grâce, qu'il sérail déplacé
de s'appesantir sur cet incident.
« Me trouvant, dit-il, à vingt mètres de cette intéressante
créature, je dirigeai vers elle ma courte carabine ; le balan-
cement du canot, ou peut-être mon peu d'habitude, la sauva ;
elle conserva son immobilité; trois fois je fis feu sans par-
venir à la toucher; enfin, une balle ayant brisé la branche qui
la soutenait, elle ouvrit ses ailes, et, prenant son vol, elle se
trouva bientôt hors de portée et conséquemment hors de tout
danger. »
Venons maintenant à Audubon qui donne pour patrie aux
anhingas les Florides et les basses terres de la Louisiane, de
l'Alabama et de la Géorgie. Quelques-uns, suivant lui, passent
l'hiver dans la Caroline du Sud ou dans quelque autre district
à l'est de cet Etat ; d'autres, au printemps, s'avancent jusque
dans la Caroline du Nord et procréent le long de la côte. Il en a
trouvé au mois de mai au Texas et sur les eaux de la rivière
Saint-Hyacinthe où ils pondent, dit-on, et passent aussi l'hiver.
Il a encore remarqué que ces oiseaux remontent rarement le
Mississipi au delà du voisinage des Natchez, d'où presque tous
redescendent aux bouches de ce grand cours d'eau, et vers les
nombreux lacs et étangs qui Tavoisinent, où il les avait observés.
« Ceux, dit-il, qui remontent le Mississipi, ceux qui visitent les
Carolines, aririvent à leurs lieux de repère au commencement
d'avril, parfois même en mars, et y restent jusqu'au commen-
cement de novembre. »
Suivons maintenant notre naturaliste dansjes scènes sauvages
pour lesquelles il se sentait un insurmontable penchant.
Il passa bien des jours d'été au milieu des marécages les plus
effrayants des profondes forêts de la Louisiane, observant dans
une anxiété silencieuse les mœurs de cet oiseau. Il vit la fe-
melle se poser sur son nid, construit avec un soin tout maternel
sur une grosse branche d'un cyprès très-élevé, qui s'élançait
du milieu d'un lac, comme jeté par la main de quelque magi-
cien. Elle suivait d'un œil inquiet tous les mouvements de la
buse rusée ou de l'artificieuse corneille, dans la pensée que ces
maraudeurs pourraient bien lui dérober son trésor. Au-dessus
du nid planait le mile, observant tour à tour les nombreux en-
Digitized by VjOOQIC
l'oisbau-seepent . 135
Demis de sa race et sa chère compagne, dont il partageait oordia*
lestent et les peines et les joies.
< Au Tol, il se meut, dit Audubon, en cercles plus larges à
mesure qu'il s'élève, jusqu'à ce qu'enfin, n'apparaissant plus
que eomme un point noir, il s'évanouisse presque entièrement
dans la vaste étendue du ciel bleu ; puis tout à coup fermant ses
ail^, s'abandonnant à son poids, il vient se poser sur le bord
de son nid pour regarder tendrement sa bien-aimée. »
Vingt jours plus tard, notre observateur trouva sous le cyprès
les coquilles des œufs flottant sur la vase verte de Teau sta-
gnante; la mère en avait débarrassé sa demeure. Profitant d'un
moment favorable, il se hâta de grimper au nid, dans lequel les
jeunes oiseaux, couverts de duvet, ondulaient déjh instinctive-
ment leurs longs et faibles cous, et ouvraient leur bec pour re-
eevoir leur nourriture. Se retirant alors vers un lieu caché, il
rit bienlAt arriver la mère avec de nouvelles provisions, corn**
posées de poissons péchés dans le lac, et distribuer à chacun de
ses enfants sa part toute préparée. Il observa la croissance des
jeunes oiseaux, suivant chaque jour leurs progrès évidemment
influencés par les variations de la température et l'état de l'at-
mosphère. Peu de jours après, ils se levaient presque droit dans
un espace à peine suffisant pour les contenir, et bien que les
parents leur prodiguassent encore des témoignages de leur
tendresse, il crut cependant remarquer en eux quelque refroi-
dissement. L'excellent homme ne vit pas sans regrets cette
désaffection apparente, qui n'était pourtant autre chose que
laecomplissement des lois de la nature; sa tristesse redoubla la
semaine suivante lorsqu'il vit les oiseaux chasser leurs enfants
de leur nid et les forcer à se précipiter en tournoyant dans
Teau qui les entourait de toutes parts. Il ne comprit pas tout
d'abord cet amour à la fois tendre et rigoureux ; mais il découvrit
bientôt que cette expulsion avait pour double but d'apprendre
aux jeunes oiseaux à se suffire à eux-mêmes, et d'élever une
nouvelle famille avant le commencement de la mauvaise saison.
Bien que les anhingas se montrent dans le voisinage de la
mer, où ils vont quelquefois couver, Audubon n'en a jamais vu
pêcher dans l'eau salée. « Us montrent, dit-il, une préférence
Biarquée pour les rivières, les lacs, les lagunes de l'intérieur,
Digitized by VjOOQIC
136 REVUE BRITANNIQUE.
mais toujours dans les parties les plus basses du pays. Plus le
lieu est écarté Qt tranquille, plus ils s'y attachent et y demeu-
rent. Les eaux lentes des rivières et des lacs des Florides fa-
vorisent merveilleusement^leurs habitudes, parce qu'elles con-
tiennent en abondance des poissons, des reptiles, des insectes ;
et comme la température varie peu avec les saisons, leurs ap-
provisionnements sont à peu près certains. Partout où ces con-
ditions favorables se rencontrent dans les autres parties des
Etats du sud, on trouve des anhingas en nombre proportionné
à rétendue des localités. On n'en voit que très-rarement sur des
courants rapides, et plus rarement encore sur des eaux limpides.
Jamais on n'en rencontre sur un étang entièrement entouré
d'arbres assez élevés pour gêner leur vol ; ils préfèrent généra-
lement les pièces d'eau fortifiées de marécages profonds et pres-
que impénétrables, semées, vers le centre, de quelques grands
arbres des branches desquels ils puissent apercevoir rapproche
d'un ennemi assez aisément pour fuir en temps utile. Selon Au-
dubon, l'anhinga ne plonge point d'un lieu élevé pour saisir sa
proie. Quelques naturalistes cependant assurent le contraire, se
fondant sans doute sur son habitude de se lancer quelquefois
silencieusement dans l'eau du lieu où il perche pour aller en-
suite nager et plonger à la façon du cormoran.
Dans la saison des amours, les anhingas ne vont jamais que
par couples ; mais, en hiver, ils semblent se plaire en troupes ;
on en rencontre ensemble jusqu'à huit et même davantage. Ce
n'est toutefois que dans des occasions fort rares qu'Audubon,
se trouvant au sud de la Floride, en découvrit par centaines et
s'en procura un grand nombre sur la rivière de Saint-Jean, les
lacs qui Tenvironnent et ceux d'une plantation voisine, située à
l'est de la péninsule. Là, il observa que les jeunes anhingas,
comme les jeunes cormorans, les jeunes hérons et beaucoup
d'autres oiseaux, se séparent des vieux de leur espèce dès qu'ils
ont atteint toute la perfection de leur plumage.
L'anhinga est un oiseau de jour, aimant, comme le cormo-
ran, à retourner tous les soirs, vers la brune, dans les mêmes
lieux, tant qu'on ne vient point l'y molester. Audubon en avait
vu plusieurs fois de trois à sept se poser, pour y' passer la
nuit, sur les hautes branches mortes d'un arbre élevé. Lorsqu'il
Digitized by VjOOQIC
L 01S£AU-S£RPENT . 137
en ettt tué et blessé quelques-uns, le reste abandonna la place
et alla chercher une noise très-sérieuse à une autre compagnie
domiciliée à deux milles plus loin, et dans laquelle les émigrés
De par?iorent qu'après de longues contestations à obtenir le
droit de bourgeoisie.
Malgré les analogies extérieures dont nous avons parlé avec le
cormoran, les anhingas en diffèrent grandement lorsqu'ils sont
10 repos, tant pour les habitudes que pour les postures. Ainsi,
tandis que les cormorans perchent côte à côte, les anhingas
conservent entre eux quelques pieds ou quelques mètres de di-
stance, suivant la nature des branches. Dans leur sommeil ils ne
fléchissent pas sous eux comme font les cormorans ; ils restent
presque droits, la tête enfouie sous les plumes scapulaires, et
faisant de temps à autre entendre une espèce de sifflement.
Lors des temps pluvieux, ils restent généralement au perchoir
pendant la plus grande partie du jour, droits sur leurs jambes,
le cou et la tète élevés, immobiles, comme pour laisser égoutter
Teaa de leur plumage ; parfois ils se hérissent, se secouent vio-
lemment et ne tardent pas à reprendre leur immobilité.
Audubon, pour se procurer des sujets, profita de ce penchant
i percher dans les mêmes lieux. Se trouvant en hiver sur une
plantation dans la Floride, il visitait d'habitude un chenal
tortueux qui s'étendait à plus d'un mille ; les anhingas s y mon-
traient dans toute leur force ; là aussi, la loutre, Talligator et
nombre d'oiseaux de diverses espèces trouvaient une nourri-
ture abondante. Il sut bientôt que les anhingas perchaient sur
on grand arbre mort. La place était bien choisie ; les pré-
cautions les plus minutieuses, les efforts les plus constants
échouaient devant l'impossibilité d'approcher en bateau, ou
de se glisser entre les ronces, les cannes et les palmiers nains
qui encombraient les rives. Il rama donc directement vers l'ar-
bre, accompagné de son fidèle et intelligent terre-neuve. Les
oiseaux, dès qu'ils l'aperçurent, prirent leur vol en remontant
le courant ; mais ayant placé deux nègres avec l'ordre de les
bire rabattre sur lui, il fit avancer sa nacelle, se cacha avec son
ehien dans les plantes enchevêtrées, sans perdre de l'œil son
arbre mort, où bientôt un anhinga, ignorant le danger, vint se
poser et semouvoir en tous sens, comme s'il eût pris à tâche de
Digitized by VjOOQIC
138
REVUE BRITANNIQUE.
favoriser les études du naturaliste. Peu après, il tombait fou-
droyé dans Feau, où le chien, allant le chercher, fit disparaître
toute trace de cette première expédition. Audubon put ainsi,
en un seul jour, s'assurer de quatorze de ces oiseaux, et, nous
regrettons de le dire, en blesser plusieurs autres. Il s'appesantit
avec complaisance sur l'approche difficile de ces arbres à an-
bingas toujours surplombant Teau, qu'ils s'élèvent sur la rive
ou au milieu d'un lac. C'est sur ces arbres que ces oiseaux'
saluent joyeusement les premiers rayons du soleil ; que plus
tard, les ailes et la queue étendues, le bec ouvert, la poche pen-
dante, ils attestent la chaleur intense de son ardent foyer, ce qui
leura fait donner aussi le nom d'oiseaux du soleil; qu'ils lancent
par saccades soudaines leur long cou et leur tête dans toutes les
directions, laissant bien loin derrière eux toutes les contorsions
destorcols. Les récits d'Âudubon sont tellement vrais, tellement
animés que nous croyons le voir patauger dans la boue et la
vase, se réjouir au lieu de se plaindre du refroidissement de tout
son corps, et s'éloigner, non sans regret, de cette rive où il laissait
des myriades de mouches avides, de cousins, de moustiques,
qui l'avaient martyrisé pendant des heures entières, alors qu'il
observait les mouvements des « dames grecques »
Comme il remontait un jour la rivière de Saint-Jean, dans la
Floride orientale, son bateau entra dans un bassin circulaire
d'une eau claire et peu profonde. Là, Audubon eut l'occasion
d'observer la manœuvre d'un anhinga femelle pour tromper son
ennemi dans une situation critique. Dès que le bateau avait paru,
l'oiseau avait jeté sa tête en avant, comme pour mesurer atten-
tivement le danger. Il lui eût été facile de s'échapper ; l'espace,
entouré d'arbres très-élevés, était des plus resserrés ; il n'avait
qu'à prendre son vol et passer rapidement au-dessus de la tête
des chasseurs : peu d'instants auraient suffi pour le mettre en
sûreté ; ce coup apparemment lui parut trop audacieux. Il laissa
arriver le bateau presque jusqu'à toucher l'arbre qui le portait,
puis, se jetant tout à coup en arrière, comme par un saut pé-
rilleux, couvert par les branches, il s'élança du côté de la forêt
dont l'épaisseur le mit bientôt hors de vue.
Audubon relève une erreur très-répandue qui prête h Tan-
hinga l'habitude de caoher en nageant son corps sous la surface
Digitized by VjOOQIC
l'oiseau-serpent . 139
deroAU. II use, en effet, de ce moyen, lorsqu'il craint un dan-
ger; mais, en toute autre occasion, il nage de la même manière
que les antres oiseaux. Dès qu'un anhinga aperçoit un ennemi,
il disparaît rapidement , comme le cormoran , le harle , le
grèbe, etc.; plus le danger est proche, plus il plonge profondé-
ment, et si adroitement et en déplaçant si peu d*eau, qu'il laisse
à peine quelque ride sur le lieu de sa disparition. Puis, il re-
TÎent à la surface, ne sortant de Teau que sa tête et son cou,
dont les formes particulières et les mouvements onduleux rap-
pellent alors, i s'y tromper, les formes et les habitudes du ser^
pent; la tête se tourne constamment de côté et d'autre, et le
bec s'ouvre souvent, sans doute pour aspirer tout Tair néces-
saire k un nouveau plongeon. D'autres fois, il ne fait que tracer
arec son bec un léger sillage presque imperceptible même h
une courte distance.
Lorsqu'il pêche sans être inquiété , il plonge exactement
eomme le cormoran, revenant à la surface avec le poisson qu'il
a saisi et qu*il secoue vivement. Si sa proie est trop grosse, il la
jette en l'air, la reçoit dans son bec, l'avale et plonge de nouveau.
Lorsqu'un anhinga est blessé au perché, il ne manque jamais
de tomber perpendiculairement dans l'eau, le bec en avant, les
ailes fermées, la queue repliée ; il parcourt alors au-dessous de
la surface tant de chemin qu'on peut rarement s'en emparer. Si
on s'acharne à le poursuivre, il plonge le long des bords, s'at-
taehe par les pieds aux racines des arbres ou des plantes aqua^
tiques, et demeure ainsi suspendu Jusqu'à ce que la vie lui
échappe. Si, sur un arbre, il se sent frappé mortellement, il
grimpe parfois résolument aux branches supérieures pour se
soustraire au chasseur, qui , dans ce cas, n'a d'autre parti à
prendre que d'attendre sa chute. S'il tombe blessé sur la terre,
il se défend avec courage, regardant fièrement son ennemi; si
on le saisit par le cou, il déchire de ses ongles aigus ou frappe
dangereusement de ses ailes. Souvent Audubon a vu sa victime
épier son approche ou celle de son chien, se lever, rester ferme,
autant que la douleur pouvait le lui permettre, la tête en arrière,
le bec ouvert, le cou gonflé de colère, s'élancer à un moment
calculé, frapper ou saisir de son bec effilé et tranchant, et cau-
ser ainsi une forte et douloureuse blessure.
Digitized by VjOOQIC
uo
REVUE BRITANNIQUE.
Les nids de ces oiseaux sont placés tantôt sur des arbres peu
élevés, Si huit ou dix pieds au-dessus de Teau, si Fendroit est
écarté , tantôt sur les branches les plus élevées des plus grands
arbres. Dans les Etats de la Louisiane et du Mississipi, on les
trouve généralement sur de grands cyprès au centre de lacs ou
d'étangs, ou surplombant les bords des lagunes ou des fleuves
à cours lents, loin des lieux habités. Ces nids , souvent soli-
taires, sont parfois entourés de centaines et même de milliers
de nids de diverses espèces de hérons, surtout de grands hérons
blancs et bleus. Tous sont à peu près de même dimension, de
même forme et construits des mêmes matériaux. Le docteur
Bachman en possédait un de deux pieds de diamètre, peu pro-
fond, et ressemblant à celui du cormoran de la Floride. Le fond
se composait de bâtons secs croisés, dont quelques-uns avaient
un demi-pouce de diamètre. La partie supérieure, aussi solide
que chez tout autre nid de la famille des hérons, était faite de
branches vertes du myrte commun, de beaucoup de mousse
d'Espagne et de quelques racines légères. Ce nid contenait
quatre œufs; un autre, observé le même jour, contenait
quatre jeunes oiseaux ; un autre encore n'en contenait que
trois. M. Abbott, de Géorgie, a avancé qu'un nid qu'il examina
contenait deux œufs bleu de ciel et six petits vivants, presque
tous à différents degrés de croissance. Audubon s'inscrit en faux
contre cette assertion, et déclare qu'elle n'a jamais été confirmée
par l'expérience ; mais il se range à Tavis de M. Abbott, quant
à la coutume de ces oiseaux d'occuper le même arbre pendant
une suite d'années. Il en a vu un couple couver dans le même
nid pendant trois saisons consécutives, l'agrandissant et le ré-
parant à chaque printemps, comme ont coutume de faire les
cormorans et les hérons. Selon le même auteur, les œufs,
de forme allongée, ont, en moyenne, deux pouces cinq hui-
tièmes de bout en bout, un pouce un quart de diamètre ; ils
sont d'un blanc terne uniforme, et couverts d'une substance
calcaire, sous laquelle on trouve, en la grattant, la coquille d'un
bleu clair, ressemblant exactement à cet égard aux œufs des
diverses espèces de cormorans d'Amérique. Il signale aussi deux
différences sensibles entre l'anhinga et le cormoran. L'anhinga
marche rapidement vers la perfection de son plumage, qu'il
Digitized by LjOOQ IC
l'oiseau-serpent. 141
coosenre intact pendant toute sa vie, les mues successives n'al-
térant en rien les couleurs, tandis qu'au contraire il faut au
cormoran deux ou trois ans pour arriver à son apogée, qui dé-
eline aussitôt après la saison de Tamour.
C'est une loi de la nature que les carnitores ou piscivores
supportent aisément de longs jeûnes, parce que, leurs repas étant
fort précaires, il faut qu'ils puissent rester plusieurs jours et plu-
sieurs nuits sans manger. L'anhinga ne fait pas exception à cette
règle, mais on a lieu de s'étonner de la prodigieuse quantité de
poisson quïl consomme. Le docteur Bachman et Audubon
donnèrent un jour à un de ces oiseaux, Agé d'environ sept
mois, un poisson de neuf pouces et demi de longueur sur deux
de diamètre, lequel disparut immédiatement tout entier. Une
heure et demie plus tard, la digestion étant évidemment termi-
née, le glouton emplumé avala encore trois autres poissons
de même taille. Une autre fois, ils placèrent devant ce même
oiseau plusieurs poissons longs d'environ sept pouces et demi ;
il en engloutit neuf l'un après l'autre, et il en aurait dévoré bien
dayantage, si on l'eût laissé faire. Enfin, il avala aussi des plies
de sept pouces de large ; il lui suffisait d'allonger le cou pour les
comprimer et les faire descendre. Toute espèce de poisson lui
était bonne, excepté les anguilles, objet de son antipathie mar-
quée, et qui , de leur côté, paraissaient se trouver fort peu à
Taise dans son estomac ; aussi éprouvait-il de grandes incom-
médités à les conserver dans leur étroite prison. Cependant,
tourmenté pendant quelque temps par cette proie vivante, l'oi-
seau redoublait d'^efforts, et finissait par se rendre maître de ces
hôtes incommodes. En d'autres circonstances, il plongeait dans
une flaque profonde, et revenait tenant en son bec une écre-
TÎsse qu'il serrait et frappait évidemment pour briser sa cuirasse
avant de l'avaler ; au reste, il ne prenaitjamais de poisson sans
rapporter à la surface et sans lui faire subir une opération sem-
blable. On ne saurait douter que les anhingas ne se repaissent
principalement de poisson, mais l'expérience a fait connaître
qu'ils varient leur nourriture au moyen d'écrevisses, d'insectes
aquatiques, de sangsues, de crevettes, de têtards, d'œufs de
grenouille, de lézards et de serpents d'eau, de petits terrapères,
déjeunes alligators, etc.
Digitized by VjOOQIC
142
REVUE BRITANNIQUE.
Il y a beaucoup à apprendre avec les animaux goumis à une
domestication peu sévère. Audubon, en entrant un jour dans
la maison d'un planteur, près de la rive occidentale du Hissis-
sipi, remarqua deux jeunes anhingas si bien apprivoisés, qu'ils
suivaient partout leur maître et leur maîtresse. Ils prenaient in-
difléremment des poissons ou des crevettes, et se contentaient,
larsqu*ils n'en trouvaient pas, de maïs bouilli dont ils becque-
taient les grains un à un, à mesure que le maître les leur jetait.
Ils revenaient régulièrement le soir se poser au haut de la mai-
son. Mais, hélas ! ils étaient de même sexe, et de ce sexe ba-
tailleur chez lequel Tesprit de rivalité et de jalousie se déve-
loppe avec si peu de ménagement. Ils se livrèrent des combats
acharnés jusqu'à ceque, chacun d'euxayant trouvé une femelle,
ils attirèrent leurs « dames grecques » au perchoir où tous
quatre passèrent très-amicalement les nuits pendant quelque
temps. Bientôt les dames, qui probablement avaient déposé leur
trésor dans les bois, semblèrent avoir exercé sur leurs époux
Tinfluence accoutumée; tous quatre disparurent pour ne plus
revenir.
Le docteur Bachman a donné un récit des plus intéressants
des mœurs de ces oiseaux en état de domesticité. Il en avait
apporté chez lui trois jeunes, dont Tun, donné à un ami, ne
put arriver à bien et mourut, encore jeune, d'une aiïection
spasmodique. Les deux autres furent élevés dans la même cage,
et « c'était chose curieuse, dit le docteur, que de voir le plus petit
s'efforcer obstinément, lorsqu'il avait faim, d'introduire son
bec dans le cou de son compagnon, qui, cédant oomplaisam-
ment à ces tracasseries, se laissait retirer le poisson qu'il avait
avalé pour se nourrir. » Mais ce qui augmente encore l'inté-
vvX de ce tableau, c'est que le gros oiseau se trouva être un
mâle et le petit une.femelle, jetée ainsi par le hasard sous la
protection du premier. Malheureusement ce mâle mourut, pen-
dant une courte absence du docteur, par la négligence d'un do-
mestique, sort réservé aux favoris abandonnés aux soins des
valets. Il ne resta donc plus que la jeune femelle, sur laquelle
lo docteur concentra dès lors toutes ses études. « Cet oiseau,
dit-il, se nourrit de poisson qu'il jette en l'air après l'avoir tiré
do l'eau, et qu il absorbée la première occasion favorable, c'est-
Digitized by LjOOQ IC
L'0I9BAU*gERPENT . 143
i-dire quand le poisson tombe, la tête en bas, dans la direction
de son bec. D'abord, quand le poisson était gros, je le coupais
par morceaux, pensant que le cou étroit de Toiseau ne pourrait
se dilater assez pour le contenir tout entier; mais je m'aperçus
bientôt que je prenais là une précaution inutile. Un jour, après
avoir ballotté entre ses mandibules élastiques un poisson trois
fuis plus gros que son cou, il Fengloutit d'un trait et vint aussi^
tut à mes pieds faisant claquer son beo d'une manière si intel-
li|(ible, que je n'hésitai pas à augmenter la pitance. Cet oiseau
se montra susceptible d'attachement dès le début de sa capti-
vité ; il me suivait dans la maison, dans la cour, dans le jardin,
et près d'un étang où je le jetais, pensant que l'eau lui plairait
et fortifierait sa santé ; mais je le vis invariablement regagner
le rivage avec toute Tagilité d'un canard. Ce ne fut que lorsqu'il
eut atteint tout son plumage que ses goûts se modifièrent; il
commença alors à montrer une grande affection pour l'eau;
toutes les fois qu'il me voyait me diriger vers l'étang, il me sui-
vait en se dandinant, et, dès qu'il voyait son élément favori, il
j courait, non pour s'y jeter, mais pour y descendre posément
au moyen d'une planche ; il nageait d'abord en enfonçant dans
l'eau son long cou pour y poursuivre le poisson ; puis il plongeait
de tout son corps ; l'eau était assez limpide pour qu'aucun de
ses mouvements ne m'écbappAt ; je le voyais, après quelques
tours et détours, remonter à quarante ou cinquante mètres du
lieu où il avait disparu.
< Il était hardi au point d'attaquer dans la cour les poules,
les dindons, les chiens même, en leur portant, à droite et à
gauche, des coups de son bec acéré. Il se plaçait ordinairement
le premier à l'auge où se mettait la nourriture commune, et
empêchait ses commensaux de toucher un seul morceau avant
qu'il eût fait son choix ; mais, sa gourmandise une fois satis-
faite, il Jes laissait partager entre eux tout ce dont il ne se sou-
ciait pas pour lui-même.
« Cet oiseau, pendant les nuits d'été, dort en plein air, per-
ché sur les plus hautes branches des haies, la tête cachée sous
ses ailes ; dans les temps pluvieux, il reste immobile presque
tout le jour. Il se montre très-sensible au froid, se retirant près
du feu à la cuisine, où il dispute la meilleure place du foyer
Digitized by VjOOQIC
144
REVUE BRITANNIQUE.
aux chiens et aux hommes. Quand le soleil brille, il étend ses
ailes et sa queue, secoue ses plumes et semble au comble de la
joie au retour de nos jours les plus chauds et les plus resplen-
dissants. S'il marche ou sautille, il ne s'appuie pas sur sa
queue, comme fait quelquefois le cormoran. Lorsqu'on lui pré-
sente des poissons, il les saisit avee son bec et les avale glou-
tonnement; mais, quand on ne peut s'en procurer, il faut bien
qu'il se contente de viande. Si ce régime vient à lui déplaire, il
passe bien, de temps à autre, plusieurs jours sans manger;
mais, en ce cas, il devient très-tracassier, fatigue tout ce qui
Tentoure de ses cris continuels, et frappe de son bec les domes-
tiques, comme pour les punir de leur négligence.
« Il s'échappa un matin et donna lieu à une scène plaisante,
digne du pinceau de notre inimitable Cruikshank. Sorti de la
cour, il s'enfuit vers un étang 'situé à un quart de mille, dans
lequel il se jeta. Affamé depuis plusieurs jours, il s'approcha,
le bec ouvert, de quelques enfants qui jouaient dans un bateau.
Effrayés à la vue d'une si étrange créature surmontée d'une tête
qu'ils prenaient pour celle d'un serpent prêt à les dévorer, ils
ramèrent vers le bord pour lui échapper. L'oiseau prit la
même direction et arriva à terre en même temps qu'eux ; ils
s'enfuirent alors, toujours poursuivis, chez leurs parents, d'où
lanhinga reconnu me fut aussitôt renvoyé. Instruit par cette
expérience, et dans la crainte de le perdre, je n'hésitai pas à
lui couper une de ses ailes. »
Dans la saison de leurs amours, ces oiseaux, comme les
cormorans, les faucons, les corneilles, les hirondelles et quel-
ques autres, se recherchent en volant ; ils font alors entendre
une sorte de sifflement rapproché de celui des oiseaux de proie,
et qu'on a essayé de rendre par la syllabe trois fois répétée
ik, iky iky le premier son crescendo, et les deux autres dimi-
nuendo. Sur Teau, leur chant d'appel ressemble au grognement
du cormoran de la Floride, ce qui peut-être les a fait confon-
dre avec lui. Ils plongent sous toute espèce de matières flot-
tantes, les masses d'herbes mortes ou de feuilles accumulées
parle vent ou quelque courant, et même le manteau vert des
eaux stagnantes. On dit que l'oie salue tous les ponts à arche
basse ou tout objet projeté sous lequel elle passe ; Tanhinga en
Digitized by LjOOQ IC
l'oiseau-serpent . 145
/ait autant. Lorsqu'il nage entre deux eaux, il étend à demi
ses ailes, sans toutefois s'en servir comme de propulseurs ; sa
qaeue s'étale dans toute sa largeur et ses pattes lui servent de
rames, soit simultanément, soit tour à tour, suivant la direc-
tion qu'il veut prendre.
On voit que l'anhinga n'a, par ses mœurs ni même par ses
(ormes extérieures, rien qui doive l'exclure des familles ailées
oQ soit de nature à lui donner le mérite d'une merveille. Sur ce
dernier point, Topinion de quelques anciens naturalistes, basée
sur les rapports des premiers voyageurs, n'est bonne qu'à figu-
rer dans les fables ou dans les livres poétiques des métamor-
D. V. {Fraser Magazine.)
»• S(.lilK.— TOME I 10
Digitized by VjOOQIC
Nous ne pouvons aujourd'hui que donner les litres de deux ou trois
ouvrages, dont l'importance se révèle d'ailleurs par leur titre mêiiip
et les noms de leurs auteurs. C'est d'abord la première partie du
tome lU de V Histoire naiurelle géiiéraU des rèt/nes organiques , e(t., par
M. Isidore Geoffroy de Saint-Hilaire ^ Les vues originales du savant
professeur s'appuient ici, comme toujours, sur une érudition vérila-
blementencyciupédique. Ses hypothèses mêmes conduisent à des défi-
nitions si précises, la théorie s'empare si ingénieusement des faits
positifs , qu'il faudrait être Ciivier lui-même pour discuter avec
M. Geoffroy de Saint-Hilaire. Aussi, lorsque nous examinerons ce beau
livre, si par hasard nous nous permettions quelques objections, ce
serait en nous appuyant sur quelque autorité contradictoire. Nous do
savons si nous n'en trouverons pas une ou deux dans un second ou-
vrage qui nous arrive simultanément d'Angleterre, où il fait du bruit
parmi les physiologistes et les naturalistes. C'est le volume de M. Charles
DanK'in^ intitulé : de VOriyine des espèces au moyen d'une sélection na-
turelle, ou de la Conservation des races dans la lutte de la vie*. M. Charles
Darwin se rencontre quelquefois avec M. Geoffroy; quelquefois aussi
il a ses théories à lui.
Nous recevons ce mois-ci encore la Biographie de Charles Boruiet, par
M. le duc de Caraman, et nous la lisons, non-seulement pour en par-
ler, mais surtout comme introduction à l'étude des ouvrages qui, de-
puis Bonnet, ont fait faire de si vastes progrès aux sciences naturelles*.
< Un vol., librairie Victor Massou, place de rKoole-de-Médecine.
' Un vol. ; Murray.
^ Un Tol.. chez Valon, me do Bac.
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY.
Plusieurs noms illustres dans les lettres seront inscrits au
aécrologe de Tannée qui vient de finir ; la littérature anglaise
seule a perdu, à des dates très-rapprochées, trois de ses plus
grands noms : Prescott, Tbistorien de Philippe II, des rois ca-
tholiques Ferdinand et Isabelle , de Fernand Gortez et de
Pizarre; Washington Irving, historien aussi et justement sur-
Bommé TAddison américain ; Thomas Babington Macaulay en-
fin, renommé à tant de titres, et laissant interrompu un ouvrage
qui a créé on style nouveau dans la littérature historique de
son pays.
Le lendemain de la mort bien inattendue de lord Macaulay,
lorsque la tombe est à peine refermée sur son cercueil, nous ne
pouvons encore, comme la presse anglaise elle-même, qu'ex-
primer en quelques lignes rapides nos sympathies personnelles
et rappeler ses principaux titres de gloire littéraire aux lecteurs
d'une Revue qui n*ont pu l'apprécier que par la traduction de
^E.^sQis et de ses Biographies.
Ce n'est pas TAngleterre seule, c'est le monde littéraire tout
«utierqui, dans lord Macaulay, perd un génie presque universel,
un poète, un orateur, un critique, un historien, un biographe,
et ses amis un des plus merveilleux causeurs de ce temps-ci,
^oiuseur si charmant à écouter, que ceux qui ont quelquefois
dit épigrammatiquement qu'il abusait du monologue auraient
été les premiers bien fâchés de l'interrompre quand, encouragé
par ses auditeurs ravis, il s'abandonnait à sa verve. Nous lui
devons ce témoignage, et cependant nous l'avons moins sou-
vent entendu parler l'anglais que le français, qui n'était pas sa
Digitized by VjOOQIC
148
REVU£ BRITANNIQUE.
langue maternelle, mais qu'il parlait avec un choix d'expressions
littéraires, expliqué par la richesse de ses lectures et son goût
pour la littérature française, dont se ressent aussi son style
d'écrivain. Sa mémoire verbale était si prodigieuse, que nous
nous souvenons qu'un jour, déjeunant tête à tête avec lui, dans
son appartement d'Albany, comme il nous arriva de nommer
M. Guizot, lord Macaulay nous dit qu'à la même table et sur la
même chaise il avait eu souvent M. Guizot lui-même pour
interlocuteur, et il nous cita toute une conversation dans la-
quelle, certes, M. Guizot avait été écouté à son tour, car nous
reconnaissions des phrases textuelles entendues par nous de la
bouche de cet autre éloquent historien. Causer en français avec
M. Guizot, n'était-ce pas de la part de lord Macaulay un désinté-
ressement de causeur qu on aurait pu opposer à Sydney Smith
et à Jeffrey, lorsqu'ils revenaient quelquefois sur l'épigrammeà
laquelle nous faisons allusion ^ Encore un mot sur la mémoire
de lord Macaulay. Il l'avait richement meublée depuis sa plus
tendre enfance. Né en 1800 et d'un père presbytérien sévère
(M. Zachary Macaulay, le philanthrope négrophile), et d'une
mère maîtresse de pension, élève de l'ultra-morale Hannah More
et iille d'un quaker^, il sut de bonne heure par cœur les princi-
pales scènes de la Bible et jusqu'aux livres apocalyptiques.
Nourri en même temps de Tallégorie de Bunyan, le Voyage du
Pèlerin y sur laquelle il devait écrire un jour l'article que nous
avons publié en novembre dernier, l'enfant affublait volontiers
d'un nom biblique les amis et les visiteurs de la maison pater-
nelle, manière brève de les caractériser. Il faisait revivre ainsi
Moïse, Holopherne, Melchisedech et autres patriarches ou chefs
ennemis dlsraël. À la grande désapprobation de son père et de
sa mère, un personnage fut baptisé ainsi du nom de la Bêle de
r Apocalypse. Un jour qu'il était à la fenêtre, il voit arriver en
carrosse numéroté ce visiteur qu'on peut se figurer un peu
* Nous avons autrefois cité dans la Revue Britannique la plaisante des-
cente de Sydney Smilh aux enfers, où il trouvait Macaulay condamné par
Plulon à écouter un soliloque au lieu de le faire lui-même.
^ M. Zachary Macaulay, père de Thistorien, avait une soaur qui épousa nu
gentleman d'Angleterre, M. Thomas Babinglon, et celui-ci donna ses doux
noms (Thomas et Babingtou} i\ son neveu dont il fut le parrain.
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY. 149
rébarbatif, car, à son approche, Tenfant oublia la réprimande,
et s'écria : « Venez, venez voir si j'ai tort ! Voici encore la Bête
avec son chiffre. » Le fiacre portait le numéro 666.
Le jeune Macaulay ne lisait pas que les livres saints : il con-
nut de bonne heure les contes des Mille et utu Nuits^ qu'il racon-
tait à ses petits camarades avec la facilité d'élocution de la sul-
tane elle-même, et auxquels il emprunta depuis de si heureuses
allosions en écrivant l'histoire des conquérants anglais de l'Hin-
doustan. Lorsqu'il passa de l'école à l'université, au collège de
Cambridge, dans cette université si glorieuse à la fois de ses
mathématiciens et de ses poëtes, de son Newton et de son Hilton,
Thomas Macaulay se fit bientôt remarquer par ses fortes études,
ses discussions oratoires et ses poésies . Son camarade et son rival
parmi les étudiants ses contemporains était HacworthPraed, qui
taisait aussi des vers, mais surtout des vers badins ou des
landes héroï-comiques. Macaulay avait déjà publié sous le
Toilede Tanonyme des ballades modernes, lune sur l'Armada,
Tautre sur la bataille d'Ivry, lorsque, cherchant un champ en-
core inexploré en poésie, il inventa toute une série de Ballades
Romaines {Lays ofancient Rome), remplissant ainsi une lacune
dans la littérature latine, sous prétexte qu'à l'époque antérieure
àEnnius, les enfants de Romulus devaient avoir eu leurs Chants
dubùrder comme les Ecossais, leurs Romances comme les Espa-
gnols, leurs Niebelungen comme les Allemands, leurs Mabinogion
comme les Gallois. Ce que Macaulay disait dans sa préface de
Walter Scott poète peut lui être non moins justement appliqué
à lui-même : « Sir Walter Scott, qui joignait, dit-il, à la flamme
d'un grand poëte la curiosité minutieuse et la patience labo-
rieuse d'un grand antiquaire, etc. » Virgile, Ovide, Lucain et
Horace, le critique de VArs poetica, si Macaulay mort traver-
sait les Champs-Elysées classiques, tendraient une main frater-
nelle à celui qui a si bien célébré Horatius Codés, ce héros du
lac de Régille, Virginie et le devin Capys, dans la langue qu'on
parle aujourd'hui chez les insulaires dont les ancêtres étaient
'0(0 divisas orbe. En quittant Cambridge, couronné des lauriers
académiques, Macaulay se destinait à la profession du barreau;
mais, tout en suivant les cours de Lincoln's-Inn, il écrivait dans
les Revues et Magazines, tels que VEtonian et le Qaarlerly Ma-
Digitized by VjOOQIC
150 R£VUE BRITANNIOUE-
gaziiïe de Rtiight. 11 ne fit son début ditis là Reloue (fEdimi)Ourn
qu'en 1826, par son article surMillon.
Ce brillant article le classa tout d'abord au premier rang des
essai/isls, et il me sera permis de m'y arrêter Mh moment pour
ces deui raisons : que je lui dois la connaissance personnelle de
réminent écrivain, et que je crois pouvoir réfuter une assertion
répétée quelquefois en Angleterre : qu'il regrettait de l'avoir
écrit. LÀlheTKteum du 14 courant va jusqu'à dire que lord
Macaulay en était honievLX [ashamed). Si cet article ne fut tra-
duit et iiiséré dans la Revue Brilannitjue qu'au mois de juillet
1844, vitlgt ans après qu'il avait paru dans la Revue d Edim-
bourg, c'est, comme je l'expliquai alors, qu'en 1826 notre Revue,
dirigée par M. Saulnier, son fondateur, et qui n'existait que de-
puis un a'n, avait publié un article sur le même sujet; mais,
vingt ans plus tard, il était permis de ne plus craindre quelques
redites, et la réputation de lord Macaulay autorisait un nou-
veau directeur à remplir ce qui lui semblait une lalcune regret-
table dans une nouvelle série du recueil où ataient été suc-
cessivement publiés les beaux articles sur Bacon, Machiavel, etc.
Ayant fait moi-même cette traduction, je la fis parvenir à l'au-
teur anglais dont la lettre est trop élogieuse à mon égard pour
être citée textuellement ici, mais qui n'exprimait aucun regret,
puisque j'étais remercié surtout de la fidéUlé scrtipuleuse de la
version. Conime , entre autres paroles aimables, était le désir
de faire là connaissance personnelle du traducteur, et que
justetriëdt je itie rendais à Londres quelques jours après, je
m'etîij)ressai de profiler d'une invitation que j'avais recherchée
sans doute, et je fus d'autant mieux accueilli que je me pré-
sentai $ous les aiuspices d'un ou deux amis commuiis parmi
lesquels j'aîme à citer le savant et spirituel bibliothécaire des
affaires étrangères, M. Dumont. Naturellement, dans cette pre-
mière entrevue, il fut question de Milton et de l'article sur Mil-
ton. M. Macaulay alla au-devant de ma question en déclarant
qu'il tenait à cette composition de sa jeunesse, comme on tient
à un début heureux, et qu'il n'y changerait pas un mot en le
réimpriniartt avec ses autres Essais, quoiqu'il dût avouer que s'il
«Ivait â le refaire, il adoucirait quelques expressions un peu vives
qui ataiéfit pu paraître une apologie du régicide, dont Milton s*é-
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY. iSl
tait constitué Tavocat, expressions qui heuireusement, àjôula-t-iî,
sont contredites dans Tarticle même par le paragraphe où il est
dit: « Nous ne saurions approuver, répétons-le, rexécùtion de
Charles P', non parce que la Constitution exempte le roi de toute
responsabilité, sachant bien que ces maximes, tout excellentes
qu'elles sont, admettent des exceptions, mais parce que nous
sommes convaincu que la mesure fui très-nuisible S la cause
de la liberté, etc. » Je me permis de lui dire que c'était là aussi
une de mes raisons de croire que le régicide était un crime,
quoique ce ne fût pas la seule, et que, sous ce rapport, je pré-
férais à l'article sur Milton l'article sur Barrère, dans lequel
l'apologiste des fanatiques puritains de 164S traite plus sévère-
ment nos jacobins conventionnels de 93 *. «Dans l'article sur
Hilton, comme dans l'article sur Barrère, me dit M. itacaulay,
j'espère n'être qu'un whig anglais, acceptant toutes les consé-
quences d'une révolution faite au nom de la liberté, mais non
an révolutionnaire dans le sens français*. »
Les amis de lord Macaulay savent bien qu'il ne se rétractait
pas facilement. C'est ainsi que lui, petit-fils d'un quaker, il a,
dans la seconde édition de son tiistoire d'Angleterre, modifié à
peine quelques expressions de la flétrissure infligée dans la pre-
mière à William tenu, accusé d'avoir été un intercesseur peu
délicat auprès de Jacques II en faveur de quelques victimes de
^ i L'énergie tant vantée des jacobins n'était que Tivresse du Malais qui,
dans les famées de Topinm, tire son poignard et court à travers les rues,
frappant todt ce qu'il rencontre. » Article sur Barrère, septembre 4844.
1 Nous avons beau être de notre siècle et modîGer les opinions que nous
transmettent nos pères, il en reste toujours quelque chose, et ce n*est pas
toujours à regretter. Lord Macaulay ne pouvait être un ultra-whig, ni un
presbytérien exalté, comme tel de ses ancêtres ; mais il aurait cru être in*
fidèle é leur mémoire en se faisant tory et surtout jacobite, lui dont un as-
cendant, le révérend iohn Mac Âulay, était ministre de TËvangile dans les îles
Hébrides, lorsqu^après GuUoden, en 1746, le prince Charles-Edouard y errait
en fugitif. Ce révérend ministre donna des indications si précises sur la re-
traite de Charles-Edouard qu*il faillit le faire surprendre par les agents du
gOQrernement. Heureusement le Prétendant avait dans cette partie Sauvage
de TEcosse des partisans tout aussi actifs que pouvait l'être le ministre de
la fiaroisse qui, selon nous, aurait mieux fait, comme ministre de l'Evangile,
de ne pas empiéter sur les attributions de la police. Et là-dessus son petit-
fils était de notre avis.
Digitized by VjOOQIC
152
REVUE BRITANNIQUE.
la rébellion de Monmouth. Une polémique s'étant engagée à ce
sujet dans les journaux littéraires, il affecta longtemps de ne pas
y faire attention, pendant qu'il cherchait dans les Mémoires du
temps les pièces justificatives de son opinion, qui lui déaion-
trèrent enfin qu'il exista deuxPenn, dont Tun avait compromis
le nom de Tautrcmais que le célèbre Penn avait mérité de son
côté d'être pris pour son homonyme.
L'article sur Milton fut suivi à divers intervalles de ceux qui
avaient été d'abord réunis en volumes par un libraire américain,
lorsque MM. Longman les ont réimprimés à leur tour sous divers
formats. L'éditeur allemand Tauchnitz les a édités aussi en cinq
volumes de sa collection, en y ajoutant trois des biographies
fournies par l'auteur à la huitième édition de T Encyclopédie
Britannique, G QsX de cette dernière publication que nous avons
extrait la Biographie de W. Pilt, insérée dans la livraison de
mai dernier. Nous nous occupons de revoir et même de retra-
duire quelques-uns de ces articles, c'est-à-dire ceux que notre
recueil n'a publiés qu'en les abrégeant, voulant tenir autant que
possible notre promesse, faite à lord Macaulay lui-même, de les
faire paraître aussi fidèlement traduits que VEssai sur Milton et
la Biographie de Pi7(*.
Un article de discussion politique sur le scrutin en matière
d'élection ayant attiré l'attention du marquis de Lansdowne, ce
riche seigneur wbig se montra fidèle à la tradition des deux
grands partis aristocratiques qui était, avant la réforme parle-
mentaire, de grossir leur phalange de la Chambre des communes
en y faisant entrer par un bourg-pourri tout jeune homme de
talent, capable de se créer un nom. II disposait du bourg de
Calne et le fit offrir à M. Macaulay qui l'accepta. Ses débuts au
Parlement ne furent pas moins brillants que dans la presse pé-
riodique,— si brillants que la critique ne le laissa pas proclamer
l'héritier légitime de Fox et de Burke sans insinuer qu'il y avait
quelque chose d'artificiel dans sa pompe oratoire et un peu de
monotonie dans le son de sa voix; mais le président de la
Chambre, assez bon juge et qui ne flattait pas les jeunes ora-
* Le premier volume de ceUe série clanl sous presse pourra être publié
vers la 6u de février. Les Essais el les Biographies feront partie de la BibUo-
thèque choisie de MM. Haclielte et C'.
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY. 153
teors, déclara, dès le second discours de M. Macaulay, qu'il
était le plus éloquent orateur qu'il eût jamais entendu sous
h Toûte de la chapelle Saint-Etienne. Jeffrey répète avec bon-
heur ce jugement sur son jeune collaborateur, dans sa corres-
pondance publiée par lord Cockburn.
On a réimprimé les discours de lord Macaulay, et, chose rare
dans des discours de tribune, il leur reste un mérite littéraire qui
prouve que la correction du style peut coexister avec la chaleur et
la grâce facile de l'improvisation . Les whigs, parvenus au pou-
voir, grâce au bill de réforme dont il avait été un des défenseurs,
reconnurent ses services par une place dans le bureau du con-
trôle, et, voyant en lui un futur ministre, résolurent de lui con-
férer une de ces fonctions lucratives qui, au bout de quelques
années, laissent au fonctionnaire le plus délicat la fortune indé-
pendante sans laquelle on figure mal dans un cabinet anglais.
Réélu au Parlement en 1832 par les électeurs libres de Leeds, il
donna sa démission en 1834 pour aller dans l'Inde en qualité
démembre du Conseil suprême de Qalcutta, avec la mission spé-
ciale de formuler un Code pour les sujets indiens de Sa Majesté.
Les émoluments de cette double place s'élevaient à environ
15,000 livres sterling (375,000 francs), et il loccupa cinq ans.
A son retour, il put rentrer, en effet, dans la carrière parlemen-
taire avec une fortune indépendante saas être très-considérable
en elle-même, mais plus que suffisante pour ses goûts simples,
si bien que, redevenu membre du Parlement, il étonna ses amis
en hésitant à accepter un portefeuille, prétendant que sa véritable
vocationavait été la carrière d'un simple homme delettres.il finit
par sacrifier ses goûts à son parti, et devint ministre de la guerre;
car, dans un ministère anglais, les titulaires de ce portefeuille
et du portefeuille de la marine ne sont pas nécessairement des
généraux de terre ni des amiraux. Grâce à sa facilité laborieuse,
le ministre put être exact aux Conseils de cabinet, parler fièrement
àla Chambre et publier ses Ballades Romaines qui ont bien certai-
nement un accent de poésie militaire. Il était surtout heureux
de ne dépendre ni des appointements de son portefeuille, ni de
l'opinion de ses électeurs, et, quoiqu'il fût devenu le représen-
tant des protestants calvinistes d'Edimbourg, alors très-opposés
i la dotation en faveur du séminaire catholique de Maynooth,
Digitized by VjOOQIC
154 REVUE BRITANNIQUE.
comme il avait toujours écrit et parlé en faveur de Fémancipa-
tion catholique et de ses conséquences, il ne craignit pas, mi-
nistre et membre de la Chambre, de braver ses électeurs en vo-
tant la dotation promise au séminaire. S'il s'était contenté de
voter, on eût peut-être pardonné le vote ati ministre, mais les
discours de l'orateur firent revivre pour les presbytériens d'E-
dimbourg l'écho de ce magnifique article sur ïHistoire des
Papes de L. Ranke, dans lequel la grande Revue whig et pro-
testante avait osé montrer la papauté, attaquée successivement
par l'hérésie au moyen âge et au seizième siècle, par le scepti-
cisme philosophique du dix-huitième, par l'impiété révolution-
naire et les armées conquérantes de Napoléon P% sortant triom-
phante de toutes ces luttes, rétablie à ftome, en 1814, avec le
concours des nations protestantes elles-mêmes, et proclamant
du haut de la chaire de saint Pierre le principe de sa pérennité.
Cet article, écrit exclusivement au point de vue historique, est
curieux à relire aujourd'hui, et ceux qui y auront recours nous
avoueront qu'il fait pâlir, littérairement au moins, les innom-
brables brochures enfantées par la question romaine, dont au-
cune ne l'a cité, quoiqu'il contienne peut-être des arguments
pour toutes les causes. Les passages les pltis ofFensants pour les
susceptibilités antipapistes de la ville où Knox prêchait, il y a
trois siècles, contre l'Antéchrist et la prostituée des sept collines,
étaient résumés par ces images grandioses qui se gravent dans
toutes les mémoires. Il n'est guère de jour où l'on n'évoque en-
core dans la presse anglaisé la figure d'un Anàcharsis zélandais
rêvant sur les ruines du Pont de Londres, ou la grande pyra-
mide du désert. Une ou deux courtes citations vont nous expli-
quer la rancune qui, en privant l'orateur de son siège au Parle-
ment, nous a valu les quatre volumes de son Itistoire. Après
avoir constaté que le chiffre des catholiques égalait celui de
toutes les sectes réunies, Itf . Macaulay ajoutait : « Nous n'aper-
cevons aucun signe qui indique l'approche du terme de la
longue domination de Rome : la papauté a vu le commence-
ment de tous les gouvernements et dé tous les établissements
ecclésiastiques existant aujourd'hui dans te monde, et nous ne
sommes pas sûr qu'elle ne soit destinée à voir là fin de tous.
Elle étAît grande et respectée avant (Jiie les Saxons eussent rois
Digitized by VjOOQIC
LdtlD MACAULAY. 155
te pied saf le sol de la Grahde-Bretagne, avant qile les P*rancs
eussent franchi le fthîn, quand Téloqueilce grecque florissait en-
core â Anlioche, quand leà idoles étaient encore adorées dans le
temple (ie la Mecque, et elle poutra survivre dâils toute sa vigueiii-
primitive, alors que quelque voyageur de là Nouvelle-Zélande
s'arrêtera au milieu d'une vaste solitude, et, appuyé contre une
arche brisée du Pont de Londres, esquissera sur son album les
raineè de la cathédrale de Saint-Paul 1 » Nos évêques et nos aca-
démiciens ont peut-être dit quelque chose d'analogue ce mois-ci ;
mais pas si grandement, ce nous semble. La même idée revient
à la conclusion de l'article soUs une autre forme plus pompeuse
encore, pour peindre Timmutabilité de la papauté après la
grande révolution européenne du commencement de ce siècle :
« L'anarchie avait eu Son règne. Un nouvel ordre de choses
naquit de la confusion iiiême. Nouvelles dynasties, nouvelles
lois, nouveaux titres, et au milieu s'éleva la papauté. Les Arabes
racontent dans leurs fables que la grande pyramide fut bâtie
par des rois antédiluviens, et que, seiile de tous les ouvrages
de la main des honltties, elle supporta le poids du déluge. Telle
fut lé destirtée de la papatité : elle avait été eiisevelie sous la
grande iboddâtion, mais ses fondements étaient restés inébran-
lables, et, lorsque les eaux s'écoulèretit, elle apparut seule ati
milieu des mines d'un monde bouleversé. La république de
Hollande n'était plus, ni l'empire* d'Allemagne, tii le grand
Conseil de Venise, ni la vieille ligue helvétique, ni la maison de
Bourbon, ni les Parlements et l'aristocratie de la France. t'Eu-
rope était couverte de jeunes créations, — un efnpire français,
un royaume d'Italie, une confédération du Rhin. Les derniers
événements n'avaient pas seulendent altéré les limites territo-
riales et les institutions politiques. La distribution de là J)ro-
priété, la composition et l'esprit de là société avaient, daiis
presque tous les Etats de l'Europe catholique, subi un change-
ment complet. L'Eglise immuable était encore debout. »
En réveillant cet écho de la voix d'un politique protestant, nous
ne prétendons pas (nullement ultramontain d'ailleurs nous-
méiiie) indiquer des arguments péremptoires aux avocats du
saint-siége, mais uniqilfement faire comprendre pourquoi l'esprit
desectes'empara du collège électoral d'Edimbourg. Lorsque arri-
Digitized by VjOOQIC
156
REVUE BRITANNIQUE.
Yèrent les élections générales de 1847, un M. Cowan (connaissez-
vous H. Cowan ^?) se fit presque un .nom en remportant sur
la plus grande illustration vivante de cette Ecosse, si fièrede ses
hommes d'intelligence. Lord John RusscU, en recomposant un
cabinet whig, y avait appelé le candidat vaincu d'Edimboui^, en
lui attribuant les fonctions de trésorier de la guerre. M. Macaulaj
aurait pu rentrer au Parlement (et garder ainsi sa place) en ac-
ceptant les offres d*un autre collège. Il préféra se démettre et
prouver qu'il était de bonne foi lorsqu'il répétait souvent que la
vie littéraire lui souriait plus que la vie politique. Aussi, six ans
après, les électeurs d'Edimbourg, honteux de l'affront qu'ils
s'étaient infligé à eux-mêmes en 1847, le réélurent; mais ce fut
sans qu'il eût consenti à faire la moindre démarche ni publié la
moindre note électorale, presque malgré lui en un mot, tant il
resta fièrement à l'écart, quoiqu'une fois nommé il ne crût pas
s'humilier en allant serrer la main à ses anciens amis et remer-
cier les nouveaux. Hais quant à accepter aucune place mi-
nistérielle , il s'y refusa désormais , bien moins parce que
sa santé s'était affaiblie que parce qu'il voulait consacrer à son
Histoire tous les loisirs qui lui restaient entre deux sessions.
Depuis 1847, il avait publié la première partie de cette Histoire,
et ses éditeurs avaient complété sa fortune indépendante en
lui comptant une somme de 15,000 livres sterling, rémunéra-
tion qui n'était qu'en proportion de leurs propres bénéfices. Je
n'ai pas à apprécier ici le mérite d'un ouvrage accueilli avec tant
d'enthousiasme en Angleterre et en Allemagne, mais je ne puis
m'empécher d'avouer qu'en France ce qu'on appelle le public
est encore un peu en retard, quoique la critique et les lecteurs
d'élite aient franchement et dès l'abord rendu pleine justice à
réminent historien. Lord Hacaulay, pour tout dire, attendait
quelque chose de plus d'un pays où il reconnaissait avoir de
dignes émules dont il s'était toujours plu à proclamer les titres
glorieux, sans en excepter ceux qui ont cherché leur sujet dans
les annales des Trois-Royaumes. J'oserai dire que j'ai dû avoir
quelques entretiens explicatifs avec lui à ce propos, et voici
1 II est juste de dire que rhonorable M. Cowan est bien connu à Édim-
boun;.
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY. 157
comment : avant la publication de l'ouvrage en Angleterre,
j'aTais réclamé racquisition du droit de traduction (non gratuit)
des éditeurs et de l'auteur lui-mêrae qui se Tétait réservé ; il
me répondit qu'il n'entrait pas dans ses idées de mettre ce droit
i prii d'argent, ni même de le rendre eiclusif, mais qu'il m'en-
terrait les bonnes feuilles de chaque volume, de manière à me
doQDcr tous les avantages de la priorité, si en France comme en
iUemagne on entreprenait plusieurs traductions à la fois. C'était
006 faveur dont je devais être très-reconnaissant, et M. Hacaulay
ayant tenu religieusement sa parole, j'avais pu, avec l'aide de
mon regretté collaborateur feu Borghers, terminer la traduction
da premier volume lorsque le texte entier parut à Londres,
favais même commencé l'impression, non que je n'eusse
pas trouvé d'éditeur, comme on Ta dit, mais parce que j'avais
préféré l'éditer moi-même, ayant vendu d'avance une moitié de
l'édition à un libraire belge. Les premières feuilles étaient compo-
sées quand éclata la révolution de Février. Il y eut bien d'autres
ouvrages suspendus, bien d'autres traités de librairie rompus
ou résiliés à la suite d'un événement qui renversait toutes nos
théories constitutionnelles et démentait les analogies historiques
au nom desquelles, nous autres publicistes et historiens, depuis
1830, nous avions proclamé notre révolution de 1688 et notre
Guillaume III. Mon manuscrit est encore là, car pendant un
Tojageque je fis àNaples, mon loyal ami, l'éditeur Perrotin, ou-
bliant quelques paroles échangées entre nous, avait été amené à
prendre l'engagement de publier une traduction de V Histoire de
M. Macaulay par M. Peyronnet. Il y eut entre nous, à mon retour,
une explication tout amicale, de laquelle il résultait pour moi que
si Perrotin me cédait, il faisait un sacrifice plus grand que le
mien. M. Perrotin (Béranger le savait bien) est habitué à avoir le
dessus avec les auteurs en fait de générosité et de bons pro-
cédés. Je voulus qu'une fois ou deux au moins dans sa vie, il
eut affaire à un auteur qui ne se laisse pas vaincre sur ce terrain-
là. El voilà comment mon manuscrit est presque vierge encore,
quoiqu'il eût le mérite de quelques annotations de lord Macaulay
lui-même. Mais je suis convaincu que si l'ouvrage traduit eûtparu
en France en temps plus opportun, traduit par M. Peyronnet
ou par moi, il aurait obtenu un succès plus populaire, quoiqu'il
Digitized by VjOOQIC
158 REVUE BRITANNIQUE.
ait eu aussi en France le succès d'une double traduction, la tra-
duction de M. Uontaigu ayant suivi de près celle deM.Peyronnet.
JiOrd Macaulay, quoique un peu étonné que je n'eusse pas risqué
à moi seul les frais d'une édition en 1849, ne m'en a pas voulu,
car lorsque IQ. Perrotin s'adressa à moi directement pour la conti-
nuation, je reçus encore comipunication des bonnes feuilles, et
j'en profitai pour rapprocher les deux éditeurs. J'ai eu cette
fois-là encore le fegret de ne pas avoir pu copserver la collabo-
ration de M. Montaigu, qui s§it qu'il n y ^\x\ pas de ma faute.
Ce détail bibliographique n*a d'importance qu'à pause du
nom de Iqrd Macaulay ; mais il fait voir comment j'ai eu pen-
dant près de viqgt ans l'honneur de correspopdre av^c lui et de
le voir chaque fois qpe je suis allé à Londres. On comprendra
apssi facilement que dans une visite que je jpi (is ep 1850,
nous eûmes, à propos de Guillaume III, son héros favori, une
conversation très-piquapte relative à la phase pré^jdentielle de
notre révolution de 1848. Ah! si j'avais la mémqire du noble
écrivain ! Je dirai seulemept que presque jaçobite apx yepx (Je
rhistorien de Guillaume, à cause de mon Hiaioire de Chartes-
Edouard^ il me sembla que ce jour-là j'étais plus attaché que
lui aux théories constitutionnelles, ^e n'ai jamais été du nombre
de ceux qui croyaient encore alors que le neveu 4u grand Na-
poléon n'avait de son oncle que le nom : l'excellent M. yieillard,
son ex-gouverneur, etPb. Lebas, mon condisciple de Juilly, son
ex-précepteur, m'avaient renseigné suffisamment. Mais M. Ma-
caulay, qui avait lu dans les œuvres de Napoléon III tout ce
qu'il a écrit à la gloire de Guillaume et de |a ("évolution lib^î-
rale de 1688, soutenait que le prince-présiden^ n'avait daulre
ambition que de rester à la tête de la République et d'en faire
respecter la Constitution, comme Guillaume avait fait respecter
le bill des droits. Je lui soutenais, moi, que la République fran-
çaise s'était suicidée d'avance en prenant un prjnce pour son
protecteur et qu'elle consommerait son immolation s'il était
réélu , en supposant que le prince daign&t attendre la crise
d'une réélection. Bref, le poète, l'homme de génie, Vorateur po-
litique traçait un cercle infranchissable autour du prince-prési-
dent, et moi, l'humble écho, lécolier admirateur du maître, je
voyais déjà planer à l'horizon l'aigle impérial, emportant sur ses
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAT. | 59
ailes rhéritier couronné de Napoléon P'. Je fus réduit au silence
par une brillante improvisation ; mais deux années après j'eus
la petite satisfaction , lorsque entrant chez M. Macaulay il
me demanda des nouvelles de Paris, de lui répondre par cette
Tariante d'un des vers de sa prophétie de Capys :
The eagle is no more in tlm coop,
L'aigle n'e^t plus dans la cage à poulets,
• Oh ! je me rappelle, dit-il en riant, vous fûtes Capys ce
jour-là. »
Mais je ne tardai pas à m'humilier de nouveau devant le
vrai magicien qui me tint une bonne heure sous le charme.
En élevant M. Macaulay à la pairie, l'Angleterre a honoré la
pairie encore plus que le nouveau pair. Malheureusement, ce
titre ne survivra pas à celui qui l'a porté si peu de temps. Lord
Macaulay était resté célibataire, nop qu'il fût insensible, comme
on l'a prétendu, aux douceurs de la vie de famille, car il disait
volontiers ce que j'ai entendu de sa bouche : « Je me sens un
cœur de père quand je vois les enfants de ma sœur ; » mais c'est
à ceux qui ont vécu plus que moi dans son intimité à parler de
ces vertus privées qu'il mettait lui-même au-dessus des dons
du génie. M. Henry Reeve, le directeur de la Revue d'Edim-
himrg, termine ainsi les trois pages d'éloquents regrets qu'il a
tracées en revenant de l'abbaye de Westminster, où tout ce
quH y a de plus haut placé en Angleterre a déposé le cercueil
de lord Macaulay :
«Il n'est personne qui n'ait entendu parler de sa conversation
si animée et $i brillante, des trésors abondants d'érudition et
des traits admirables d'inspiration soudaine qui fascinaient ses
auditeurs autour de son fauteuil ; mais ses amis seuls peuvent
savoir avec quelle sympathie et quelle générosité il était tou-
jours prêt à assister de ses conseils et de sa fortune ceux qui
luttaient moins heureusement que lui, et dans un rang plus
modeste, contre les difficultés de la carrière littéraire. Si nous
pouvions le suivre dans le cercle plus étroit de son intérieur,
Dous prouverions que jamais homme ne fut d'une nature plus
lendre et plus affectueuse. Nous ne sommes pas les seuls à
pleurer en lui le plus bienveillant comme le plus grand de nos
Digitized by VjOOQIC
160
REVUE BRITANNIQUE.
amis ; quoique la reDommée de ses œuvres et la véDération du
monde doivent perpétuer en quelque sorte l'existence d'un
écrivain si illustre, nous ne pouvons cependant qu'éprouver un
vide douloureux en pensant que nous ne jouirons plus de ces
grâces et de ces vertus qui illuminaient pour nous sa vie intime.
« II était singulièrement inaccessible aux tentations ordinaires
de Tambition et de la vanité ; mais nous Tavons entendu ex-
primer quelquefois un vœu de distinction personnelle, vœu qui
vient d*étre exaucé, le vœu de reposer après sa mort dans cette
nécropole des hommes illustres de FAugleterre, qui inspira à
Àddison quelques-unes des pages les plus exquises de la prose
anglaise et que lord Hacaulay a décrite lui-même plus d'une
fois comme la dernière limite des gloires humaines. Les deux
hommes qui portèrent ces noms immortels ne sont plus séparés
que par par la distance de quelques dalles funéraires. AddisoD
et Macaulay font là tous les deux partie de cet aréopage muet de
leurs pairs, mais parmi tous ces poètes, ces orateurs, ces politi-
ques, ces patriotes de 1* Angleterre, il n'en est pas de plus noble
que celui que nous venons d'y porter. En attendant de pouvoir
rendre plus ample justice à son génie et à ses écrits, nous avons
voulu au moins déposer sur sa tombe cet hommage de nos pro-
fonds regrets. »
Nous nous associons à ce deuil pour nous, pour nos collabo-
rateurs et pour nos lecteurs, mais ce n'est pas notre dernier
adieu à celui qui, de tous les auteurs dont nous fûmes en France
les interprètes ou les admirateurs, réalise le mieux la définition
de l'orateur par Quintilien : Yir bonus et bene dicendiperitus,
« Un grand écrivain est l'ami et le bienfaiteur de ses lecteurs,
et ils ne peuvent le juger sans quelques-unes des illusions de
l'amitié et de la reconnaissance. » Cette pensée est de lord Ma-
caulay, qui la développe dans son Essai sur le caractère de lord
Bacon, mais sans que son admiration et sa reconnaissance pour
cet éminent génie le rendent moins sévère quand il déplore les
taches de sa vie. C'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de
supérieur au génie : la probité, — la probité, cette vertu qui
embarrasse quelquefois l'ambition dans sa marche, cette vertu
trop souvent mise de côté par les hommes d'État, mais sans la-
quelle il n'existe pas de vraie grandeur morale. Si lord Ma-
Digitized by VjOOQIC
LORD MACAULAY. 161
caulay, dont le génie égala presque celui de Bacon, n'est pas
monté anssi haut que le chancelier de Jacques V^ dans la car-
rière des honneurs, c'est que, quoique homme de parti, ar-
dent et passionné même quelquefois dans ses opinions, il y
arait en lui cette vertu à qui répugnent les capitulations de
ooDscience si nécessaires aux hommes de parti et aux ambi-
tieux. Aussi n'a-t-il besoin d'aucune des illusions de Tamitié et
Je la reconnaissance pour être admiré et aimé après sa mort.
Ses amis, pour parler de lui, n ont pas à user de réticences
charitables; et ceux-là même dont il fut l'adversaire politique,
ceux qui ont pu se plaindre de n'avoir pas trouvé en lui un cri-
tique assez indulgent, n'élèveront pas la voix pour attaquer sa
moralité.
Le Directeur de la Revue Britannique.
^ SKRIC— TOME r. 11
Digitized by VjOOQIC
LORD CLIVE ET LORD MACAULAY.
On vient d'éiever une statue à lord Clive dans la principale ville de
son comté natal (Sbrews^ury), et, à ce sujet, le Times fait la remarque
qu'il y a eu ce mois-ci juste vingt ans que Jord Maçaulay publiait
dans la Revue d'Edimbourg son fameux article sur la vie et les exploitai
du conquérant de Tlnde anglaise, article qui con^men^ait par établir
qu a cette époque on oubliait déjà Clive dans le comté de Shrops, et
que maint Anglais, d'un esprit cultivé d'ailleurs, aurait eu quelque
peine à dire qui avait gagné la bataille de Buxar; — si Soudjha Dowlali
régnait à Onde ou à Travancore ; si Holkar était un musulman ou nu
Hindou *, etc. o Mais depuis lors cette ignorance a cessé, ajoute le Times ;
le brouillard se dissipa et le héros de Tbiâtoire apparut dans tout Té*
clat de sa grandeur. Ce fut l'article de Maçaulay qui fit la renommée
de Clive, par une application moderne d'une vérité ancienne, procla-
mée par Horace dans l'ode à Lollius. Aujourd'hui comme jadis, il fal-
lait au héros un vates sacer, une plume sacrée pour arracher une vie
héroïque aux ténèbres de l'oubli ; mais ce ne fut plus par l'antique
instrument que cela se fit; ce ne fut pas un poème, une épopée, un
chant de rapsode qui tira Clive de l'obscurité et le plaça sur son pié-
destal, ce fut un article. Certes, jamais barde du vieux temps ne s'ac-
quitta mieux de ses fonctions que le prosateur de la sienne. Le fait
mérite d'être particulièrement noté, car il a sa pleine signification.
L'influence et les attributions du journaliste vont chaque jour s a-
grandissant, et elles embrassent peu à peu toutes les branches de la
littérature. Il y a là toute une révolution, sans doute, mais elles et
passée à l'état de fait accompli. L'importance de la presse périodique
est le résultat de la gravitation seule, le produit naturel des circon-
stances et du cours des événements. A nous tous maintenant de faire
notre devoir en tirant le meilleur parti possible de la puissance d'un
tel instrument. »
' C'est un des articles dont la Bévue Britannique n'a publié qu'un long extnil;
maii nous nous proposons de Toffrir à nos lecteurs dans son intégrité, car c'est
un des chefs-d'œuvre de lord Maçaulay.
Digitized by VjOOQIC
LrrTËRATURE DE NOËL ET DU JOUR DE L'AN.
UN COUP D'OEIL KÈTBOSPECTIF
SUR LES CONTES DE NOËL
ET LES MAGAZINES DE DÉCEMBRE.
(deuxième article *.)
Nous avons promis de faire une seconde excursion sur ce
domaine du merveilleux, où la plupart des périodiques d'An^
gleterre et d'Amérique introduisent leurs lecteurs pendant le
mois de décembre. Cette excursion sera courte, car nous voici
déjà près des derniers jours de janvier, et, une fois la fête du
jour des Rois passée , les génies et les fées^ les géants et les
nains, Oberon et Titania, Ariel et Puck font place aux démons
moins gracieux de la politique. Un mot d'abord sur le Chris tmas-
iViimter du Welcome-Guest, périodique qui a rivalisé cette année
afec AU the Year round de Charles Dickens et qui a sur son
ri^al l'avantage d'illustrer ses contes par des vignettes. The Wel-
corne Guest serait en français : l'Hôte bienvenu^ et il a fait une
variante sur son titre pour donner à ses lecteurs ses récits de
^oél. Voici cette variante : •
Réunion de tous les hôtes bienvenus à Hawley-Grange, avee
V^lques particularités sur Thôte mal venu et son abominable
conduite en cette circonstance,
Batt>ley-Grange, à en croire la vignette et la description, fut
* Voir h Irvnmofi de déc«mlife.
Digitized by VjOOQIC
164 REVUE BRITANNIQUE.
un des plus beaux châteaux de la vieille Angleterre ; malheu-
reusement, comme son propriétaire actuel, sir Gilbert Hawley.
il a subi les injures du temps, et il faut toutes les décorations
de houx, de buis, de lierre, de gui, d'if et autres arbres verls
de la fête de Noël pour dissimuler sa décadence et sa ruine.
Mais pour la solennité de Chrislmas, les hôtes de sir Gilbert
y trouvent tout le confortable de l'hospitalité aristocratique ; il
y a même du luxe dans la salle à manger et la table est riche-
ment servie. Ce jour-là aussi, sir Gilbert, baronnet de la vieille
roche, voulant réunir nombreuse compagnie, oublie un peu ses
exclusions de caste, et ses vingt-quatre convives appartiennent
à toutes les professions. Auprès de sa fille, jeune héritière de
dix-sept ans, belle et fraîche, sont de jeunes parentes pauvres
que le baronnet traite assez dédaigneusement le reste de Tan-
née. On est en train de boire et de rire, les contes vont com-
mencer, et sir Gilbert prend la parole, lorsqu'il est interrompu
par un bruit désagréable qui retentit à travers le plafond, comme
si on dérangeait très-brusquement les meubles de Tétage supé-
rieur. Ce bruit glace la verve de sir Gilbert, surtout lorsqu'il est
suivi d'un autre bruit qui rappelle les petits coups secs du mar-
teau d'un huissier priseur. L'hôte importun est là-haut : c'estlui
qui trouble ainsi la fêle. Quelques jeunes gens offrent d'aller le
jeter par la fenêtre. Sir Gilbert s'y oppose : « Continuons la fêle,
dit-il, ce qui se passe là-haut est mon secret; respectez-le. »
Hélas 1 c'est le secret de Polichinetle; les convives se le commu-
niquent à voix basse : le châtelain est fort mal dans ses affaires;
on opère une saisie chez lui, et, chose inouïe en terre cbré-
lioune, en Angleterre surtout, le créancier de sir Gilbert Ha>vley,
poussé par un sentiment de vendetta, a choisi le jour de ?ioél
pour procéder à rexorcice des droits que lui a conférés un juge-
ment exécutoire. Chose inouïe encore, les conteurs à la ronde
débitent chacun leur petite histoire au bruit de cette musique,
qui vTaiment est bien autrement discordante que tous les cli-
quetis de la chaîne d'un revenant. Nous avons d'abord le conte
d'un avocat qui nous semble avoir fort indiscrètement choisi
son sujet pour le pauvre sir Gilbert, car il raconte les malheurs
d'une famille que des revers de fortune livrent aussi à des créan-
ciers et forcent de s'expatrier en Australie. Histoire triste et qui
Digitized by VjOOQIC
COUP d'cEIL rétrospectif sur les contes de NOËL. 165
D*a pas assez d'originalité pour mériter les honneurs de Ta-
Daljse. Tient ensuite un homme de lettres qui prend pour héros
un de ses confrères de la plume, un poëte : ce poëte veut être
absolument amoureux, et il invente un idéal de femme auquel
répond très-mal celle à qui il s'adresse pour le réaliser. C'est une
Diana Yernon, robuste Diane chasseresse qui entraîne le trop
sensible et délicat poëte dans tous les accidents de la vie des
sportsmen. Suivre une amazone à la chasse au renard, sauter
ks haies et les fossés avec elle, être brisé et moulu par une chute
de cheval, c'est terrible pour un rêveur qui n'a jamais enfour-
ché que Pégase. Le poëte Meredith n'a heureusement ni bras
démis ni jambe cassée. Guéri à la fois de sa chute et de sa pas-
sion pour la dame excentrique, il apprécie les qualités plus
douces et moins brillantes de la timide Marguerite, avec laquelle
il avait été fiancé dans sa première jeunesse. Gentille Margue-
rite, elle pardonne même à sa rivale, je pense, puisqu'elle lui
rend son amoureux sain ej. sauf. Poètes, admirez une Diana
Vemon, mais aimez une Marguerite, — Tange du foyer lui
ressemble.
Parmi les hôtes de sir Gilbert, comme parmi ceux de la Maison
hantée de Ch. Dickens, est un marin. C'est M. Robert B. Brough,
le directeur du Welcome-Gucst , qui a versifié son histoire :
Deux cousins se disputent la tendresse et l'héritage d'un oncle.
Il y a le bon cousin et le mauvais cousin : celui-ci l'emporte,
grftce aux pratiques 4es plus odieuses et en calomniant son co-
héritier, qui s'exile et revient par la suite des temps sans être
reconnu. Le cousin calomnié fait un voyage sur mer avec son
calomniateur, et un naufrage les jette tous les deux sur un Ilot
désert. Le mauvais cousin est mourant; la sAif le dévore, comme
le riche de la parabole ; le bon cousin tient enfin sa vengeance ;
il peut, à son gré, le précipiter dans la mer ou savourer les an-
goisses de celui qui l'a ruiné, qui lui a dérobé l'affection d'une
femme adorée. 0 sublimes sentiments qu*on puise dans la lecture
bien entendue de TEvangile, ce code du saint amour, de la cha-
rité 1 ô exemple de pardon chrétien, digne en effet d*être cité au
foyer de la famille pendant la fête de Noëll Le bon cousin hésite
à peine un moment et, regardant avec pitié le misérable qui lui
crie : c De l'eau I de Veau l je meurs de soif, » il approche de ses
Digitized by VjOOQIC
166 REVUE BRITANNIQUE.
lèvres arides la coquille qu'il est allé remplir à une source dé-
couverte par lui à grand'peine. Il sauve la vie à son ennemi.
Ce n'est que par les détails qu'est remarquable la gracieuse
légende qui suit celle des deux cousins. L'auteur a imaginé une
conversation entre le^s divers rameaux d'arbustes verts qui
décorent le vieux cbAteau. À cette féerie végétale succède l'his-
toire que raconte, d'une Dame à la (aille courte [ihe Short-
toaiited lady), et que signe un des plus populaires conteurs
des Trois-Royaumes, Auguste Mayhew, célèbre aussi par ses ta-
bleaux de statistique pittoresque. Nous faisons connaissance
avec un de ces jeunes gens qui, après avoir mangé leur patri-
moine, plus égoïstes que généreux dans leurs prodigalités, se
ravisent à temps, feignent de réformer leur vie et espèrent réta-
blir leur fortune au moyen d'une belle dot. Charles Doughty
(c'est son nom) s'adresse à la fille du chef d'une maison d'assu-
ranees, qui hésite un moment entre l'ancien dissipateur aux
aimables manières et Roland Tidd, «simple commis de son père.
Tout à coup, des sinistres de mer compromettent la maison du
riche assureur, et il serait tout à fait ruiné si, par malheur, avait
péri le navire Marie Hasiing^^ dont on n'a pas eu de nou-
velles. Charles Doughty s'est trop avancé auprès de Clara Fairhop
pour retirer sa parole : il imagine de se dénoncer lui-même
comme indigne d'elle, en écrivant une lettre anonyme qu'il va
do nuit glisser dans une boite placée derrière un contrevent de
croisée. La lettre tombe à côté, et elle est ramassée par quel-
ques jeunes farceurs qui s'aperçoivent qu'elle n'est pas cachetée,
la lisent, et trouvent très-plaisant de la signer du nom de Ro-
land Tidd, le brave* et naïf commis de M. Fairhop.
La lettre parvenue à celui-ci excite son indignation contre
Roland, et il la montre à sa fille, qui reconnaît à ses propres
sensations qu'elle eût préféré Roland à Charles Doughty : en
ce moment, celui-ci arrive avec toute son ancienne désinvol-
ture de mauvais sujet, afin de confirmer contre lui-même la
dénonciation. M. Fairhop et Clara commencent à croire que
Roland n'a eu qu'à moitié tort, puisque Charles Doughty semble
avouer lui*-mème, par quelques mots à double sens, qu'il n'a
pas été trop calomnié. Mais quand celui-ci apprend, à sa grande
surprise, que sa lettre est signée, i) saisit l'occasion de se faire
Digitized by VjOOQIC
COUP d'œIL rétrospectif sur les contes de NOËL. 167
pasMr |K>ttr a& matamore en provoquant le dénonciateur, à qui
da reste il espère faire peut. Hais le bon et naïf Roland, tout
en niant la signature , accepte le cartel et prouye enfin qu'il
aurait eu le courage de ne pas garder l'anonytne s'il avait cru
defoîr dénoncer son rival. En ce moment, autre nouvelle : on
accourt dire à M. Fairhop que la Mnriti Hûsîings est signalée. Le
Toilà sauvé. Charles Doughty est pris dans son propre piège ; il
n'a fait qu'exposer son indignité et mettre en relief les modestes
vertus de Roland, d'autant plus que l'auteur principal de la
plaisanterie révèle tout le mystère de la lettre, etc. Ne Vous
semble-t-il pas qu'il y a là le canevas d'une petite pièce qui vau-
drait quelques-uns des vaudevilles que les auteurs dramatiques
d'Angleterre empruntent aux nôtres? Nous nous proposons de
demander audience à un de ces cinquièmes ou sixièmes de vau-
devilliste qui ont besoin d'un sujet et d'un collaborateur, et»
s'il y consenti nous deviendrons à notre tour une fraction de
Lope de Vega.
Mais revenons à Y hôte importun qui s'est laissé aller à écouter,
par le trou de la serrure, les histoires des hôtes bienvenus de sir
Gilbert, et qui intervient toutà coup avec son fils, qu'il a atrété au
moment où il allait enlever la fille du châtelain. Cette énormité,
pire que celle de faire une saisie dans un château le jour de
Noël, s'explique : les jeunes gens s'aimaient depuis longtemps,
comme Pyrame et Thisbé, comme Roméo et Juliette, malgré la
haine de leurs ascendants, et ils se sont épousés clandestine-
ment. Ce mariage les réconcilie d'autant plus aisément sous la
sainte influence de la solennité chrétienne, qu'en faisant l'in**
veotaire du château, l'huissier a trouvé, dans un vieux tiroir,
an papier précieux indiquant à sir Gilbert un trésor caché der-
rière un tableau de sa galerie.
Noos avons tenu notre promesse à l'égard des Hôtes bien-
tenus. La Revue Britannique traduit si souvent les auteurs
teitaellement, qu'il lui est bien permis aussi d'avoir recours à
lanalyse. Peut-être ici , malgré le charme des détails dans les
œuvres d'imagination, l'important serait, pour nos propres au-
teurs, de leur indiquer simplement des idées. Holmes, un des
homoaristes américains, compare quelque part xxuQRevuek une
forte solution de livres. « Elle extrait, dit-il„ l'essence de ce qui
Digitized by VjOOQIC
168 REVUE BRITANNIQUE.
vaut ia peine d'être lu, comme Teau bouillante extrait la saveur
des feuilles de thé. Si j'étais un roi, ajoute Holmes, car les dé-
mocrates américains ne détestent pas cette supposition ; si j'é-
tais un roi, je louerais ou j'achèterais une théière littéraire dans
laquelle je plongerais toutes les feuilles des livres nouveaux ; en
d'autres termes, j'aurais un secrétaire dont la fonction consiste-
rait à lire nuit et jour pour moi, et qui serait là, toujours à ma
portée, comme un dictionnaire vivant, pour répondre à toutes
mes questions ^ » C'est pourquoi nous reprendrons bientôt
notre ancienne série d'articles intitulés : ilagaziniana , donl
nous appliquons ici le principe aux contes et aux récits de ^oel
de 1859.
Si on peut dire que l'Angleterre est le pays où sont composés
les meilleurs contes, on peut dire également que c'est celui où
paraissent les plus médiocres, et cela, parce que c'est le pays où
il s'en produit le plus, sans que la satiété du public s'en-
suive , car je remarque dans les annonces de ce mois une
annonce qui semblerait indiquer qu'on en a manqué pour
Tannée 1859, ou que l'on prévoit une disette pour l'année cou-
rante. Il est utile de la traduire textuellement, car le marché est
ouvert aux conteurs français qui n'ont pas de pareilles de-
mandes à Paris. Le magnifique programme de libre échange,
émané de l'autorité impériale, peut encore s'enrichir de cette
branche de commerce, surajoutée à l'importation déjà assez con-
sidérable de nos vaudevilles :
Sloriesicantedy etc. — On demande des histoires. C'est le ti-
tre de l'annonce, qui continue : « Un nombre de contes origi-
« naux, des longs et des courts, sont demandés par une maison
« d'éditeur bien établie. Un bon prix sera payé pour ceux qui
« seront agréés, et, si l'auteur le désire, il gardera l'anonyme.
« Les manuscrits rejetés seront rendus, mais on ne garantit
« pas les accidents. — Adresser lettres et paquets chez MM. Mit-
« chell et C^, bureaux du Newspaper press Directory, cour du
« Lion-Rouge, Fleet-Street. »
Il faut prévenir cependant nos conteurs que le conte et le
* Je ne suis pas ircs-sùr de traduire litlôraleiiieul la pcuséc de Uolmes
Je citant de mémoire, mais je suis à peu pics sur du sens.
Digitized by LjOOQ IC
COUP d'cEIL RETROSPECTIF SUR ' LES CONTES DE NOËL. 169
roman décolletés soulèvent encore de graves objections dans la
presse anglaise, et \eBlackwood Magazine ne s'est-il pas permis
de transformer son conte du 1*' janvier en une parodie inti-
tulée : le Dernier héros français, quelques, chapitres d'un roman
médit, par Alexandre Sand-Sue fils. Le héros a deux ou trois
Qoms, comme Tauteur; entre autres, le nom d'Auguste Gre-
nouille; une des héroïnes s'appelle Angélique Papillon ; pauvre
jeune fille sacrifiée par l'inconstant Grenouille à la marquise de
ToDJours-Vert, qui n'est autre qu'une Ninon moderne que Gre-
nouille cherche à séduire, sans se douter qu'elle est sa grand'-
mère. Mais lorsque cette parenté lui est révélée, il n'en persiste
pas moins à surpasser Œdipe dans la voie de l'inceste, sans
égard pour son grand-père encore vivant, espérant, par cet ex-
ploit, être élevé d'emblée au grade de grand maître de TOrdre
des bonnes fortunes. Nous ne saurions admirer beaucoup ce
conte paradoxal, malgré quelques heureux traits de satire. Mais
il peut donner une idée de l'estime qu'on fait en Angleterre de
certains auteurs. . . qu'on traduit cependant.
Deux des romanciers éminents de l'Angleterre, Thackeray,
romancier déjà émérite, et Ant. TroUope, futur héritier de
sa verve comique, et qui est déjà son rival par avance d'hoi-
rie, ont inauguré leur nouveau Magazine (le Cornhill Magazine)
en y insérant deux romans à la fois, romans de longue haleine,
qui nous amuseront mensuellement toute Tannée; mais il faut
surtout les remercier, après avoir cité le Blackwood Magazine,
d'avoir proclamé les excellences d'Alexandre Dumas, que Thac-
keray appelle Alexandre le Grand. O brave, kiM, gallant, old
Alexandre ! s'écrie Thackeray, avec un enthousiasme presque
égal à celui de Diderot s'écriant : O mes amis y Clarisse' est
iublxme (la Qarisse de Richardson) 1 Nous ne citerons qu'un pa-
ragraphe de cet article, à Tappui de ce que nous avons répété
naguère, que notre illustre astronome et physicien, M. Biot, met
la Revue Britannique au-dessus de tous les recueils analogues,
à cause de ses contes et nouvelles. Selon Thackeray, en An-
gleterre aussi, les savants et les hommes graves sont de grands
liseurs de romans. « Un des plus doctes médecins de Londres
me disait encore hier avoir lu deux fois ***{ces trois étoiles at-
testent la modestie de Thackeray). Les juges, les évéques, les
Digitized by VjOOQIC
170
HETUE BRITANNIQUE.
chanceliers, les mathématiciens sont notoirement des liseurs
de romans... Qui ne sait quels ouvrages mettaient le chancelier
lord Eldon tout en larmes, les soirs où il oubliait de faire son
whist? »
Recommandons au moins un des plus jolis livres de contes
qui aient paru à la fin de décembre dernier : les Fables elles
Conter de Fées de M. Morley. Les fables sont surtout piquantes;
écoutez plutôt celle-ci :
« Je ne sais vraiment, dit un moineau , à quoi pensent les
« aigles de ne pas enlever les chats ; mais je suppose qu'on ne
« risque pas d'offenser par une question, si elle* est faite poli-
« ment. » En conséquence, le moineau ayant fini son déjeuner
va trouver l'aigle ; « PTen déplaise à Votre Majesté, lui dit-il,
« vous ravissez les pauvres petits agneaux qui ne font aucun
« mal, pourquoi pas les chats? T a-t-il rien de plus méchant
« que le chat? Le chat rôde en voleur autour de nos nids, croque
« nos petits et nous croque nous-mêmes quand il nous attrape.
« Le chat se nourrit si délicatement qu'il doit être un morceau
« délicat lui-même. Goûtez-en donc, sire : un chat est plus lé-
« ger à emporter qu'un agneau ou lin chevreau. — Ah! répon-
« dit l'aigle, votre question n'est pas dépourvue de sens. Elle
« me rappelle qu'une chenille est venue tout à l'heure me de-
« mander pourquoi je ne faisais jamais mon déjeuner avec des
« moineaux. Mais ne vois-je pas un reste de peau de chenille à
« votre bec, mon enfant? » Le moineau nettoya son bec sur le
duvet de sa poitrine et reprit : « Je voudrais bien voir la che-
« nille qui est venue vous faire celte question. — Avance ici ,
« chenille, » dit l'aigle. La chenille se fut à peine montrée que le
moineau la happa et l'avala ; puis, il poursuivit son raisonne-
ment contre les chats. »
Si une fable ne vous suffit pas, en voici une seconde :
« Chaque animal a son culte et ses adorateurs. Au milieu
d'un plateau, sur le sommet d'une montagne escarpée, était un
temple dédié : Au pltis fort des forts ! Un roc mobile était de-
vant la porte du temple, et dans le temple devait être inau-
gurée l'image de la créature qui aurait la force de faire descendre
le roc au fond de la vallée. Mille animaux étaient venus succes-
sivement s'atteler à ce roc géant et n'avaient pu le moutoir. l^
Digitized by VjOOQIC
COUP DŒIL RÉTROSPECTIF SUR LES CONTES DE NOËL. 171
lioo Tinl à son tour et le traîna sur le terrain uni jusqu'au bord
du précipice : il ne s'en fallait plus que de l'épaisseur d'un
chevea pour que le roc descendit par son propre poids. Mais le
lion s'arrêta là. « Qu'on me dételle, dit-il, le roc roulerait sur
« moi et m'écraserait ; je renonce. » Ainsi parla le lion, qui ti-
rait fort mais qui n'entendait rien h l'art de pousser. Survint le
coq, qui battit des ailes et s^écria : « Kakaraca ! vous êtes un
« nigaud, maître lion. » Ce disant, il se posta derrière la lourde
masse, prit son élan, et d'un simple coup d'aile précipita le roc
le long de la montagne. Le lion secoua sa crinière et regagna
fièrement sa caverne. L'image du ooq fut inaugurée dans le
temple du fort des forts. »
Nous sera*t-il permis maintenant, pour terminer cet appen-
dice à nos contes de Noël, de remercier ceux de nos lecteurs qui
oot bien voulu nous féliciter du contingent original que nous
avons osé y apporter. Que des compliments nous vinssent de la
riile natale et de tout le littoral du Rhdne, nous nous y atten-
dioDs, s'il faut l'avouer. De ces suffrages, celui qui nous a flatté
le plus, c'est peut-être un regret que nous exprime le poëte
l Roumanille, d'avoir ignoré la légende de nos Boules, parce
qu'il nous aurait, dit-il, devancé en langue romane. Qu'il sache
dooe qu'il est encore temps pour lui d'avoir recours au conte
primitif. La mythologie populaire est une source féconde et riche
en variantes ; au lieu d'ajouter à nos contes une morale su-
perflue, nous serions tenté de la remplacer par quelques notes
d érudition, pour prouver à nos collaborateurs Xavier Marmier,
Leroux de Lincy, etc., etc., que nous avons su les lire et les
Écouter avec profit.
Après le plaisir de lire ou d'écouter le récit d'un conte popu-
laire, sous sa forme la plus simple et la plus naïve, vient le plai-
sir d'en suivre les transformations chez les divers conteurs qui
lont adapté aux mœurs et aux localités de leur pays natal, de
rapprocher ces versions ou variantes plus ou moins différen*
eiées; d'aller ainsi du midi au nord, de l'orient à l'occident, et
de remonter quelquefois jusqu'à la source primitive ou origi-
nale, rare bonne fortune pour les ade[}tes de cette érudition
spéciale. Ceux qui, ayant pu comme moi entendre raconter dans
leur enfance, sur les bords du Rhône, l'histoire du bossu arlé-
Digitized by VjOOQ le
172 REVUE BRITANNIQUE.
sien, me reprocheraient d'en avoir altéré la simplicité, recon-
naîtront aussi, je Tespère, que j'ai conservé ou même accusé
plus fortement la physionomie et l'accent des personnages :
j'avoue que je m'en fais un mérite, et je crois encore avoir été
très-fidèle à la couleur locale en faisant jouer aux boules les
fées et les lutins de Provence, détail dont je réclame rinvenlion.
J'ajoute que si je n'ai pas respecté la simplicité villageoise de
l'histoire, c'est que, comme c'est icijustement une de celles dont
il existe de nombreuses versions ou variantes, je tenais à me
l'approprier à mon tour par l'invention de nouveaux détails et la
mise en scène de nouveaux personnages, ne voulant emprunter
que le moins possible à la version espagnole, à la version irlan-
daise, à la version anglaise, à la version allemande, à la version
italienne, etc., etc.; car, devrais-je surprendre quelques-uns de
mes compatriotes, il faut bien leur dire que notre conte appar-
tient à cinq ou six contrées, pour ne parler que de celles où je
l'ai retrouvé. Peut-^tre vaut-il la peine d'indiquer les différences
de deux ou trois de ces transformations. Et d'abord, en Espagne,
notre bossu est appelé familièrement Pépita el Corcovado, Pe-
pito est un charmant chanteur de romances, s'accompagnant de
la guitare. Point n'est question de ses amours, s'il est amoureux,
quoiqu'il doive l'être comme tout galant caballero, bossu ou
non. La rencontre des fées a lieu dans la fameuse Sierra Sforena.
où il s'égare et s'endort. Il est réveillé par une danse et un chani
merveilleux, dont le refrain est la répétition de ces mots
Lunes y maries y miercoles (res (lundi, mardi et mercredi trois).
Surpris que les fées ne connaissent pas le second vers, qui
complète le sens et la rime, il se laisse aller ù pincer l'air sur
sa guitare et à chanter lui-même :
Lunes y martes y miercoles très
Jueves y viernes y sabado seis.
Les fées, ravies et reconnaissantes, le délivrent de sa bosse
qu'elles emportent en triomphe. Le lendemain, son aventure
fait du bruit et vient aux oreilles d'un autre bossu, Cirillo, son
rival, qui se rend à son tour dans la forêt, y entend le même
concert et veut renchérir sur Pepito, quand les fées chantent -
Lunes y martes y raercoles très
Jueves y viernes y sabado seis.
Digitized by VjOOQIC
COUP b'œIL rétrospectif sur les contes de NOËL. 173
Mais il blesse à la fois les lois de la rime et les préjugés des
fées qai ne prononcent pas volontiers le saint nom du di-
manche, quand il leur crie :
y domingo siete * .
Cirilio revient chez lui avec la bosse de Pepito surajoutée et
rivée à la sienne. Y domingo siete est, en espagnol, un commen-
taire proverbial qu'on jette h la tête de celui qui parle mal à
propos.
En Irlande, on croit à un lutin appelé £nop, qui a pour attri-
bution malfaisante de vous affliger d'une déviation de la co-
lonne vertébrale. A cette tradition se rattache la légende de
Ktwckgraflon^ qui ressemble beaucoup à la légende espagnole
et dont le héros porte le sobriquet de Lusmore, h cause d'un petit
plumet dont il décore sa toque. Lusmore s'égare comme Pepito,
entend à peu près le même refrain, mais chanté en irlandais :
Dia luan^ dia Mart^
et y ajoute les mots dia cadine, ce qui lui mérite d'être délivré
de sa gibbosité— etde recevoir des fées un bel habit neuf. Une
vieille commère désire procurer les mêmes avantages à son fils,
nommé Jack Madden, et le conduit au fossé de Knockgrafton,
d'où, comme le second bossu espagnol, le maladroit revient
avec une bosse de plus et moulu de coups.
Dans la version itaUenne, un détail est surtout à noter ; c'est
la méthode d'amputation employée par les fées en faveur du
fortuné bossu. On lui enlève sa bosse avec une scie de beurre^
doux instrument de la chirurgie féerique , grftce auquel on
pourrait se passer, soit du chloroforme, soit de ce sommeil hyp-
notique dont on parle beaucoup depuis quelque temps dans
nos cours de clinique et nos feuilletons scientifiques.
C'est probablement dans la version irlandaise que le poëte
PamelP, né et élevé en Irlande, puisa l'idée du fabliau-ballade
1 Par une co!DcideDce grammaticale, les Irlandais, comme les Provençaux,
êpélent les noms de la semaine selon la construction latine : dies luncB^
aies Martis; en irlandais, dia luan^ dia Mart ;en provençal, dilun, dimarty
tandis que les Anglais, comme les Français^ disent monday y tuesday: lundis
mardi.
' Dans sa dernière stance, Pornell dit qu'il (enait son conte de sa vieille
nourrice.
Digitized by VjOOQIC
174 REVUE BRITAlf NIQUE.
d'Edwin ofthe green, dont il a fait, comme moi de Carie d'Estel,
un galant malheureux auquel il donne un rival, sir Topaz, riche
et beau gentilhomme. La dame des deux rivaux se nomme
Edith ; mais Parnell ne nous dit d'elle que son nom. Ce qu'il y a
de très-anglais ou de très-irlandais dans la ballade, ce sont les
gambades et les espiègleries un peu brutales des lutins qui sus-
pendent le pauvre Edwin par sa bosse à une solive saillante.
Heureusement pour lui, lorsque le chant du coq fait évanouirfées
et lutins, il retombe de cette hauteur dangereuse, délivrée de sa
bosse. La curiosité seule conduit sir Topaz au cercle enchanté,
et c'est son manque de courage qui indispose les fées contre lui.
Il gémit et a peur, au lieu de faire bonne contenance comme
Edwin lorsqu'il se voit suspendu au plafond, « semblable à une
tortue dans une boutique. » Je me suis rencontré avec Parnell en
supprimant de la légende un bossu et une bosse. Les premiers
vers de mon conte expliquent assez la double opposition que j'ai
cherchée, et cette double opposition n^estpasla seule différence
entre Parnell et moi qui me permette de croire qu'on ne m'ac-
cusera pas de l'avoir copié. Pour me résumer, cette noie n'a
d'autre but que de mettre en évidence, par un cent et unième
exemple, l'observalion de Walter Scott, ce roi des conteurs qui
est en même temps le roi des archéologues de la fiction :
« On pourrait faire, dit-il, un ouvrage très-intéressant sur les
origines de la fiction populaire et sur la transmission des contes
semblables, de siècle en siècle et d'un pays à un autre. On y ver-
rait la mythologie d'une période passer dans le roman du siècle
d'après, et puis dans les contes de nourrice des âges suivants.
Cette étude diminuerait beaucoup l'idée que nous nous faisons
de la richesse de l'invention humaine, mais elle nous démon-
trerait aussi que ces fictions, quelque étranges et puériles qu elles
soient, ont pour le peuple un charme qui leur permet de cir-
culer dans des pays assez étrangers les uns aux autres par les
mœurs et le langage, pour qu'on puisse s'étonner de cette com-
munication internationale, sans aucun moyen apparent de
transmission. Ce serait m'égarer trop au deik de mes limites
que de citer des exemples de cette communauté de fables pour
des peuples qui ne se sont jamais rien emprunté qui valût d'ail-
leurs la peine d'être enseigné, si bien que la vaste propagation
Digitized by VjOOQIC
COUP D*(EIL RÉTROSPECTIF SUR LES CONTES DE NOËL. 175
desfictions populaires peut se comparera la facilité avec laquelle
les fétus de paille et le duvet sont dispersés au loin par les
brises de Fair, tandis que les métaux précieux ne peuvent se
traDsporter sans de pénibles efforts et sans embarras. »
Sir Walter Scott citait dans cette note de la Dame du lac les
traTanx érudits de M. Douce. A ce nom et au sien il aurait pu
joindre ceux de sir Francis Palgrave et de W. J. Thoms, qui a
publié en 1834 un curieux recueil de contes comparés, sous le
litre de Lays and légendes of variaus uaiions. Depuis 1834, les
recueils allemands des frères Grimm, les traductions anglaises
deM.Dassent, une savante dissertation sur la Mylkologie com-
parée de Hax Muller, traduite sous les auspices de M. EL Renan S
et divers autres ouvrages indiquent assez tout ce qu'on peut
trouver d'agrément et d'instruction réeUe dans cette branche
d érudition. Max MuUer reproduit cette pensée de Carlyle, poé*
tique résumé de la note de Waller Scott : « Quoique la tradition
puisse n'avoir qu'une racine, elle croît comme un bananier et
devient un labyrinthe â'ari[)res qui s'étend au loin. »
' Publiée é PaHs chez Durand^ libraire, rue des Grés. Elle a parud*aboFé
dans le recueil des Oxford Essays.
Digitized by VjOOQIC
PENSEES DIVERSES.
* Les hommes persmmels cherchent à paraître solenneh, et n'en st>nt
ni plus spirituels^ ni plus essentiels,
* Regarder sa table et son écurie comme un moyen de jouir de la
vie matérielle, cela se comprend ; y voir un moyen d'obtenir la consi-
dération publique, c'est insensé : et pourtant !. ..
* Entre les hommes dont les actions méritent d'être écrites et les hom-
mes dont les écrits méritent d'être lus, il y a la même différence et la
même distance qu'entre des hommes qui ouvrent une route à travers
des rochers ou jettent un pont sur des abîmes, et les hommes qui tra-
cent sur le papier des routes et des ponts imaginaires.
* Les chercheurs de vérités sont plus rares que les vérités mêmes.
* la pourpre des triomphateurs n'est souvent que la li^Tée du ha-
sard.
* Il suffît d'une légère infortune pour éteindre de grandes pro-
testations d'amitié : c'est l'application du proverbe : « Petite pluie
abat grand vent. »
' Dans la vieillesse on néglige le soin de sa personne et de sa toilette,
et c'est alors que ce soin serait le plus nécessaire ; dans le mariage,
plus on exige de fidélité et moins on montre la confiance et les complai-
sances qui la mériteraient; dans les festins, on rapetisse les verres à
mesure qu'on sert les meilleurs vins : c'est marcher de contre-sens en
contre-sens.
* La peine de mort est prononcée par Passassin avant de l'être par le
juge : le premier de ces arrêts explique le second, mais la question de
savoir s'il le justifie reste entière.
* La rime ne fait pas plus le poète que l'uniforme ne fait le héros.
C. N.
Digitized by VjOOQIC
ROMAN.
UN GENTLEMAN.
(!«' IXTEAIT.)
CHAPITRE I".
« Ote-loi du chemin de M. Fletcher, paresseux, fainéant,
petit...»
Vagabond, allait dire, je crois, Sally Watkins (mon ancienne
bonne) , mais elle se ravisa.
Nous nous retournâmes, mon père et moi, surpris de cette
réticence d'épitbètes peu habituelle chez Sally ; mais quand le
jeune garçon ainsi apostrophé fixa un instant les yeux sur
noas et nous fit place, nous revînmes de notre étonnement.
Tout misérable, tout déguenillé et couvert de boue qu'il fût,
le pauvre enfant ne ressemblait à rien moins qu'à un vaga-
bond.
< U n'est pas nécessaire que tu restes à la pluie, mon garçon,
lui dit mon père ; range-toi près du mur, il y aura assez de
place pour nous et pour toi. »
Ce disant, mon père poussait ma petite voiture dans la ruelle.
Le jeune garçon leva sur lui un regard reconnaissant, et, avan-
çant la main, il l'aida à me pousser.
C'était une main endurcie et brihiie par le travail, quoiqu'il
fût à peine de mon Age. Que n'aurais- je pas donné pour être
aussi robuste et aussi grand 1
« H. Phinéas ne veut-il pas entrer et se reposer près du feu? »
cria Sally sur le seuil de sa porte.
s* SERIE.** TOME I. i2
Digitized by VjOOQIC
178
REVUE BRITANNIQUE.
Mais il m'était toujours pénible de me mouvoir ou de mar-
cher, et j'aimais à rester à l'entrée de la ruelle pour regarder
l'averse qui balayait la rue ; d'ailleurs, je désirais observer un
peu plus attentivement le jeune garçon.
Il n'avait pas bougé ; il restait appuyé contre le mur, soit par
fatigue, soit dans la crainte de nous déranger, faisant peu ou
point attention à nous. Les yeux fixés sur le trottoir, — car
nous avions déjà un trottoir dans notre petite tille de Norton-
Bury, — il contemplait les pfetils tourbillons d'écume que for-
maient en tombant les gouttes de pluie.
Il avait un visage triste et sérieux pour un garçon de quatorze
ans. Aujourd'hui, après plus de quarante ans, ce visage est
encore présent à mon souvenir : des yeux noirs surmontés de
sourcils épais, un nez comme la plupart des nez saxons, n'of-
frant rien de remarquable; des lèvres bien dessinées, un men-
ton carré, ce genre de menton qui donne un caractère de déter-
mination à la physionomie^ et sans lequel les plus beaux traits
du visage laissent toujours quelque chose à désirer.
Quant à la taille, je Tai déjà dit, le jeune garçon était grand,
fortement bâti ; et moi, pauvre être chétif, je professais un culte
pour tout ce qui était grand et fort. Tout en lui semblait indi-
quer ce qui manquait en moi ; ses membres musculeux, ses
épaules larges et carrées, ses joues qui, malgré leur maigreur,
accusaient la santé, tout, en un mot, jusqu'aux boucles de ses
cheveux châtains.
Il était là, formant la principale figure d'un tableau que je me
rappelle encore comme si c'était hier. Je vois encore la sale et
étroite petite ruelle à l'extrémité de laquelle on apercevait une
échappée dans les champs, les portes des maisons ouvertes d'où
sortait le bourdonnement monotone de nombreux métiers à bas:
j'entends encore le babil des enfants barbotant dans le ruisseau
et y faisant naviguer une flotte de pelures de pommes de terre.
En face, dans la grand'rue, je vois la maison du maire avec son
porche, et plus loin, juste à l'endroit où les nuages commen-
çaient à se dissiper, au-dessus d'une épaitoe touffe d'arbres, la
tour carrée de notre antique abbaye, l'orgueil et la gloire de
Norton-Bury. Un rayon de lumière, s'édiappant des nuages,
l'éclaira tout à coup.
Digitized by VjOOQIC
UN eSNTLEMAK. 179
Le jeaoe garçon releva vivement sa tête sérieuse et triste.
t La ploie sera bientôt passée, » lui dis-je.
Mais il ne parut pas m'entendre. A quoi pensait-il donc, lui,
paaTre enfant, à qui peu de personnes eussent reconnu la
facalté de penser?
Je ne crois pas que mon père eût jeté un second regard sur
le jeune garçon depuis que, par un sentiment de simple justice,
il Tavait engagé à partager notre abri. A dire vrai, les préoccu-
patioDs ne manquaient pas au digne homme, seul fondateur
don établissement qu'avec de faibles ressources il était parvenu
à rendre florissant. Je voyais, à ses traits tendus et à Tagitation
afec laquelle il poussait sa canne dans les flaques d^eau, qu'il
était impatient de se retrouver dans sa tannerie.
Il tira sa grosse montre d'argent, la terreur de notre maison ;
elle semblait avoir pris quelque chose du caractère de son maî-
tre : inexorable comme la justice ou la destinée, elle ne variait
jamais.
• Tingt-trois minutes de perdues, grâce à celle averse !Thi-
néas, mon fils, comment te ramener sain et sauf à la maison,
à moins que tu ne veuilles venir avec moi à la tannerie? »
Je secouai la tête.
n était dur pour Abel Fletcher d'avoir pour unique enfant
Qoe créature chétive et maladive, comme je Tétais alors, à l'âge
de seize ans ; une créature aussi inutile, aussi embarrassante
pour lai que l'enfant qui vient de naître.
« Bien, bien , reprit-il, je dois alors trouver quelqu'un qui
puisse aller avec toi à la maison. »
Car, quoique mon père m'eût fait faire une petite voiture
dans laquelle je pouvais, grâce à une légère assistance, me
guider moi-même et l'accompagner quelquefois dans ses prome-
nades entre notre maison et la tannerie, ou lorsqu'il se rendait
à rassemblée des Amis, cependant il ne me permettait jamais
d'aller seul.
• Holà ! Sally, cria-t-il, un de tes garçons veut-il gagner un
honnête penny ?»
Sally n'était plus à la portée de la voix ; mais, à ces mots, je
vis le rouge monter aux joues du jeune garçon. Il fit involon-
Digitized by VjOOQ le
180 REVUE BRITANNIQUE.
tairementun pas en avant. Je n'avais pas encore remarqué sa
maigreur et son air affamé.
« Père I ... » dis-je tout bas. ft
Mais ici le jeune garçon, appelant tout son courage à son
aide :
« Monsieur^ dit-il en ôtant son chapeau tout déchiré et en
regardant mon père en face, je cherche du travail ; puis-je
gagner ce penny î »
Il parlait un assez bon anglais, différent de notre grossier dia-
lecte du comté de G***.
Moir père l'examina attentivement.
« Comment t'appelles-tu, jeune homme ?
— John Halifax.
— D'où viens-tu ?
— Du comté de Cornouailles.
— N'as-tu pas de parents î
— Non. »
J'aurais voulu que mon père ne le questionnât pas ainsi ;
mais mon père avait probablement ses motifs, et ses motifs
étaient rarement malveillants, bien que ses actes le parussent
quelquefois.
« Quel âge as-tu, John Halifax?
— Quatorze ans.
— Es-tu accoutumé à travailler?
— Oui, monsieur.
— Quelle espèce de travail ?
— Tout ce que je puis trouvera faire. »
J'écoutais avec agitation cet interrogatoire.
« Bien I dit mon père après un moment de silence ; tu con-
duiras mon fils à la maison, et je te donnerai une pièce de
quatre pence. Voyons, cs-tu un gairon auquel on puisse se
fier? »
Et le tenant à la distance de son bras en le regardant avec
ces yeux qui étaient la terreur des fripons de Norton-Bur)',
Abel Fletcherfaisait sonner l'argent dans les poches de son large
gilet brun. ♦
« Voyons, répéta-t-il , es-tu un garçon auquel on puisse se
fier f ^
Digitized by VjOOÇIC
UN GENTLEMAN. 181
John Halifax De répondit pas ; il ne détourna pas les yeux.
Il sentit que le moment critique était venu, et rallia tout son
courage pour résister à Tattaque. Il tint bon et remporta la vie-
foire en silence.
■ Voyons, répéta mon père, te donnerai-je les quatre pence
à présent ?
— Non, monsieur, pas avant que je les aie gagnés. »
Retirant alors sa main, mon père glissa l'argent dans la
mienne et nous quitta.
Je le suivis des yeux, marchant de son pas résolu, sans s'in-
quiéter de la boue ni des flaques d'eau. Avec son confortable
bêbit de quaker, ses bas à côtes, ses guêtres de cuir, son cha-
peau à larges bords posé sur ses cheveux gris, et non sans une
certaine dignité , Abel Fletcher paraissait justement ce qu'il
était : un honnête, honorable et prospère commerçant. Je le
suirais du regard, ce bon père, pour lequel j avais peut-être
plus de respect que de tendresse. Le jeune garçon de Cor-
DouaiUes le regardait aussi.
11 pleuvait encore ; nous restâmes donc sous notre abri. John
Halifax s'appuyait toujours h la même place, sans essayer d'en-
gager la conversation. Une fois seulement, voyant que le cou-
rant d'air me causait un frisson, il m'enveloppa soigneusement
démon manteau.
• Vous ne paraissez pas très-fort.
— Son, » répondis-je.
Il se remit à regarder devant lui. Vis-à-vis s'élevait, comme je
l'ai déjà dit, la maison du maire avec son grand perron, son
porche et ses quatorze fenêtres. Une de ces fenêtres était ou-
verte et laissait entrevoir un groupe de petites têtes. C'étaient
les enfants du maire ; je les connaissais tous de vue, mais là se
bornaient nos relations; car leur père était un homme de loi
et le mien un tanneur; ils appartenaient à l'église orthodoxe,
et nous à la société des Amis. Ils nous observaient avec attention ;
notre position paraissait les amuser beaucoup et leur faisait*
sans doute trouver la leur bien plus agréable encore. Quant à
nioi, peu m'importait ; mais John Halifax, le pauvre enfant, er-
rant dansée monde et déshérité de tout bien, je me demandais
Digitized by VjOOQIC
182
REVUE BRITANNIQUE.
ce qu'il devait éproaver devant cette chambre d'où s'échap-
paient des voix enfantines et le bruit d^un joyeux dîner.
En ce moment, une autre tête parut à la fenêtre ; c'était celle
d'une petite fille un peu plus âgée que les autres enfants. Je
l'avais quelquefois rencontrée avec eux ; je savais qu'eDe n'é-
tait là qu'en visite. Elle nous regarda et disparut. Peu après, la
porte d'entrée s'ouvrit à moitié ; il était évident qu'une violente
altercation avait lieu à Vintérieur ; nous entendîmes même
quelques paroles.
« Je le veux ; je vous dis que je le veux l
^ Vous ne le ferez pas, miss Ursule I
— Mais je vous dis que je le veux ! »
Et ici la petite fille, forçant le passage, parut sur le seuil de
la porte, un pain dans une main, un couteau dans l'autre. Elle
réussite en couper un grand morceau.
« Tenez, pauvre garçon , dit-elle en le présentant à John
Halifax, vous avez l'air d'avoir faim ! Tenez, prenez vite. »
Mais la bonne la fit rentrer de force, et la porte se referma sui
un cri perçant.
Ce cri fit tressaillir John Halifax ; il regarda la fenêtre des en
fants, qu'on ferma aussitôt. Nous n'entendîmes plus rien. Uû(
minute après, il traversa la rue et ramassa le; morceau de pain
Or, dans ce temps-là , le pain de froment était une chose
précieuse. Le pauvre peuple n'en avait que rarement; il vivai
de seigle ou de farine grossière. John Halifax n'avait probable-
ment pas goûté du pain de froment depuis bien des mois : i
regardait ce morceau d'un air si affamé I
Cependant il se retourna vers la porte fermée et sembla
changer de résolution. Il resta longtemps avant de mordre, el,
quand il le fit, oe fut lentement, tranquillement, et avec un re-
gard sérieux.
Dès que la pluie eut cessé, nous primes le chemin de la mai
son, en nous dirigeant par la grand'rue vers Abbey-Church.
John guidait en silence ma petite voiture ; j'aurais voulu qu'il
fût disposé à parler et à me faire encore entendre son agréable
accent de Cornouailles. ^
« Comme vous êtes forti lui dis-je en soupirant, lorsque,
grâce à une soudaine et habile manœuvre, il m'eut sauvé du
Digitized by VjOOQIC
UN GENTLEMAN. 18S
danger d'être renversé par le jeune M. Brithwood, de Vythe^
House, qui galopait toujours sans se soucier des gens qu'il pou-
rail blesser ; — si grand, si fort I répétai-je.
—Vous trouvez? Eh bien ! tant mieux ; j'aurai besoin de ma
force.
— Comment cela ?
— Pour gagner ma vie. »
Ce disant, il se redressa et marchs^ d'un pas plus assuré,
comme s'il eût compris qu'il avait à explorer tout seul le vastQ
parcours du monde qui s'ouvrait devant lui.
«Qu'avez -vous fait avant ce jour ? lui demandai-je.
— Tout ce qui s'est présenté, car je n'ai jamais appris
d'état.
— Voudriez-vous en apprendre un ? »
Il hésita un instant, comme s'il eût pesé ses paroles.
« Une fois, dit-il, j'ai désiré être ce que mon père était.
— Et qu'était-il ?
— Un savant et un gentleman. »
Cette réponse, à laquelle je ne fn'attendais guère, ne me
surprit cependant pas beaucoup. Mon père, bien que tanneur,
et jaloux de sa dignité de marchand, avait néanmoins le bon
sens de reconnaître tous les avantages d'une bonne naissance.
Car, du moment que les lois de la nature admettent qu'à peu
d'exceptions près les qualités des ancêtres peuvent être trans-
mises à leur race , on doit en conclure que, même avec des
chances égales, le fils d'un gentleman deviendra plus facilement
UD gentleman que le fils d'un artisan. Et quoique son père eût
été un artisan, Abel Fletcher n'oublia jamais, je crois, que nous
étions de bonne souche, et qu'il lui avait plu de me donner, à
nM)i, son fils unique, le prénom d'un de nos ancêtres assez
connu, Phinéas Fletcher, l'auteur de Z'/Ze de pourpre *.
U me paraissait donc bien naturel de penser qu'un garçon
comme John Halifax, dont le langage révélait une éducation
supérieure à sa condition apparente, appartint à la classe élevée
' Le poêle Phinéas Fletcher, disciple de Spenser, vivait sous Jacques I".
^n poème appartient au genre allégorique. La religion et la métaphysique
j donnent U main à la science. Fletcher personnifie successivement les
orgines des sens et les facultés intellectuelles. {Noie du Directeur.)
Digitized by VjOOQ IC
184
REVUE BRITANNIQUE.
plutôt qu'à la classe plébéienne, et je ne doutais pas que mon
père ne fût du même avis.
« Dans ce cas, repris-je, vous n'aimeriez peut-être pas à em-
brasser un état?
— Si fait; je le voudrais. Qu'est-ce que cela me ferait, après
tout? mon père était gentleman.
— Et votre mëre? »
Il se détourna tout à coup, les joues empourprées, les lèvres
tremblantes.
« Elle est morte. Je n'aime pas à entendre les étrangers par-
ler d'elle. »
Je lui demandai pardon. Il était évident qu'il l'avait aimée et
pleurée, mais que, par la force des circonstances, la sensibi-
lité spontanée de l'adolescent avait fait place à la fermeté de
l'homme qui craint de révéler ou de trahir ce qu'il a aimé et
pleuré. Après un moment de silence, je me hasardai à dire que
j'aurais voulu que nous ne fussions pas étrangers l'un à l'autre.
« Vraiment, vous le voudriez? »
Et le sourire moitié étonné, moitié reconnaissant du jeune
garçon alla droit à mon cœur.
« Vous avez beaucoup parcouru le pays? repris-je.
— Oui, beaucoup, pendant ces trois dernières années. Je rae
suis occupé comme je l'ai pu, donnant un coup de main par-ci,
par-là, tantôt à la récolte du houblon ou des pommes de terre,
tantôt à la moisson; mais cet été j'ai eu le typhus et je n'ai pas
pu travailler.
— Et qu'avez-vous fait alors?
— Je suis resté couché dans une grange jusqu'à ce que je
fusse rétabli. Je suis tout à fait rerais à présent ; n'ayez pas
peur. »
Avoir peur! non, en vérité, l'idée ne m'en est pas même
venue.
Nous eûmes bientôt' rais toute réserve de côté. Il guida ma
petite voiture avec toutes les attentions d'une bonté naturelle.
Nous étions sortis de la ville et nous suivions la promenade
de l'abbaye ombragée d'arbres touffus à travers lesquels les
rayons du soleil se faisaient jour par intervalles. Il s'arrêta
Digitized by VjOOQIC
UN GENTLEMAN.
185
our ramasser udo grande feuille de marronnier en forme
féventail.
« C'est une bien belle feuille, n'est-ce pas ? dit-il en me
ai donnant; seulement elle nous montre que Tautomne est
irrifé.
— Et comment vivrez-vous cet hiver, quand vous ne trôuve-
ez plus de travail dans les champs?
— Je ne sais pas. »
Sa physionomie s'altéra ; Texpression de misère et de fatigue,
[ui s'était dissipée tandis qu'il me parlait, reparut plus pénible
[oe jamais. Je me reprochai ce moment d'oubli ; je m'étais laissé
tntraîner par le charme de sa conversation.
> Ah ! m'écriai-je , quand nous eûmes quitté l'ombrage des
libres de l'abbaye et traversé la rue, nous voici à la maison. »
>'ous étions arrivés au pied du grand perron orné d'une mas-
»Te balustrade qui conduisait à là belle demeure de mon père.
Le pauvre orphelin y jeta un rapide coup d'œil.
« C'est là votre maison? En ce cas, bonjour, ou plutôt adieu ! »
Je tressaillis ; cet adieu m'affligea. La figure de ce jeune
çarçon était venue traverser ma frêle existence comme un sou-
lain rayon de soleil, comme un reflet de la joyeuse adolescence,
k la force qui n'étaient pas, qui ne pouvaient jamais être mon
partage! En m'en séparant, il me semblait retomber dans l'obs-
curité.
« >'on, pas encore adieu, » dis-je en essayant péniblement de
sortir de ma petite voiture et de monter les degrés du perron.
John Halifax vint à mon aide.
• Si vous me permettiez de vous porter? dit-il, je le pourrais
très-bien, et... et... ce serait si amusant pour tous les deux. »
n essayait de tourner la chose en plaisanterie, de crainte de
me blesser; mais le son de sa voix était aussi tendre que celui
d'une femme, — plus tendre, en vérité, que celui des femmes
que j'avais rencontrées jusqu'alors. — Je passai donc mes bras
autour de son cou ; il me souleva doucement et me déposa
detant la porte ; puis, avec un autre adieu, il se disposait à me
quitter.
Je ne pus résister à l'élan de mon cœur. Je ne me rappelle
Digitized by VjOOQIC
186
REVUE BlUTANNIQUE.
pas G6 que je lui dis, mais mes paroles le ramenèrent à me
côtés.
« Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous
monsieur?
— Ne m'appelez pas monsieur; je ne suis qu'un jeune garçoi
comme yous. J'ai besoin de wm ; ne vous en allez pas encore
Ah I voici mon père. »
John Halifax se mit de côté et porta respectueusement 1
main k son chapeau lorsque le vieillard p^ss^ devant lui.
« Ah I te voilà, mon garçon ? As-tu pris soin de mon fils? T'a
t-il donné les quatre pepce ? a
Nous n'avions ni l'un ni l'autre pensé h l'argent.
Mon père se prit à rire; il appela John Halifax un honnêt
gargon» et fouilla dans sa poche pour j chercher une autre pièc
d'argent. Je me hasardai à lui murmurer quelque chose toi
bas à Toreille, mais je ne reçus point de réponse. Pendant c
temps John Halifax s'éloignait pour 1^ troisième foi^.
« Attends, mon garçon, —j'ai oublié toti nom. — Voici t
pièce dç quatre pence et un shilUog par-dessqs Iq marche
parce que tu as été bon pour mon fils.
— Je TOUS remercie ; mais je ne désire pas être pAjé poii
avoir été bon. i»
Il prit la pièce de quatre penee et rendit le shilling à mo
père.
« Hum I fit le vieillard étonné ; tu es un singulier garçon
mais je n*ai pas le temps de causer avec toi. Viens dîner, Phi
néas. Mais, reprit-il, en sb retournant vers John Halifax, comm
frappé d'une pensée soudaine, as-tu faim ?
— Faim? oh oui î bien faim ! »
Et la nature reprenant enfin ses droits, de grosses larmes vir
rent aux jevi^ du pauvre enfant.
« Miséricorde ! entre donc; viens dtner; mais premièrement,-
et mon inexorable père lui mettait la main sur l'épaule, — t
es un honorable garçon, tes parents étaient honorables?
— Oqi, répondit John, presque avec indignation.
— Tu travailles pour gagner ta vie?
-^ Oui, toutes les fois que je puis trouver de l'ouvrage.
Digitized by VjOOQIC
ITK GENTLEMAN. 187
-— To n^as jamais été en prison ?
— Non ! s'écria le jeune homme d'un air fiché. Je n'ai pas
besoin de rotre dtner, monsieur. Je Taurais accepté parce que
Totie fils m'en a prié, parce qu'il a été bon pour moi et que je
raimais, lui. Mais maintenant je ferai mieux de m'en aller.
Bonjour, monsieur. »
n j a un passage dans un ancien livre, — le plus pathétique
des livres, même dans ses récits de l'histoire humaine, — qui
dit:
« Et il arriva que quand David eut achevé de patler à Saûl,
• rame de Jonathas fut liée à l'ftme de David, tellement quQ
« Jonathas Faima comme son Ame. »
Et moi, plus pauvre, plus infortuné que Jonathas, j'avais ce
jour-là trouvé mon David.
Je le saisis par la main et je ne voulus pas le laisser partir.
« Voyons, jeunes gens, entrez, et ne faites pas tant d'embar-
ras, » dit sèchement Abel Fletcher en s'éloignant.
Et tenant toujours mon David par la main, je le fis entrer
dans la maison de mon père.
CHAPITRE II.
Le dîner était fini. Nous prenions ce repas dans la grande
saHe parquetée en chêne où des rangées de chaises roides à
hants dossiers semblaient se regarder les unes les autres à di-
stance. Une table, un buffet et une pendule complétaient seuls
ramenblement de cette pièce.
Je n'osai pas faire venir le pauvre jeune garçon dans le do^
maine spécial de mon père, mais dès que celui-ci fut retourné
à la tannerie, j'envoyai chercher John.
Jaël l'amena ; Jaël, la seule femme qui approchât jamais de
DOS personnes, et dont le sexe n'était guère justifié par sa dou-
ceuretsa tendresse, si ce n'est toutefois quand j'étais très-malade.
Efidemment, il y avait eu quelque orage à la cuisine.
« Phinéas, ce jeune garçon a eu son dtner, dit Jaël ; vous n'al-
lez pas le garder longtemps? Je ne veux pas que vous vous
fa^goiez avec ce mendiant. »
Digitized by VjOOQIC
188
REVUE BRITANNIQUE.
Ce mendiant I Cette idée me parut si burlesque que je ne piu
m'empécher de sourire en le regardant. Il s'était lavé le visage
et avait peigné les boucles de ses beaux cheveux; ses habits,
quoique usés jusqu'à la corde, n'étaient nullement sales, et s^
peau brune avait une fraîcheur qui prouvait qu'il prenaitj^laisii
à ce que la plupart des pauvres ont en horreur : l'usage fréquen
de l'eau. A tout prendre, et maintenant que ses traits n étaien
plus altérés par la souffrance et la faim, on pouvait dire, sani
exagération, que le jeune garçon avait bonne mine. Un men
diant I J'espérais qu'il ne l'avait pas entendu, mais je me trom
pais.
« Madame, dit-il en s'inclinant avec un sourire de bonn(
humeur, je dirais même avec un petit air de malice, vous élej
dans Terreur; je n'ai jamais mendié. Je suis une personne in
dépendante ; ma propriété consiste en ma tête et en ces deu:
bras que voilà : c'est assez, j'espère, pour réaliser un jour ur
gros capital. »
Je me mis à rire. Jaël se retira toute mortifiée. John Halifai
s'approcha de mon fauteuil, et, changeant de ton, il me de
manda comment je me trouvais et s'il ne pouvait rien faire pou
moi avant son départ.
« Ne vous en allez pas ; du moins pas avant que mon père n(
revienne à la maison. »
J'avais ruminé plusieurs projets qui tous avaient le mêmi
but, à savoir, de garder auprès de moi ce jeune homme dontlî
société et les soins me semblaient à moi, pauvre être sans sœur
sans frère, sans ami, la seule chose qui pût apporter quelqu(
intérêt dans ma triste existence, ou du moins me la faire trai
ner moins péniblement. Dire que j'étais mû par la pitié ou !<
charité, ce serait mentir; c'était l'égoïsme tout simplement, s
l'on peut appeler égoïsme ce sympathique instinct qui nous port(
à nous attacher sans examen à ce qui nous paraît fort et bon
C'est là, je crois, le secret de tous les attachements spontanés
provenant de l'instinct plutôt que de la raison. Je n'essayera
pas de définir le mien ; je ne sais pas pourquoi « l'âme de io
nathas fut liée à celle de David.» Je sais seulement qu'il en fui
ainsi, et que le premier jour que je vis John Halifax, moi, Phi
néas Fletcher, je l'aimai comme un second moi-même.
Digitized by VjOOQIC
UN GENTLEMAN. 189
Le sérieux et rinsistance que je mettais à le retenir parurent
toucher le pauvre orphelin .
«lerci, dit-il en s'appuyant contre la cheminée et en passant
b main sur ses yeux ; vous êtes bien bon ; je resterai encore une
heure ou à peu près, si vous le désirez.
- Eh bieni venez vous asseoir ici et causons ensemble. »
Je ne me rappelle pas aujourd'hui tous les détails de cette
couTersation ; je sais seulement qu'elle roula sur les sujets que
les jeunes garçons affectionnent particulièrement, tels que les
Tojages et les aventures. Quant à John , il était entièrement
étranger au seul monde où j'eusse vécu..., le monde des livres.
« Savez-vous lire? me demanda-t-il tout à coup.
— Mais je pense que oui. »
Et je ne pus m'empêcherde sourire» car j'étais assez fier de
mon érudition.
« Et écrire?
— Oui» certainement. •
II parut réfléchir une minute ; puis il reprit à voix basse :
« Je ne sais pas écrire et j'ignore quand il me sera possible
de l'apprendre. Youdriez-vous bien écrire quelque chose pour
moi dans un livre?
— Très-volontiers. »
Il tira de sa poche un petit étui en cuir, sous lequel était une
seconde enveloppe de soie noire contenant un volume. Il le
tiDt de manière que je pusse en voir les pages. C'était un
Nouveau Testament grec.
« Voyez, » dit-il, en me montrant la première page blanche,
et je lus :
«Ce livre appartient à Guy Halifax... Guy Halifax, gentle-
« man, marié à Muriel Joyce, fille majeure, le 17 mai de l'an
«de grâce 1779.
« John Halifax, leur fils, né le 18 juin 1780. »
Et plus bas , une main de femme , faible et illettrée, avait
ajouté :
« Guy Halifax, mort le 4 janvier 1781. »
« Que dois-je écrire, John? demandai-je après un moment de
silence.
Digitized by VjOOQIC
190 REYUB BRITANNiQUE.
— Je m'en Tais vous le dire ; vous chercherai-je une plume?
II appuya sa main gauche sur mon épaule ■, mais sa droit
n'abandonna pas le précieux volume.
« Ecrivez :
« Muriel Halifax, morte le V^ janvier 1791. »
« C'est tout?
— C'est tout. »
Il regarda un instant ce que je venais d'écrire, le fit sèche
soigneusement devant le feu, replaça le livre dans ses deu
étuis et le mit dans sa poche sans prononcer d'autres parole
que : « Je vous remercie, » et, de mon côté, je ne lui fis pas d
question .
C'est là tout ce que j'appris sur la parenté du jeune homme, c
je ne crois pas qu'il en sût lui-même davantage. La chronique d
sa famille ne remontait pa§ plus haUl que sa venue au monde
— nul antécédent romanesque; — origine inconnue; — arbr
généalogique commençant et finissant avec son nom : Johi
Halifax.
Jaël entrait et sortait sous divers prétextes en nous examinan
d'un œil soupçonneux, surtout quand elle m'entendait rire, fai
rare et remarquable^ car la gaieté n'était pas à Tordre du jou
dans notre maison ; j'y étais d'ailleurs peu enclin par nature
mais ce jeune garçon possédait, en dépit du sort contraire, ui
fonds d'énergie, de bonne humeur et d'originalité qui réagissai
sur moi comme une douce influence. Il me communiquai
quelque chose que je ne possédais pas, quelque chose d'entière
ment inconnu jusqu'alors. Je ne pouvais regarder ie mouve
ment animé de ses yeux, les plis gracieux de sa bouche et 1
sourire fin qui effleurait sa physionomie sans sentir mon c(Bu
réjoui et consolé. Il me semblait revenir à la lumière aprè
avoir été longtemps enfermé dans une chambre ténébreuse.
Mais tout cela n'entrait pas dans la manière de voir de Jaèl
« Phinéas, dit-elie en se plantant devant moi, à l'autre bou
de la table, il fait beau temps, le soleil brille ; tu devrais sortir
— Je suis déjà sorti ; merci, Jaël. »
Et John et moi nous continuâmes à causer.
n Phinéas, trop rire n'est pas bon pour toi, et il est tempî
que ce garçon aille à ses affaires.
Digitized by VjOOQIC
UN OSNTfcKMAN. 191
— Bah I laissez-nous, Jael.
— Non, elle a raison, dit John en se levant ; et toute la gaieté
1 jeune garçon fit au^itôt place sur sa physionomie à cette
[pression de gravité précoce due san« doute à une rade expé-
ence de la vie. J'ai eu une heureuse journée, continua-t*ii^ je
)us en remercie de tout mon cœur^ et maintenant je pars; »
Hais je ne pouvais tne résoudre à le laisser partir , — du moins
lant ie retour de mon père. Le plan que je tne propotois de
i soumettre s'était de plus en plus emparé de mon esprit,
kement» mon père ne me refuserait pas, moi, son fils unique,
itirme et maladif, déjà privé des jouissances les plus ordinaires
î la vie.
« Pourquoi voulez-vous vous en aller? dis-je k John; vous
avez pas d'ouvrage..
— Non, je n'en ai pas ; je voudrais en avoir, et j'espère bien
3 trouver.
— Et comtbentî
— En acceptant tout ce qui se présentera ; c'est le seul moyen
e réussir. Je n'ai encore jamais mendié, ni manqué de pain,
uoique j'aie eu quelquefois assez faim. Quant aux habits,
jouta-t-il en jetant un regard thagrin sur ses vêtements usés,
travers lesquels les membres vigoureux du jeune garçon en
leine croissance menaçaient ici et là de se faire jour, elle se-
ul, je crains, bien fâchée; elle me tenait toujours si propre! »
A la manière dont il prononça ce elle, je tompris qu'il vou-
iil parler de sa mère, et ici, au moins, l'orphelin avait un
Taotage sur moi. Hélas I je n'avais jamais connu la mienne.
« Allons, lui dis-je, bien décidé à n'accepter aucun refus et
i ne craindre aucune rebuffade de mon père, courage ! on ne
;aii pas ce qui peut arriver.
— Oh ! je n'ai pas peur, » dit-îl en félevant sa tête bouclée.
Il s'approcha de la fenêtre et regarda le Ciel bleu avec ce sou-
rire calme, franc et honnête, qui semble tetiir tête au sort et
ramener la bonne humeur sur le visage le plus maussade.
« John, savez-vous que vous ressetûblez extrêmement à un
de mes héros favoris, Dick Whittington. Àvez-vous jamais en-
tendu parler de lui ?
— Non, jamais.
Digitized by VjOOQ IC
192
REVUE BRITANNIQUE.
— Allons dans le jardin ( car je venais d'entrevoir une au!
apparition de Jaël sur le seuil de la porte, et je ne voulais p
impatienter ma pauvre vieille bonne ; d'ailleurs, contraireme
à John Halifax, je n'étais rien moins que brave). Venez, yq
entendrez tout à l'heure le carillon des cloches de l'abbaj
elles me rappellent celles de la légende^ ; nous nous assiéro
sur l'herbe, et je vous raconterai l'histoire véritable et sing
lière de Richard Whittington. »
Et je me levai en cherchant du regard mes béquilles. Jo
me les mit dans la main d'un air grave et compatissant.
« Vous n'avez pas besoin de ces machines-là, vous, luid
je en m'efforçant de rire, car je n'y avais pas toujours été j
coutume, et j'en ressentais souvent une certaine honte.
— J'espère que vous n'en aurez pas toujours besoin.
— Peut-être que non, le docteur Jessop n'en est pas sûr. M
n'importe, je ne vivrai probablement pas longtemps. » (
cette pensée était, que Dieu me le pardonne ! ma dernière et i
plus grande consolation .
John me regarda avec l'air d'une émotion compatissan
mais il ne dit pas un mot. Je passai devant lui et il me sui
le long du corridor qui conduisait à la porte du jardin : arr
là, je m'arrêtai épuisé. John Halifax mit doucement sa m^
sur mon épaule.
« Je crois que je pourrais très-bien vous porter, si cela
vous fait rien. J'en suis sûr, car une fois j'ai porté un sac
farine. »
A ces mots j'éclatai de rire, c'était peut-être ce qu'il voula
je consentis à prendre la place du sac de farine, et il me po
le long de Tallée du jardin. Nous étions tous deux fort gais,
quoique je fusse son aîné, je me sentais presque comme
enfant auprès de lui.
« Portez-moi, je vous prie, sous ce berceau de clématites,
* La légende de Whittington raconte que lorsque le futur maire de L€
dres partit, pauvre enfant, pour son premier voyage, les cloches deBow
chantèrent :
Tu pars, Whittington, din, cUng, dofiy
Tu seras maire de Londoo ! . . .
Digitized by VjOOQIC
UN GENTLEMAN.
193
is-je; il donne sur i'Avon. Et maintenant, comment trouvez-
DUS notre jardin ? »
Il ne prit point un air extasié, comme je m'y attendais pres-
ue, mais il regarda attentivement autour de.lui, tandis qu'une
[pression de tranquille satisfaction se répandait sur ses traits.
Cétait, en effet, un lieu charmant que notre jardin, avec sa
aîche pelouse entourée de bordures. Plus loin, une haie le
îparait du jardin potager et du verger, l'orgueil de mon bon
îre. Autrefois, quand j'étais trop faible pour marcher, je me
aînais avec délices sur le tapis de mousse et de gazon émaillé
î marguerites ; les plus petites plantes m'étaient familières.
De large allée, la rivière, une haie d'ifs et un mur élevé, sem-
aient mettre de tous côtés une barrière infranchissable entre
monde extérieur et ce paisible séjour.
«Ya-t-il longtemps que vous demeurez ici? me demanda
)hn.
— Depuis ma naissance.
— Ah ! c'est un lieu charmant, répéta-t-il presque tristement;
ttte pelouse est bien unie ; elle doit avoir au moins un demi-
pent. Je la mesurerais volontiers, seulement je suis un peu
tigué.
— Gomment ! et vous avez voulu me porter ?
— Oh I cela n'est rien. J'ai souvent marché plus longtemps
l'aujourd'hui, cependant j'avais fait une bonne traite à travers
pays, ce matin.
— D'où êtes-vous donc venu ?
— Du pied de ces collines que vous voyez là-bas. J'ai oublié
)mment on les appelle. J'en ai vu de plus élevées, mais celles-
sont encore assez escarpées et surtout assez froides, quand
D y garde les moutons. A une certaine distance, elles font un
let agréable. Vous avez d'ici une bien belle vue. »
Bien belle, en vérité; je l'avais toujours trouvée ainsi, mais
ajourd'hui que j'avais quelqu'un à qui le dire, je le sentais
ien davantage I Laissez moi vous décrire ce premier et unique
«ysage, ce frais et riant tableau des jours de mon adolescence.
A l'extrémité du berceau de verdure, le mur qui nous sépa-
ait de la rivière avait été, sur la demande que j'en avais faite à
"^D père, taillé de manière à former un siège dans le genre de
H* SéRIB.— -TOME I. i^
Digitized by LjOOQ IC
lfl|4 REVUÇ BRITANNIQUE.
cqlui fle la fejne Marie, à Stirling, dont j'avais lu la descriptic
dans mes livres. De là on pouvait voir une v^st^ étepdue (
pays. A flo? piefls coulait TAvon, TAvon ^^ Shakspearp, s^n eou
lep^ et paisible, mais $e tr^nsforipant quelquefois, comme noi
l'avions appris à nos (Jépens ^ Nortop-Bury, ep un torrent x\
pide e\ écuweux. Dans pe ipoment i| cqvflait tranquille,
contentant fie fajrç tourner la fpue d'un moulin Ypisin do
j'aimais à entendre ^incessant et monqtqpQ tic tac.
Suf la rive opposée, se déroulait le tapis d'unp impien
prairie appelée le Ham, où pâturaient ^es bestiaux de tout
espèces. Au del^, une «futre riyière formait un demi-cerc
autour 4e cette verdoyante plaide ; mais le coqrant était s j b
qu'on qe pouvait |q vQir dp Tendroit pu nous étions ?i§si
L'œil pouvait seulement px\ sqivTi^ Je pouys à l'aide des petit
vqile^ ^^la^pches q\i\ pa^^jssaiept et disparaissaient tqur à to
derrière des massifs d'arbres. Ces voiles attirèrent l'attention
John.
f Ce ne sqot pas 4e? l|atp^"? ^ssurémept? 4it-il. Y ^-t-il
r^^u là-ba$7
— Çprtainenpent, sans cela vous pe verriez pas de voile
C'est la Saverne, bien qu'à cette distance vous ne puissiez p
la distinguer ; elle est même assez profonde, comnpe ypus pouv
en juger par les bateaux qui y naviguent. Vous le croiriez
peine en la fpgardant d'ici ; mais elle s'élargit de plus en pk
et devient une majestueuse rivière avant d'arriver à King
Road et de former le canal de Bristol.
— Obi j'ai vu cela, ç'écria John d'un air joyeux. J'aii
beaucoup la Saverne. »
pt il resta longtemps immobile à la regarder. J'observai ak
pour la première foi$ dans ses yeux une expression pensi
qui les faisait briller d'une beauté presque divine.
Tout à coup les cloches de l'abbaye se firent entendre. I
jeune homme tressaillit.
« Qu'est-ce que cela ?
— pin, ding, don, Whittington, ipaire de London ! » répo
dis-je eq chantant ^ur le tqn des dociles ; p^ais cettp histpi
pie parut tout à coup si ordinaire, le titre 4e ipai^e si peu digi
4'apibition, qqe je pe fus pas (âc^ié 4'avqir oublié de la racoi
Digitized by VjOOQIC
UN pENTLfllIAir. 195
ter à 1(^10. Je me contentai de Iqi montrer la tour de la vieille
abbaye qui s'élevait près de là.
• Ce jardin a proba|)lement appartenu autrefois à Tabbaye,
repris-je, notre verger est si beau 1 Les moines pourraient bien
FaToir planté ; les n^oines aimaient les bons fruits.
--Vraiment? » dit John d'un air quj prouvait évidemment
qu'il ne saisissait pas très-|)iep le sen^ de mes paroles.
Craignant qu'il ne se figuiftt que je voulusse faire parade de
iDon savoir, j'ajoutai :
« Le$ moines étaient des religieu:^, ww savez, John ; des
hommes excellents, mais un pe^ paresseux.
— Ohl je comprends. Pensez-vous qu'ils tient planté cette
haie d'ifs? »
Et il alla l'eiiaminer.
Or, notre haie d'ifs était célèbre ; elle n'avait pas sa pareille
dans tout le pays, pie «vajt |)ien quinze pieds de hauteur sur
aotant d'épaisseur. Les siècles et les soins de l'homme en avaient
tait Due barrière compacte d'vn vert sombre, aussi solide, aussi
impénétrable qu'un mur. John la toucha et retoucha, regarda
i travers chaqqe ipterstice, s'appuya de toute sa force contre
lesbranches entrelacées, mais elles résistèrent i tous ses efforts.
Il me rejoignit enfip avec uq visage plus animé.
« Que faisiez-vous là? lui demandai-je. Aviez-vous envie de
passer à travers la baie?
—Je voulais seulement voir si cela était possible. »
Je seconai la tête.
« Que ferlez-vous, John, si vous étiez enfermé ici, et que
TOUS eussiez à passer par-dessus la haie? Vous ne pourriez pas
la franchir.
— Je le sais, et je ne perdrais pas par conséquent mon temps
à ressayer.
—Y reqpnceriez-vous donc? »
Il sourit, mais d'un air qui indiquait qu'il ne perdrait pas si
^te courage.
• Je vais vous dire ce que je ferais. Je commencerais par
rompre une à une les branches de la haie jusqu'à ce que je me
fusse pratiqué une issue, pi^is je sortirais sain et sauf de l'autre
côté.
Digitized by VjOOQIC
196
REVUE BRITANNIQUE.
—C'est bien, mon garçon; mais je préférerais, si cela t'était
égal, que tu ne fisses pas cette expérience sur ma haie. »
C'était mon père, qui se trouvait derrière nous sans que nous
nous fussions aperçus de son arrivée.
Nous étions tous deux un peu confus, bien que le digne
homme n'eût point Tair mécontent.
« Est-ce ainsi que tu t'y prends en général pour surmontai
une difficulté, mon ami? Quel est ton nom? »
Je me chargeai de la réponse; car, à la vue d'Abel Fletcher,
John semblait avoir perdu tout à coup sa joyeuse animation.
Mon père s'assit auprès de moi, repoussa une branche d(
clématite qui l'embarrassait, mais, voyant qu'elle s'obstinait i
chatouiller sa tête chauve, il la brisa et la jeta dans la rivière ;
puis, s*appuyant des deux mains sur sa canne, il se mit à exa
miner John Halifax de la tête aux pieds.
« Ne m'as-tu pas dit que tu cherchais de l'ouvrage ? Ceh
m'en t bien l'air. »
Le regard qu'il jeta sur les vêtements de John fit monter h
rouge aux joues du pauvre enfant.
« Oh ! tu n'as pas besoin d'en être honteux. De plus grand<
hommes que toi ont été déguenillés. As-tu de l'argent ?
— J'ai la pièce de quatre pence que vous m'avez donnée
ou plutôt que j'ai gagnée. Je ne prends jamais l'argent que j(
n'ai pas gagné, dit le jeune garçon en mettant les deux mains
dans ses deux poches vides.
— N'aie pas peur ; je nai pas l'intention de te rien donner
excepté toutefois... Voudrais-tu de l'ouvrage?
— Ah 1 monsieur !
— Ah ! mon père I »
Il me serait difficile de dire laquelle de ces deux exclamationi
exprimait le plus de reconnaissance.
Abel Fletcher parut surpris, mais nullement mécontent. I
remit son chapeau à larges bords, Tenfonç^ sur ses yeux et se
mit à réfléchir un moment en faisant des ronds avec le bout de
sa canne sur le sable de l'allée. La rumeur publique disait, el
Jaël elle-même me l'avait jeté à la tête dans un moment d'em-
portement, que le riche quaker était venu lui-même à Norluii-
Bury sans un shilling dans sa poche.
Digitized by VjOOQIC
UN GENTLEMAN.
197
• Eh bien , quelle espèce d'ouvrage sais-tu faire , jeune
imme?
— N'importe quoi, répondit vivement John.
— N'importe quoi ne veut rien dire, dit sèchement mon père,
l'as-tu fait toute Tannée? Mais rappelle- toi... la vérité I »
Les yeux de John étincelèrent, mais le regard que je lui jetai
mbia le calmer. Il reprit respectueusement :
« J'ai passé tout le printemps chez un fermier, conduisant
5 chevaux de la charrue et éclaircissant des plants de navets;
lis je suis allé sur les collines pour y garder des moutons. Au
ois de juin, j'ai essayé de faner, mais j'ai attrapé une fièvre...
1 1 n'ayez pas peur, monsieur, je suis rétabli depuis plus de six
maines; sans cela je ne serais pas près de votre fils. Puis...
—C'est bien, mon garçon, je suis satisfait.
— Merci, monsieur.
— Tu n'as pas besoin de m'appeler monsieur ; ce titre est
isurde. Je m'appelle Abel Fletcher. »
Car mon père observait scrupuleusement la phraséologie pu-
iaine des quakers, quoiqu'il ne fût qu'un membre assez peu
lé de la Société des Amis, et qu'il se fût marié hors de sa
de. n y avait, je crois, plus d'orgueil que d'humilité dans sa
auièrede rappeler son nom.
■ Très-bien; je m'en souviendrai, répondit le jeune garçon
1 réprimant un léger sourire. Et maintenant, Abel Fletcher,
accepterai avec reconnaissance l'ouvrage qu'il vous plaira de
le donner.
— Nous allons voir cela. »
Je levai sur mon père un regard plein de reconnaissance et
espoir, mais ses premières paroles modifièrent considérable-
lent mon plaisir.
■ Phinéas, me dit-il, un de mes ouvriers à la tannerie s'est
nrôlé aujourd'hui ; il a quitté un honnête métier pour devenir
m coupe-gorge à gages. Si je pouvais trouver un garçon trop
eune pour ne pas être attrapé dans chaque cabaret par cet
iommedesang, le sergent recruteur? Penses-tu que ce jeune
;ârçon soit capable de prendre la place?...
La place de qui, mon père? ^
-DeBiUWatkins. »
Digitized by VjOOQ IC
198 REVIJÊ riuTÀKNlQUE.
Je reâtël tottfondti. J'avais vti qùelqiiefoîs ledit Bill Watkins
dont l'emploi consistait à aller chercher les peaux que mon pèr
achetait des fermiers voisins. Je ttie râp^elàià Bill et sa charretl
d'dû pëiidillaietit les dépouilles sanglktltès dès àdiinâux morts
tandis qUe Bill, lëà habits sales, les mains plus sàlès encore c
là pipe à la boUché, trônait lui-même sut Tàvâiht-trâin de l
charrette. Or, il m'était trèS-désagréabld de faie représenter Johi
H<fdi d&nâ là inême position.
i Mais, moh pète \ » hasardai-je.
Il éobdt)rit mon tegard. Héla§ I il Savait trop iilèti (}ùe je dé
testais là tannerie et tout ce qui en dépetidàit.
« Tu éS un fou, dit-il, et le jeUne gatçon uh duttë ; ijù'il s'e
aille à ses affaires.
— Mais, mon père..., n'y a-t-il Heû d'autre?...
— Je n'ai rien d'autre, et, si je l'avais, je ne le lui donnerai
iilès. Celui qui ne veut pas traivàillër ne doit pas manger.
— Je veux travailler, dit brusquement Johli (Jhl hôus avai
écbUtéS sans bien nous comprendre ; ri'im{)orte â quoi, pourv
t)Ue 6e soit à un travail hoUnêie. ^
Abel Fletcher se radoucit. Il me toUrhel le dbs, — mais cel
fb'étâit indifférent, — et s'àdtèsSânt à Jôbù Balifex :
« Sais-tu conduire une voiture?
— Oui. ^
È! Iti yëtox de John brillèrent dé joie,
i^ Bflih I c'est sëtilenleiit une charrette ; la charrette des peaui
Ne sais-tu rien du métier de tanneur ?
— Non, mais je puis l'apprendre.
— Hé ! pas si vite. Cependant tite Vaut encdtë tuieux qu
lentement. Eu attendant, tu peux conduire là charrette.
— Merci, mons... Abel Fletcher, veux-jedire; je ferai mo
devoir àtissi bieU que je le pourrai.
— Et rappelle-foi que je ne veut pas qu'ôU s^àrrête en che
mlU ; — point de cabaret pour y trouver le iUaUdit shilling du rc
au fond dû verre, 6ommé le paUvre Bill, et pour avoir ensuite t
mère sur mes talotis, pleurant et tempêtant. — Tu as encore I
tienne, hein ? Tant mieux ; toutes les femtoëS sont ^lus ou tuoin
folles, surtout les mères.
— Monsieur!... ■
Digitized by VjOOQIC
ttN GENTLEMAN.
Iil9
Et le tîsdge du pàtiVre etifant deviiit {jourprë ; la voix lui
naDqua; ce fut avec difficulté qu'il surmonta ses larmes. Cet
înipire sur lui-même était t)eùt-êtrë plus émouvant qiie les
armes ; du moins il tbucha mon pëtô.
Après quelques minutes de àilehcé, Jiendant lesquelles sa
^nne avait creusé une petite fosse au milieu dé râlléè et y
irait enseveli tid petii cailloU, Abel Fletcher reprit d'Un ton
)las amical :
« Eh bien, je te pretids à mon service, quoiqu'il ne iH'dtrive
)as souvent de prendre un jeune homme sans ilh cettlflbài de
)onne conduite. Je suppose que tu il'ën àâ point?
— Son, » répondit John, tandis cjtië son regàtd ftàrlc et 6t(-
rert démentait pour ainsi dire sa réponse : son visage honnête
îtait, du moitis à mon avià, soil meilleur cettificslt.
« C'est donc arrangé, » dit mon père, concluant Tàffaîre
)lus promptement que son caractère prudent tië lé portait d'or-
iinaire i lé fdire, même lotsqu'il s'agissait de bagatelles en
ipparence.
Je dis en apparence. Que nous sommes aveugles qtland nous
[)arlons de bagatelles !
Il se leva, et, soit qu'il cédât à un mouvement de btinté, soit
qu'il voulût montrer que le marché était conclu, il prit la main
la jeune garçon et y glissa un shilling.
« Pourquoi cet argent? dit John.
— Pour montrer que je t'engage comme mon serviteur.
— Votre serviteur ! répéta John vivement et avec une cer-
taine fierté. Oh ! oui, je comprends. C'est bon, j'essayerai de
▼ous bien servir. »
Mon père ne remarqua pas le sourire mâle et indépendant
de John. Il était trop occupé à calculer combien il faudrait en-
core de shillings pour faire le juste équivalent des services d'un
garçon beaucoup plus jeune que Bill Watkins. Après quelque
réflexion, il fixa la somme; j'oublie combien, mais, à coup sûr,
elle n'était pas considérable, car dans ces temps de guerre Tar-
gent était rare, puis mon digne père partageait l'opinion alors
générale que l'abondance ne valait rien pour les classes ouvriè-
res, et qu'il fallait les tenir à leur place.
La question des gages à laquelle John Halifax n'avait pas
Digitized by VjOOQ IC
200 REVUE BRITANNIQUE.
pris part étant terminée, mon père nous quitta ; mais revenant
sur ses pas :
a Tu m'as dit que tu n'avais pas d'argent ; voilà une semaine
d'avance; mon fils est témoin que je te la paye. Je te donnerai
un shilling de moins chaque semaine jusqu'à ce que nous
soyons en règle.
— Très-bien, monsieur, je vous remercie, » dit John en ôtani
son chapeau.
Àbel Fletcher toucha presque involontairement le sien el
s'éloigna, nous laissant l'entière jouissance du jardin.
Je ne me jetai pas « au cou de mon David, » comme le prince
d'Israël auquel je me suis comparé, et auquel je ne ressem-
blais, hélas ! que par mon affection, mais j'étreignis sa main
pour la première fois. — Il était debout, pensif devant moi, el
je murmurai :
« Je suis content.
— Et moi aussi, » dit-il tout bas; puis, reprenant toute sa
gaieté, il jeta en l'air son chapeau en criant :
« Hourrah ! »
Et moi, avec ma pauvre voix, faible et tremblante, je répétai.
« Hourrah ! »
(La suite en février.)
Digitized by VjOOQIC
ROMANS ET VOYAGES ROMANESQUES.
LES AVENTURES DE SIR AMYAS.
( 6« EXTRAIT *. )
DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.
CHAPITRE I".
L'Inquisilion.
Ce chapître-ci sera triste ; mais l'auteur le fera aussi court
que possible. Il est indispensable d'ailleurs pour mettre le lec-
teur à même déjuger par lui-même à quelle sorte d'ennemis les
Anglais avaient affaire dans ces temps de guerre.
Trois semaines se sont écoulées depuis cette nuit malheu-
reuse où Frank est resté prisonnier des Espagnols, et le lieu de
la scène est transporté à Carthagène, dans les prisons de l'In-
quisition. Nous sommes dans un long corridor noir, bordé de
cachots dans toute sa longueur. La porte de l'un de ces cachots
est ouverte. Entrons. Deux hommes enveloppés de manteaux
sont assis au pied d'un grabat où gît un prisonnier. De ces deux
hommes, l'un nous est connu : c'est Eustache Leigh. L'autre
est un familier du saint-office. Il tient à la main une lampe,
dont la lumière tombe sur le visage du prisonnier endormi. Ce
front haut et blanc, ces traits pâles et délicats, nous les con-
naissons aussi, ce sont ceux de Frank. Arraché à demi-mort à
la furie des nègres, il avait ét^ réservé pour la cruauté plus raf-
finée d'hommes civilisés et de chrétiens. Ce matin même, il at
< Voir la IWraisop de décembre 1859.
Digitized by VjOOQ IC
202 REVUE BRITANNIQUE.
été soumis à la question, et mainteDant Eustacbe, qui la tral
et livré, vient pour essayer sur lui l'effet de son éloquence,
vient pour argumenter contre lui, et, par la persuasion ou
menace, le déterminer à abjurer. Il espère profiter de la pr
stration morale qui suit rabattement physique produit par
torture.
Comme Frank dort avec calme I Est-ce un rayon de la lam]
ou un sourire qui se joue sur ses lèvres? Eustaohe se penche si
lui pour lé voir! Il entend son cousin inurinùrer dans son soi
meil le nom de sa mère, et un autre qui excite dans son cœi
les tourments de la jalousie.
Eustache, toutefois, n'a pas le courage de le réveiller.
« Laissons-le reposer, dit-il à son compagnon. Après toi
mes exhortations ne serviraient pas à grand'chose.
— Je le crAitl^i tfadtisieuir ; jelniàis je n'ai Vb un hérétiqi
aussi obstiné. Il a poussé Taudace jusqu'à braver ouverterae
Leurs Seigneuries.
— Ah! répondit Eustache; gtailde est la perversité du cœi
humain, grand est le pouvoir de Satan. Allons-nous-en. Et eli
où est-elle?
— Qui? là plus âgée ou la plus jeilne des sorcières?
— La plus jeiirie, la. . .
— La senora de Soto? Àhl la pauvre femme! on pourrait
plaindre, si elle n'était pas hérétique. »
Et rhoînme fixa âur Eustache un regard pénétrant, puis
ajoiita froidement :
« Elle est en ce moment avec le notaire du saint-office. »
Eustache s'arrêta en frémissant et il eut à peine la force (
répondre :
« AmenI
— Entrons ici, dit Thomme montrant une porte dans leco
ridor. De cette cellule nous pouvons tout entendre sans et
vus. »
Eustache n'ignore pas que son compagnon surveille tous s
mouvements, et le dénoncera s'il lui échappe quelque signe (
.pitié; mais un sentiment d'horrible curiosité l'emporte cliezli
sur la crainte de se compromettre, et il entre dans la cellule. ^
figure est en feu; ses genoux se chck|uent l'un dôdlre l'autre
Digitized by LjOOQ IC
LES AtËittURÈS 1>È àlli. AHTAS.
âÔ3
ses oreilles tintent; son cœur bat avec violence , et il s'appuie
contre la muraille en s'eflD3rçatit de cacher l'émotion qui l'agite.
Od entend distinctement une voix d'homme. Le notaire dé-
Yeloppe cette vieille accusation de sorcellerie que les inquisi-
teurs, soit pour se justifier à leurs proflreé j^èili, soit pôilr co-
lorer aux yeux de la foulé leur ignoble métier, portaient si
sodveiil contre léiirs victimes.
Eustachë se ^eiit ptès de défaillii: lorsqu'il entend Une Vôii
de femme, animée pat l'indignation et la souffrance, ô'écrier :
« Moi, employer la sôfcéllerië contte don Guztnarl t Avâiô-je
donc besoin de recourir k un pareil tnôyeU |)out me hitB aiinêr
îelui?
— Vous le niez donc alor^, Rendra? Noué éh sommes fÂchés
pour vous, mais... »
Ici s'éleva Un murinùrë de là victime suivi de plaintes et de
cris côufùs. A plusieurs repirises, l6s géinissèinëntâ se renou-
vellent. Eustaché croit voir les tenailles de fer entrer dans lés
chairs de la malheureuse téinmè ; il croit entendre lé craqUemetit
des os de là victime. Désespéré, il s'enfuit à traVerà ces corri-
dors funèbres de là prison, poursuivi par les cris de doilléUr
qui rëténlisséht à ses oreilles et lui déchirent le cœur. Lé léd-
demain dé cette scène, il quitta Càrthagène pour se rendre à
.^ombre-de-Dios, puis il entra dans l'ordre des jésuites, et ses
supérieurs l'envoyèrent on ne sait oîi.
A partir de ce moment, nous né nous occuperons plîis d^Étii-
tache. Peut-être ést-il devenu général de son ordre, peut-être
a-l-il fini ses jours dans quelque forêt d' Amérique cÔinUie inîâ-
sionnâire, peut-être ést-il retourné eti Europe, peut-être à-t-il
repris en Angleterre soh ancien métier de cohspirAteiit, peut-
être eist-ce lui qui fut pendu et écattelé trois ahnées plus tàtd
pour avoir tireinpé dans le complot Bàbihgton ! Tout cela, Tàù-
teur avoue hutUblement qu'il Tignôré. Pour lui, ËuStache n'est
plus un homme. C'est un instriinlent, une choàe, en un mot,
un jésuite. Mort poUr lé mofadé, il est toort àusst t)Dur le ro-
mancier. Laissons-le donc dans l'oubli, puisque c'est la déstihôe
qail s'est faite lui-mêniet
Digitized by LjOOQ IC
204 AEVUE BRITANNIQUE.
CHAPITRE U.
Les bords de la Meta.
Près de trois années se sont écoulées depuis que la petite
troupe a quitté l'arbre géant de la Guayra. Pendant ces trois
années, nos aventuriers ont cherché Manoa, la cité d'or, en
traversant des forêts et des montagnes que le pied de Thomoie
n^avait pas encore foulées, et ils Tout cherchée en vain. Ils ont
descendu TOrénoque, ils ont remonté les fleuves jusque dans
l'intérieur du Pérou, ils ont vu les neiges vierges du Chimbo-
razo se perdre dans le sein des nuages. Du sommet des Andes,
ils ont dirigé leurs pas à l'est et se sont plongés dans le vert et
brumeux océan de la Montana ; puis, ils se sont frayé de nou-
veau un chemin vers le nord, en suivant le pied du versant
oriental de la Cordillère ; et maintenant, nous les retrouvons
bivouaquant sur Tun des nombreux affluents de la Héta, qui
descend de la Suma-Paz, dans des plaines couvertes de forêts.
C'est là qu'Amyas, Cary, Brimblecombe, Yeo et le jeune In-
dien qui les a suivis dans toutes leurs courses ont établi leur
camp ; mais ils sont aussi éloignés que jamais de Manoa et de
son beau lac, de ses palais d'or et de toutes les merveilles des
contes indiens. Ils ne sont plus maintenant que quarante sur
quatre-vingts. Où est le reste? partout. Leurs ossements sont dis-
persés çà et là sur les montagnes, dans les plaines, au fond des
fleuves, au milieu des forêts. Drew repose sur les bords du Rio
Negro, ainsi que cinq de ses braves compagnons ; ils ont suc-
combé à la blessure de flèches empoisonnées, en essayant inuti-
lement de pénétrer dans les gorges du Parima. Deux autres sont
morts de froid dans les vallées des Andes, où les ouragans qui
descendent des aires du condor les ont surprix. Quatre autres se
sont noyés dans les rapides de l'Orénoque ; cinq ou six autres
sont restés en arrière, confiés aux soins d'une tribu indienne
amie. Chaque jour enfin la fièvre, les serpents, les jaguars, les
alligators, les caïmans, les torpilles ont éclairci les rangs de la
troupe dont les traces, dans les immenses solitudes du nouveau
monde, ne sont marquées que par des tombes éparses et soli-
taires. Les survivants sont donc campés en ce moment sur les
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR AMTAS. 205
bords de la Meta. Ils sont brûlés par le soleil du tropique et
amaigris par la fatigue, mais ils sont aussi forts et aussi hardis
qoe jamais. Le feu calme du courage anglais brille dans leurs
jeux, le sourire de la gaieté anglaise s*épanouit sur leurs lèvres.
Leurs barbes descendent sur leurs poitrines, leurs longs che-
TBox sont bouclés sur leurs têtes, à la manière des femmes,
pour les préserver des rayons brûlants du soleil ; leurs guêtres
sont faites de la peau délicate du daim de Guayuperte ; leurs
chemises sont tressées avec du coton indien ; les dépouilles du
jaguar, du puma, du singe tombent de leurs épaules. Leurs
munitions de guerre étant épuisées depuis longtemps, ils ont
jeté dans FOrénoque leurs mousquets, devenus inutiles, et n'ont
plus maintenant d'autres armes que leur épée et un arc, dont
ils se servent avec une habileté égale à celle des Indiens. Sei-
gneurs et maîtres des forêts, ils se sont montrés terribles à tous
les Indiens qui les ont mal accueillis, mais justes, bons et géné-
reux envers les tribus qui se sont comportées loyalement avec
eux; et plus d'un Caraïbe, d'un Ature, d'un Solemo et d'un
Guaherira vante avec admiration la.droiture de ces héros, qui
se proclament les ennemis mortels des Espagnols, et qui leur
parlent de cette grande et bonne reine Bess, dont l'unique
désir était d'envoyer ses guerriers au secours des pauvres In-
diens opprimés.
Les uns dorment dans les arbres, d'autres par terre, quelques-
uns dans des hamacs suspendus aux branches. Un profond si-
lence règne dans ces lieux. Parfois on entend le plongeon du
tapir dans l'eau lorsqu'il déchire les herbes pour son repas du
soir, ou le rugissement du jaguar qui s'élance sur sa proie en-
dormie; puis, tout retombe dans le silence. Assis autour du
feu de garde, Amyas, Cary, Brimblecombe et Yeo tiennent con-
seil. Les deux années pendant lesquelles ils se sont engagés à
chercher Hanoa sont expirées depuis longtemps, et il faut main-
tenant qu'ils donnent à leur activité un autre but, s'ils ne veu-
lent passer le reste de leurs jours dans ces déserts.
« Ma foi! dit William, ôtantson cigare de sa bouche, au
moins nous avons tiré quelque chose des derniers Indiens que
nous avons vus. C'est agréable, après trois semaines de jeûne,
d*avoir une bouffée de tabac à aspirer.
Digitized by VjOOQIC
206 OTTU? BRITAÎffïïOVf .
— Pour moi, ^îi John, je Tavoye, quanij je seps entrp me
dents cette feuille magiqije, je vp^(}rai3 pouvoir pie tenir droi
comme uqe cheminée et fumer jusqu'à ^on dernier jour.
— Alors, monsieur le clergyman, dit Amyas, je vous défen
drai le t^bac, car nous deyoqs être debout et loin de ces lieu
deraain (patiu. Yoilà trois longç jours que nous pppç reposon
ici sans rien faire.
— ftlais quel parti prendre majntepa^t? répondit Cary. Ceti
maudite pité de Manpa fujt deyant nouç comp^p m\ inirsgp. »
Amyas garda le silence uq inçt^nt. Son ami îj'pyait quq tro
raison. Le but de leurs espérances échappaj^ saps ces§§ à leur
ar<lente§ poursuites. Dan§ les courtes immeuse^ qu'ils ^vaien
faites d^*^, ils u'ayaient rançon tyé qpe péTJls fit ff^çeption^ !
« 11 pe nous reste plus qu'pne p]i^apcp, reprit Amyas^ ç'es
de gaçner les mqpfagnes à l'est (ie l'Qrénpque. Lp§ Ipc^s s'
sont peut-être réfpgiés lorsqp'ijs §e sopt enfuis du Pérou.
— Pourquoi nop? dit Ç^tj- De cette façon, ils «luraiept mi
entre epx et ces chiens d'fspagpoU des fprê^s, de§ plaipes c
i\\]e demi:douzaipe de grande fleuves.
— Tenions çncorç cettp ch^pcp. Pptte rivière doit se jeté
danç rOrénoque. Une fois là, npus pops retrouverons au pie»
même dp ces montagnes. Yotrp avis, yeo?
— Je ne puis m'empêcher de me souvenir, capitaine, répon
dit Salvalion, que, quand pous arrivân^p^ sut Ips bords de l'On
noque, les Indiens nous racontèrept des chpses terribles de ce
montagnes. Us pop.s les présentèrent comme impossibles à fran
chir, ^ causfî ^e leurs coUipes à pic et des épaisses forêts qu
sont dans les vallées. Pj'avons-nous pas d^jà perdu là cinq di
nos braves copipagnons? J.à o^ vous irez, me^sieu^s, je vou
suivrai ; mais, réflécbissez-y, ]a moitié de nos hommes a déjj
succombé et nos piunitions soqt épuisées. Par conséquent, no;
cliances de $uccès diminuent chaque jour, e^po^é§ qpe noui
sommes aux attaques des ^spagpols et des sapvages. Pour pioi
capitaine, il me semble que Dieu est contre npus djtis cette af
faire. Soit qu'il veuille conserver pe trésor pour des mains plu!
dignes que Ips nôtres, soit qu'il veuille cacher cette grapde çit(
aux regards de§ hommps et nous sauver pouç-mêpies de cette
convoitise criminelle et de ces passions mauvaises, que l'or en
Digitized by LjOOQ IC
LES ATENTURBS pE SIR AMTAS. 207
gendre et développe parmi les Espagnols, j*entends depuis long-
temps en moi une voix qui me crie : « Salvation Yeo, ti^ ne
« verras jamais la cité d'qr quj est syr cQtte terre, où le païen
« adore le soleil, la lune et le^ astres répandus ^aps le ciçl. La
« cité d'or après laquelle \u dois ;oupirer, c'est celle qui ^st
« au-dessus de ta tête, d^ps la régipu bénje q^ le Seigqeur Di^u
■ et TAgoe^u saus tacbo §ont la lupiè^e des vivants. »
Tandis que Teo se livrait ainsi ^ sqp inspiratioq, i| y av^ît en
lai no air de majesté simple qui Iç revêtait aux ypu^ dp fei|
compagqqns d'un ppestige inopipp9F{i^lp ; leur jm^ginatiop lui
prêtait une puissance mystérieuse. Brimblecombe si^^tout re-«
gardait le vieux martyr de la foi avec uu respect qi^i av^it
triomphé dans $pn esprit de ses préjugés çoqtre les; enabep-
tistes.
« Et moi aussi, dit-il, je pense depuis lopgtepips que c'est I9
volonté t)ien arrêtée de la Providepçe que nous n'allions pas du
côté de l'est ; car j'ai toujours o})serYé que, chaque fqis que nous
portiops nos pas dans cette direction, pous p'éprouviopç jamais
que des revers , tandis que, tqptes les fois que qous allions vers
louest, la fortune nous souriait. Jusqu'à présenf, je ne me suis
jamais tropipé sous ce rapport.
— J'ajouterai, messieurs, dit Yeo, s'il e^t vrai, cpmme l'Ecri-
ture le dit, que le$ sopges viennent f)u Seigneur, qqe c'est
Dieu qui m'a epvoyé celui que j'ai eu l'apnée derpière. Cqmpqe
j étais étendu près du feu, j'ai eptendu |a Y^î^ ^P ^^ petite
fille qui m'appelait; et je lai entendue aussi distinctement que
si la personne eût été là, près de moi, en chair et en os. Elle
m'a appelé à plusieurs reprises. Je lui ai répondu : f Ue voici,
> ma fille I » ^Ue m'a chanté la chanson favorite de nos ma-
rins : En avant vers l'ouest, braves enfo^w^s de la mer ! Puis
elle a disparu, et je me suis réveillé, pieu veuille qqe je la
revoie encore I ■
Cary avait cesçé depuis Iqpgtemps de plaisanter Yeo au sujet
de sa petite fille.
Amyas répondit à Yeo :
« Eh bien, soit I Allons à l'puest, si pp^ ami^i sont de ton avis ;
laiis que ferons-qous de ce c6té?
•-Ce que nous ferons I reprit Yeq avec cbalew; ipais p'y
Digitized by VjOOQIC
208 REVUE BRITANNIQUE.
a-t-il pas par là de Tor, des Espagnols? Non, vos épées ne se
rouilleront pas faute d'aventures, mes braves chevaliers I »
Ils continuèrent à causer ainsi, et, avant que la nuit fût arri-
vée au milieu de sa carrière, ils avaient arrêté un plan hardi,
désespéré même ; mais que leur importait? Traverser la Cordil-
lère des Andes jusqu'à Santa-Fé de Bogota, essayer de s'em-
parer de quelques villes ou de quelque convoi d'or ; se diriger
vers le fleuve le plus voisin, y construire des canots et essayer
de regagner les mers du Nord ; puis, si le ciel favorisait leur en-
treprise, tomber sur quelque vaisseau espagnol et revenir en
Angleterre , non plus avec les trésors de Manoa, mais avec
l'or espagnol : tel fut leur nouveau rêve. Il était insensé, mais
pas plus peut-être que celui que Drake avait réalisé, et que ce-
lui que John Oxenham eût pu réaliser, s'il ne Teût fait manquer
lui-même par sa propre imprudence.
Nos aventuriers se remirent en route le lendemain matin , et,
pendant plusieurs heures, ils remontèrent avec leurs canots les
rapides de l'Orénoque, enfermés entre deux murailles de fo-
rêts que remplissaient de mille bruits divers un nombre infini
. d'oiseaux et d'insectes. Les arbres penchaient leurs branches
au-dessus des flots et baignaient dans l'écume jaillissante leurs
fleurs aux éclatantes couleurs. Tout se réunissait pour enchan-
ter ces beaux lieux ; mais nos voyageurs faisaient à peine atten-
tion à ces merveilles. Ils étaient habitués à ces spectacles gran-
dioses qu'offre à chaque pas le nouveau monde. Ces fleurs, ces
arbres, ces oiseaux, ces insectes, ces bêtes sauvages qui peu-
plent et animent les plaines et les forêts des tropiques, avaient
cessé depuis longtemps d'exciter leur étonneraent, leur admi-
ration et leur crainte. L'esprit de l'homme n'est pas aussi infini
que le vulgaire se l'imagine. Si insatiable que paraisse chez lui
la| soif du merveilleux, il se lasse aisément, lorsqu'il a toute
facilité pour se satisfaire. Notre faculté d'observation se fatigue
en présence d'objets sans cesse renaissants. Amyas et ses com-
pagnons étaient donc un peu blasés sur ces grandes scènes de
la nature américaine, et ils passaient sans presque les regarder.
Ils allaient toujours devant eux, tantôt remontant ou descen-
dant le cours des fleuves, tantôt transportant, à la manière des
Indiens, leurs canots sur leurs épaules ; s'abritant, pendant le
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR AMTAS. 209
jour, contre la chaleur, à Tombre des forêts, et plantant, la
nuit, leurs tentes dans Tendroit où ils se trouvaient, dans la
plaine, au bord des rivières ou dans les bois.
Un jour, ils naviguaient sur un fleuve inconnu. C'était Theure
un le soleil est le plus haut sur Thorizon ; un profond silence
régnait dans toute la nature. Le jaguar et le puma se tenaient
aichés dans les forêts, les chants des oiseaux s'éteignaient un
\ un, les papillons avaient cessé de voltiger sur la cime des
irbres et dormaient les ailes étendues sur les feuilles, sans que
'œil pût les distinguer des fleurs qui les entouraient. Tous les
^tres animés semblaient se reposer ; mais là , dans ce silence,
)D prêtait Toreille aux plus légers bruits ; on entendait un
txmrdonnement continuel d'insectes, un murmure confus s*é-
Éappant de chaque buisson, du creux des arbres, du sol, et
comme une voix immense attestant la plénitude de la vie dans
les entrailles de la terre, au sein des eaux et dans l'air. Un mu-
^sèment lointain, qui grandissait à mesure que la troupe avan-
faii, annonçait le voisinage d'une cataracte. Bientôt, en efi^et,
ïu tournant d'une colline formée de couches successives de ter-
rains d'alluvion, Amyas et ses compagnons se trouvèrent en
Tue d une chute d'eau de trente à quarante pieds de haut,
bordée dans toute l'étendue de son cours d'une multitude de
petites îles. Chacune de ces îles était couronnée de bouquets de
palmiers, dont les sommets verdoyants s'élevaient dans un ciel
ilazur, tandis que la partie inférieure de leurs branches était
enveloppée comme d'un manteau de brumes, qui reflétait les
couleurs de l'arc-en-ciel. A droite et à gauche de cette chute,
les rives étaient si couvertes de broussailles qu'il semblait im-
possible d'y aborder. L'Indien, après avoir fouillé du regard
toute la partie de cette scène qui s'offrait à sa vue, recommanda
aux Anglais de prendre garde aux sauvages, et il leur montra un
canot qui était caché dans les herbes, au bord de la plus grande
des lies.
« Silence 1 dit Amyas à quelques-uns de ses hommes. Empa-
rei-vous de ce canot ; s'il y a un Indien dans Tîle, nous pourrons
causer avec lui et lui demander des renseignements ; mais sou-
venez-vous de le traiter avec douceur. Ne le frappez pas, alors
même qu'il chercherait à vous faire du mal. »
8* SÉRIE. — TO^E I. I 4
Digitized by LjOOQ IC
2t0 REVUE BRITANNIQUE.
Pendant qu'on exécutait ses ordres, Amyas santa sur le riv
et fit signe au jeune Indien de le suivre. Une fois dans Fîle
put se convaincre que si les sauvages ne les avaient pas vus s'
procher, ils n'avaient pu les entendre à cause dii bruit assoun
sant que produisait la chute delà cataracte. Il jeta les yeux 1
autour de lui, mais sans découvrir aucun être humain. Il t
versa Ttle et arriva de l'autre côté, vers une petite baie, où i
trouva tout à coup en présence d'une jeune femme. Dep
qu' Amyas parcourait les forêts de TAmérique, jamais apparil
telle que celle-ci n'avait frappé ses regards. Le costume de c
jeune fille était celui des Indiennes, mais ses traits ofl'raien
type accompli de la race européenne et de la beauté espagn(
Son front, un peu bas, était large et découvert, son nez dr
ses lèvres minces, et ses longs cheveux bruns tombaient
boucles soyeuses sur ses épaules. Un collier de perles
tourait son cou, des bracelets d'or brillaient à ses poignets
sa vue, les singulières et sombres légendes, relatives aux
diens blancs et aux tribus indigènes d'une race supérieui
celle des Caraïbes, des Arrowaks et des Solemos, revinren
l'esprit d'Amyas. Il se disait que cette jeune fille devait étn
descendante de quelque illustre cacique , peut-être des In
eux-mêmes, et, ébloui par cette merveille, il la contemplait
silence, tandis qu'elle, calme et fière dans son innocence, c(
sidérait, sans se troubler, la haute stature, le costume étran
et surtout la barbe épaisse et les cheveux blonds de l'Angh
Amyas lui adressa d'abord la parole dans quelque idiome
dien et fit en souriant un pas en avant; mais, rapide com
l'éclair, la jeune fille prit à terre un arc et l'arma d'une lonf
flèche dont elle se servait pour percer les poissons sous Te;
Amyas, qui connaissait l'intrépidité et la force de ces nympl
des forêts, s'arrêta et appela l'Indien à son aide pour lui sei
d'interprète. Celui-ci employa successivement, pour se fa
entendre, deux ou trois dialectes. La jeune fille parut en co
prendre un et répondit sur un ton qui respirait le soupçon
la colère.
« Que dit-^Ue? demanda Amyas.
— Elle dit que vous êtes un Espagnol et un voleur, parce q
vous portez une barbe.
Digitized by VjOOQ IC
LES ATBNTURES DE ÉltL AMTAS. 2ll
— Explique-lui que nous ne sommes pas des Espagtiols, que
nous les haïssons, au contraire, et que nous avons trayersé les
grands fleures pour aider les Indiens à les tuer. »
Llodien traduisit ces paroles, mais la jeune fille secoua la
télé d'un air de mépris.
« Dis-lui, reprit Amyas, que si elle veut envoyer vers nous
les chefs de sa tribu, nous ne leur ferons aucun mal. Nous vou-
lons faire amitié avec eux et leur demander des renseignements
pour continuer notre chemin et aller combattre les Espagnols. «
Llndien n'eut pas plutôt fini de parler que, légère comme
ane biche, la jeune fille bondit sur les rochers et s'élança vers
soD canot. Mais en apercevant celui des Anglais, elle s'arrêta
eo poussant un cri de peur et de colère.
■RendezJui son canot et laissez-la passer, s'écria Amyas, qui
lanit suivie de près. Eloignez-vous, livrez-lui passage. Enfant,
dis-lai qu'elle peut s'en aller librement et que nos hommes ne
rapprocheront pas. »
La jeune fille hésita encore, et, tenant toujours sa flèche
à la hauteur de sa tâte, elle regarda successivement Amyas et
ses compagnons. Puis, lorsqu'elle vit les Anglais à une assez
grande distance, elle sauta dans sa pirogue et disparut dans les
tourbillons de la cascade. Amyas trembla en voyant la frêle
embarcation, entraînée parle torrent, bondir au milieu des rocs
et des alligators ; mais la jeune fille atteignit en quelques coups
de pagaie la rive opposée, poussa son canot dans les herbes,
saata sur la terre ferme et disparut comme un rêve.
t Quelle belle amazone as-tu dénichée là? s'écria Cary en
débarquant près d' Amyas.
— Malédiction sur moi I dit Brimblecombe ; nous sommes
dans le pays des nymphes, et je m'attends à voir paraître bientôt
Diane elle-même avec un croissant sur le front.
— Prenez garde alors, sir John, reprit Cary, quand vous
vous promènerez, de finir comme Actéon, qui fut changé en cerf,
et d^étre dévoré par un jaguar.
-— Actéon fut dévoré par ses propres chiens, Monsieur Cary.
Yotre comparaison n'est pas exacte. Mais assurément cette jeune
fille est une merveille de beauté. »
Ces plaisanteries înofTensives déplurent à Amyas. Pourquoi?
Digitized by VjOOQIC
212 REVUE BRITANNIQUE.
C'est qu'un sentiment d'une nouvelle espèce venait de naît
dans son cœur. Il lui semblait que cette belle vision lui appa
tenait et que nul autre que lui n'avait le droit de la voir et i
lui parler. Aussi y eut-il une certaine aigreur dans ses paroi
lorsqu'il répondit à ses amis :
« Laissez les femmes tranquilles, messieurs. Bientôt vo
aurez affaire aux hommes. Ainsi, qu'on établisse le camp s
ces roches et qu'on fasse bonne garde. »
« Holà I les amis, s'écria un des matelots, voici du poiss<
frais pour nous tous. C'est cette biche des montagnes qui
oublié dans sa fuite, sans doute. Si avec cela elle avait lais
ses chaînes d'or et ses joyaux I
— Eh bien ! dit un autre, ce poisson sera pour nous paj
de notre peine. C'est bien le moins, après avoir redescendu
courant pour laisser passer cette jeune dame.
— Ne touchez pas à ce poisson, dit Amyas d'un ton sé?èi
Il ne vous appartient pas.
— Comment cela , capitaine? répondit tout de mauvai
humeur le matelot qui avait fait la trouvaille.
— Si vous voulez que nous nous fassions des amis de ces id
lâtres, il ne faut pas commencer par leur voler leur bien. Il
manque pas de poisson dans cette rivière. Pêchez-en tant q
vous voudrez et laissez aux Indiens le leur. »
Les matelots obéirent. Ils comprirent ce langage, qui et
celui de la justice, mais ils se regardèrent les uns les autres <
lorsque Amyas se fut éloigné, ils se communiquèrent tout l
leurs observations sur l'intérêt si vif que le capitaine paraiss
prendre à sa nouvelle connaissance.
Une heure s'écoula sans qu' Amyas et ses compagnons visse
leurs nouveaux voisins, mais tout à coup un canot sortit
dessous les buissons et s'avança vers les Anglais.
Amyas, qui s'attendait à trouver des restes d'une noble rac
fut désappointé en ne voyant dans ce canot qu'une detn
douzaine de sauvages sales, au front déprimé et le corps taloi
de rouge. Un vieillard assis à la poupe, et portant des plumes s
la tète et des ornements d'or au cou, était probablement i
homme de quelque distinction dans cette petite société sauvag
Le canot s'approcha de l'île. Amyas, voyant les Indiens dé
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR AMYAS. 213
trmés, posa par terre ses armes et s'avança le long du rivage en
faisant des signaux d'amitié, que le vieillard lui rendit. Amyas
lit ensuite apporter le poisson que la jeune fille avait oublié, et,
par l'intermédiaire de son Indien, il expliqua au cacique (car
il s obstinait à voir dans le vieillard un cacique) qu'il désirait
rendre à chacun ce qui lui appartenait. Il répéta aux Indiens,
comme c'était sa coutume avec tous les indigènes qu'il ren-
contrait, que les Anglais étaient les ennemis des Espagnols,
qu'ils leur faisaient la guerre, et que tout ce qu'ils demandaient
était le libre passage à travers les domaines du potentat invin-
cible et du guerrier renommé qu'il voyait devant lui. Amyas
pensait avec raison que si le vieillard n'était pas un cacique, il
06 s'offenserait pas qu'on le prit pour tel.
Alors celui-ci se leva dans le canot, montra le ciel, la terre
et l'eau, et commença un long sermon, qui, d'après l'inter-
prétation de l'Indien, signifiait que la réputation de valeur
et de justice des Anglais était déjà arrivée jusqu'à ses oreilles,
et qu'il venait de la part de la fille du Soleil pour leur souhaiter
la bienvenue.
« La fille du Soleil! s'écria Amyas. Alors nous avons retrouvé
les traces des Incas.
— Nous avons trouvé quelque chose, dit Cary, c'est évident.
Pourvu que ce ne soit pas encore une déception I
— Prenez garde à la trahison, ajouta Teo.
— Qu'avons-nous à craindre de semblable? dit Amyas avec vi-
vacité. Ne vous ai-je pas dit cent fois que s'ils voient que nous
avons confiance en eux, ils auront confiance en nous, mais que
s'ils s aperçoivent que nous nous défions d'eux, ils se défieront
de nous. Quand deux individus s'observent à qui portera les
premiers coups, il est sûr que sous un prétexte ou sous un
autre ils en viendront aux mains. »
Amyas disait vrai. Presque toutes les atrocités commises
contre les sauvages par les Européens, on les a excusées par la
peur de la trahison. Le système d' Amyas, comme celui de Drake,
de Cook et de tous les grands voyageurs anglais, était d'inspirer
aux indigènes à la fois estime et confiance par une conduite fran-
che, et il ne fut jamais trompé. Il ordonna à ses hommes de re-
monter dans leurs canots et de suivre le vieil Indien, Les en*
Digitized by VjOOQIC
214
REVUE BRITANNIQUE.
fants des forêts s'inclinèrent avec respect devant les puissants
étrangers, traversèrent le torrent et, prenant au railieu des ar-
bres un étroit passage, ils atteignirent une lagune, sur les
bords de laquelle s'élevait, non pas Manoa, mais un petit vil-
Itge indien.
CHAPITRE m.
Gomment Amyas fut tenté par le démon.
Ce village se composait d'un certain nombre de cases recou-
vertes de feuilles de palmiers sous lesquels des hamacs étaient
suspendus d arbre en arbre. De distance en distance, on aper-
cevait dans les éclaircies de la forât des champs de manioc et
d'indigo, et ce petit établissement avait un air de propreté et de
confortable qui n'était pas ordinaire. Lorsque les Anglais en-
trèrent dans le village, ils furent accueillis par six ou sept grands
gaillards armés de petits tambours et de longues trompettes,
dont le son produisait une cacophonie étourdissante.
« Ils évoquent un diable sans doute, dit Yeo.
— Oui, dit Cary, nous allons le voir descendre dans un in-
stant à cheval sur une branche.
— Tout cela ne m'inspire guère de confiance, reprit Yeo.
— Fou que tu es, dit Amyas, ne sommes-nous pas en mesure
de les tuer tous en une demi-heure? Crois-moi, ils le savent
aussi bien que nous. »
Mais une grande démonstration se préparait. Les habitants
du village étaient rangés sur deux lignes à droite et à gauche,
les hommes par devant, les femmes par derrière, et chacun s'é-
tait paré de son mieux, de plumes, d'indigo, de roucou, pour
recevoir les hôtes envoyés par les manitous. Tout à coup on
entendit comme un rugissement, et l'on vit bondir, au milieu
de l'allée par laquelle les Anglais devaient faire leur entrée, un
personnage qu'on aurait pu prendre à bon droit pour le diable,
car il était affublé d'une peau de jaguar, avec une longue queue,
et portait sur la tête une paire de cornes et un bouquet de plu-
mes noires et jaunes. Il grinçait des dents, et tenait à la main
une énorme crécelle,
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR AMTAS. 215
c Toici le piacbe, dit Amyas.
— Oui, répondit Yeo, il porte la livrée de Satan, et nous al-
lons le juger bientât à ses œuvres.
— AlloDs! n'aie pas peur, Johq, dit Cary en poussant Brim-
lleooœbâ sur le devant. C'est ton affaire de Texorciser. Marche
SOT le fantAme, et il s'évanouira à ton approche. »
Toos les Anglais se mirent à rire, ce qui parut vexer le piache,
qoi s était flatté de produire sur eux une forte impression. Mais,
habitué à exploiter par son impudence l'attention de son public, •
il se remit bientât, s'avança, agita sa crécelle pour obtenir le
silence, et commença une longue harangue.
« Que dit-il ? demanda à*son interprète Amyas, qui écoutait
l'oratear avec le plus grand sérieux.
— n désire savoir si vous avez vu Amaiicava, de l'autre côté
da grand fleuve. «
Amyas était habitué à cette question. Amaiicava était, dans
la tradition religieuse des Indiens, le fondateur de la civilisation
américaine. Le dieu, après avoir exécuté toutes les sculptures
quoD voit sur les collines et les montagnes du nouveau monde,
était retourné dans son domaine de l'autre côté de l'Océan.
Amyas répondit, comme il le faisait toujours, en célébrant
les vertus et la grandeur de la reine Elisabeth.
« Votre reine, dit le piache, est sans doute une des sept sœurs
d'AmaUcava. Il en emmena trois avec lui et brisa les jambes
des autres , afin de les empêcher de s'enfuir et de les forcer à
peupler nos forêts. »
Amyas répliqua que les jambes de sa reine n'avaient jamais
été brisées, qu'elle était au contraire un modèle de grftce et d'ac-
tiîité, et passait pour la meilleure danseuse de son royaume.
II ajouta qu'il était venu jusque dans ce village pour savoir si la
tribu était disposée à lui fournir du pain de manioc et à lui per-
mettre de s'établir paisiblement dans l'île avec ses compagnons,
pour s'y reposer avant d'aller combattre les Espagnols de l'autre
eôté des montagnes.
Le piache, après avoir exécuté deux ou trois cabrioles en
hurlant, dit à Amyas et à ses amis de le suivre, puis il se diri-
gea vers la porte d'une hutte soigneusement fermée, fit aux
quatre coins toute sorte de contorsions, et adressa la parole à
Digitized by VjOOQIC
216
REVUE BRITANNIQUE.
quelque personnage mystérieux qui habitait l'intérieuT de l
case.
« Que fait-il là? » demanda Âmyas à son Indien.
Celui-ci questionna le vieux cacique qui les avait accompo
gnés, et le cacique répondit que le piacbe consultait la fille d
soleil.
« Enfin, nous avons trouvé la pie au nid, dit Cary en voyar
le piacbe continuer à gesticuler, en proie à des convulsions vie
ientes, Técume à la boucbe, rouler les yeux comme un forcer
et tomber épuisé sur le sol où il resta comme mort. C'est un bo
comédien.
— Le diable a joué son rôle, dit Brimblecombe. Maintenani
d'après les règles du théâtre, nous allons voir paraître le Vie
en personne.
— Le Vice ne doit pas manquer de séduction, mon cher, d
Cary, si j'en crois la voix qui sort de cette hutte. Ecoute. » .
En effet, de Tintérieur de la cabane s'éleva un chant d'un
suavité admirable qui fit tomber à genoux les simples Indiens
et étonna les Anglais eux-mêmes. Cette voix n'avait rien de se
ni de guttural, comme celle des sauvages ; elle était au contrair
mélodieuse, claire, riche, comme celle des Européens, et plu
elle s'élevait, plus elle dénotait de puissance et d'art. Elle moE
tait et descendait tour à tour avec une agilité et une soupless
merveilleuses ; on aurait dit la voix d'un oiseau sur une bran
che. Nos aventuriers ne revenaient pas de leur surprise. Le
Indiens étaient plongés dans le ravissement et considéraier
ces chants comme des messagers qui descendaient du ciel.
Lorsque la voix eut cessé, le piacbe se releva soudain et re
commença à prêcher Amyas.
« Dis-lui donc de se taire, dit Amyas à son interprète. S
voix n'a plus de charmes, après celle que nous venons d'en
tendre. »
Mais l'Indien lui apprit que, d'après le discours du piache, 1
fille du Soleil acceptait l'amitié de ses hôtes et voulait qu'ils fus
sent traités avec égards.
Les Indiens applaudirent avec enthousiasme à cette nouvelle
« Qu'on nous donne alors du pain de manioc, dit Amyas
Nous en avons grandement besoin. »
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR AMYAS. 217
A ces mots, la porte de la hutte s'ouvrit ; une femme en sortit,
et Amjas reconnut la jeune fille qu'il avait rencontrée dans Ftle.
EUe s'avança d'un pas lent et majestueux, comme une personne
qui est habituée au commandement, elle jeta un regard fier sur
les humbles adorateurs prosternés à ses pieds et , montrant
gracieusement à Àmyas les arbres, les champs et les cabanes,
elle lui fit comprendre par signes que tout cela lui appartenait,
puis, prenant la main du jeune homme, elle la porta à son front.
Cette marque de soumission excita dans la foule des trans-
ports d'allégresse, et lorsque la vierge mystérieuse fut rentrée
dans sa demeure, les Indiens se pressèrent autour des Anglais en
leur prodiguant mille témoignages de sympathie. Les hommes
admiraient leurs épées, leurs arcs, les peaux de bêtes sauvages
dont ils étaient couverts. Les femmes leur apportaient des fruits,
des fleurs, du manioc, des liqueurs enivrantes. Les Anglais s'as-
sirent sous les arbres et burent joyeusement, tandis qu'au son
barbare des tamboursjet des trompettes des jeunes garçons et des
jeunes filles exécutaient des danses grotesques qui scandalisè-
rent Brimblecombe et Teo, à tel point qu'ils supplièrent Àmyas
de donner promptement le signal du départ. En se quittant, on
se fit de part et d'autre mille promesses de se revoir le lende-
main. De retour dans leur camp, les Anglais s'assemblèrent pour
le service du soir, puis, la prière terminée, ils se mirent à chanter
des psaumes. Leurs voix dominaient le bruit de la cataracte ; plu-
sieurs fois, ils crurent entendre l'écho répéter leurs chanls ; mais
ils n'y firent point attention. Plus curieux toutefoisque ses compa-
gnons, et plus frappé de cette circonstance. Cary s'éloigna quel-
ques instants, puis il revint vers Amyas et lui dit tout bas :
« C'est la fille du Soleil, la descendante des Incas, qui joue
le rôle d'Echo ; viens voir. »
Ils se dirigèrent alors vers le bord de la rivière, et ils enten-
dirent parfaitement la même voix qu'ils avaient tant admirée
quelques heures auparavant reproduire avec une exactitude et
un goût remarquables les airs que chantaient les Anglais, et ces
voix d'hommes, auxquelles répondait dans le lointain une mélo-
dieuse voix de femme, formaient un concert étrange et solennel.
Les deux jeunes gens écoutèrent longtemps ces accents divins,
mais ils ne purent distinguer d'où venait la voix qui les tenait
Digitized by VjOOQIC
318
REVUE BRITANNIQUE.
ainsi sous le charme. Le lendemain, et chaque jour pendant
plusieurs semaines, les aventuriers firent une nouvelle visite au
village ; mais la jeune fille ne faisait que de rares apparitions,
et, lorsqu'elle se montrait, elle tenait les visiteurs à distance,
avec autant de hauteur qu'une reine. Amyas, dès qu'il put con-
verser librement avec ses hôtes, s'empressa de questionner le
cacique au sujet de la fille du Soleil. Celui-ci se fit longtemps
prier, mais enfin, un jour, il emmena Amyas et Cary dans son
canot. Là, il leur raconta qu'autrefois la tribu à laquelle il appar-
tenait avait été une nation puissante ; que, chassée par les Es-
pagnols du territoire qu'elle habitait, elle avait dû émigrer vers
le nord, du côté de Cotopaxi, et que, dans ce long et douloureux
voyage, elle ayait trouvé cette belle créature errant dans les
forêts et âgée tout au plus de sept ans. Etonnés de la blancheur
de sa peau et de la délicatesse de ses traits, les Indiens lui attri-
buèrent d'abord une origine divine et l'emmenèrent avec eux.
Lorsque epfin ils découvrirent qu elle était comme eux de la race
des mortels, cette découverte ne diminua pas leur admiration.
Comment une créature si jeune avait-elle pu vivre dans les foréls
et échapper au jaguar et au serpent? C'est qu'assurément elle était
sous la protection d'un dieu ; c'est qu'elle était la fille du Soleil
et qu elle sortait de la puissante race des Incas, dont la chute
terrible avait frappé d'épouvante tous les peuples de l'Amérique.
Aussi, à mesure que la jeune fille grandit dans la tribu qui l'a-
vait adoptée, elle fut entourée des honneurs royaux par les or-
dres des sorciers de cette tribu, afin que le Soleil se montrAt
propice aux pauvres Amaguas dépossédés par les Espagnols, et
que les Incas leur réservassent leur faveur pour le temps où ils
seraient rétablis dans leur splendeur. Bientôt la jeune fille de-
vint pour les Amaguas comme une prophétesse et Tobjet d'un
culte divin, car elle se montrait plus prudente dans le conseil,
plus vaillante à la guerre, plus adroite à la chasse que les an-
ciens de la tribu, et les chansons, qui avaient causé la surprise
et l'admiration des étrangers, étaient pleines d'une mystérieuse
sagesse que le Grand Esprit lui avait inspirée d'en haut. C'est
ainsi qu'elle avait vécu parmi eux sans prendre d'époux, non-
seulement parce qu'elle dédaignait les hommages des jeunes
Indiens, mais encore parce que le sorcier avait déclaré que ce
Digitized by LjOOQ IC
LES AVBNTUHES DE SIR AMTÀS. 219
serait de lear part une profanation que de s'allier à la race du
Soleil. Le sorcier lui avait de plus assigné une cabine près de la
sienne ; elle j était servie en grande pompe, et c'est de là qu'elle
rendait ses oracles et qu'elle répondait, ainsi que nous Tavons
vu laat à Theure, aux questions que le sorcier lui adressait.
Tel fut le récit du cacique, et il jetii Amyas dans de profondes
réflexions. Qu'étaient devenus les restes malheureux de la race
des Incas? Ne serait-il pas possible de retrouver leurs traces vers
les sources de l'Amazone T Alors il avait dû passer bien près
d'eux, et cette idée le tourmentait. Cependant ils n'avaient pas
formé de grand empire de ce côté ; sans cela, il en aurait en-
tendu parler depuis longtemps. Peut-être n'avaient-ils dirigé
leurs pas de ce côté que tout récemment, afin d'échapper à quel*
que nouvelle agression des Espagnols, et c'est alors peut-être
qu* ils avaient abandonné ou perdu cette jeune fille dans les
forêts. Mais Amyas se disait en soupirant que de nouvelles
recherches avec sa troupe ainsi réduite en nombre avaient
peu de chances de succès. Enfin il espérait apprendre la vérité
de jtL bouche de la jeune fille elle-même, et il ne doutait pas
qu une fois de retour en Angleterre il ne troi|vAt quelques tfmis
disposés à entreprendre avec lui de nouveaux voyages sur les
rifesderOrénoque.
En attendant, son intention n'était pas de rester dans .ce lieu
plus longtemps qu'il n'était rigoureusement nécessaire pour
nunener les malades qu'il avait laissés sur l'Orénoque, mais
cela, il ne l'ignorait pas, exigerait probablement un voyage de
quelques mois et présenterait de grands dangers. Cary s'offrit
pour tenter l'aventure en compagnie d'une vingtaine d'hommes,
si les Indiens consentaient à lui laisser emmener quelques
jeunes gens pour lui servir de guides et manœuvrer les canots.
Mais cette autorisation n'était pas facile à obtenir, car la tribu
chez laquelle les Anglais étaient en ce moment redoutait les
féroces Guahibas, sur le territoire desquels il fallait passer, et
ne Toulait point s'engager dans des hostilités avec eux. Soit
orgueil, soit timidité, Ayacanora (c'était le nom de la jeune fille)
s était tenue longtemps à l'écart des Anglais, mais enfin la cu-
riosité l'emporta chez elle, et insensiblement elle rechercha la
société d' Amyas. ^le chassait souvent avec lui dans les forêts
Digitized by VjOOQIC
230 REVUE BRITANNIQUE.
voisines, avec un cortège de jeunes Indiennes auxquelles elle
avait persuadé de suivre son exemple et de repousser les hom-
mages des hommes. Cette coutume, qui n'était pas rare parmi
les tribus indiennes, où les femmes se sauvent dans les forêts
pour se soustraire à la brutalité et à la tyrannie des hommes,
et où elles forment des sociétés séparées, fut pour les Anglais
une preuve évidente qu'ils étaient près du pays de ces fameuses
amazones dont ils avaient tant entendu parler. Quanta Amyas,
il ne douta pas qu'en sa qualité de descendante des Incas,
Ayacanora n'eût conservé la tradition des vierges du Soleil et
des règles monastiques en vigueur dans les institutions reli-
gieuses du Pérou. Des voyageurs allemands, Georges de Spire
et Jérôme Ortal, n'avaient-ils pas récemment trouvé des cou-
vents du Soleil dans l'intérieur de l'Amérique?
Une amitié innocente s'établit donc entre Amyas et Ayaca-
nora, et les aventuriers s'en trouvèrent bien, car Ayacanora n'eut
pas plutôt appris qu'ils avaient besoin de guides et de rameurs
indiens, qu'elle assembla le conseil de la tribu et lui ordonna,
au nom du Grand Esprit, de fournir le nombre d'hommes né-
eessiïdres pour l'expédition de Cary.
John Brimblecombe aurait cru manquer à ses devoirs de mi-
nistre du Seigneur, s'il n'avait pas cherché à convertir les sauva-
ges. Tous les matins et tous les soirs, il prêchait et chantait des
cantiques, et les malheureux idolâtres, attirés par la nouveauté
du spectacle, se pressaient autour de lui pour l'écouter. Mais le
piache comprit que si cette ferveur continuait, il ne lui reste-
rait bientôt plus rien à faire, et, dans sa jalousie, il jura de
mettre fin à l'apostolat de John, en lui envoyant en secret une
flèche empoisonnée. Aveuglé par sa passion, il poussa l'audace
jusqu'à s'ouvrir de son dessein à Ayacanora, avec laquelle il
partageait ses dtmes et ses offrandes, mais la jeune fille repoussa
son projet avec indignation, et conseilla à Amyas de jeter le
traître en p&ture aux alligators et d'installer John à sa place.
.Tohn pardonna généreusement à son ennemi et continua avec
ardeur ses prédications, mais son zèle, hélas! fut inutile. Le
piache trouva moyen de neutraliser ses vertueux efforts, en
menaçant les Indiens de se retirer auprès^de la tribu voisine,
en emportant la trompette sacrée, et de jps abandonner au
Digitized by LjOOQ IC
LES ÀYKNTUILES DE SIR AMTÀS. 221
courroux du mauvais Esprit qui détruirait leurs moissons.
A cette menace, grande fut la terreur des pauvres Indiens.
Ltô sermons de John étaient beaux et pathétiques, mais qu'é-
tait pour ces pauvres sauvages la sublimité de FEvangile en
comparaison de la trompette sacrée ? Le sorcier vit et exploita
ses avantages, et il se livra contre les étrangers à une propa-
gande furieuse. A mesure qu'il s'échauffait, l'esprit de ses au-
diteurs s'exaltait; la nature des Indiens, capricieuse et crédule
comme celle des enfants, se laissa entraîner aux soupçons les
plus absurdes. Les femmes poussèrent des hurlements, les
hommes éclatèrent en imprécations contre les Anglais et tous
coururent aux armes pour immoler les ennemis de la religion.
Le moment devenait critique. Assiégé dans son camp, Amyas
se voyait sur le point d'être écrasé par le nombre, lorsque Aya-
canora parut tout à coup au milieu de la foule irritée, son arc
tendu à la main. A sa vue, les Indiens, frappés de stupeur,
reculèrent, car, émue par la colère, elle éclata en reproches
amers contre le piache, elle accabla de son mépris les mal-
heureux qu'il avait séduits, et, secouant la poussière de ses
pieds, elle s'élança à côté d' Amyas et se plaça sur le front de
la ligne de bataille des Anglais. Puis levant son arc, elle en
décocha une flèche qui alla siffler à l'oreille du piache, et s'en-
fonça en frémissant dans l'arbre voisin. Le piache, résolu
de lutter jusqu'au bout contre la prophétesse, allait entamer
une nouvelle harangue pour soutenir le zèle de ses partisans,
mais Amyas, se précipitant sur lui, le prit par les épaules et l'en-
voya rouler, le nez contre terre, à dix pas de lui. Ce dénoûment
d'une scène qui menaçait de tourner à la tragédie fit rire les
Anglais. Les Indiens les imitèrent, tendirent la main à leurs
hôies et la querelle s'apaisa. Le piache, en homme prudent,
comprit qu'il fallait ajourner sa vengeance pour la faire réussir •
Ayacanora retourna dans sa hutte et Amyas se fortifia dans son
camp en attendant le retour de Cary, car il se sentait mainte-
nant sur un terrain brûlant.
William revint enfin sain et sauf, sans avoir perdu un seul
homme, bien qu'il eût eu un vif engagement avec les Guahi-
bas. Il ramena trois des blessés parfaitement guéris; quant aux
antres, ils avaient refusé de suivre Cary. Ils avaient pris des
Digitized by VjOOQIC
m REVUE BRITANNIQUE*
femmes parmi les Indiens, ils faisaient bonne chàre, le tabac
ne leur manquait pas, et, sans les moustiques, ils auraient été,
disaient-ils, les plus heureux des hommes. Amyas n'eut pas le
oourage de blâmer ces pauvres gens, mais il craignit la contagion
de l'exemple, et ses pressentiments à cet égard ne tardèrent pas
à se vérifier. Un matin, on vint lui dire que deux de ses matelots
manquaient, et le vieux cacique lui annonça qu'ils s'étaient
sauvés dans la forêt, emmenant chacun une femme indienne.
Cette nouvelle affecta douloureusement Amyas. D'abord, jamais
pareille chose n'était encore arrivée depuis le commencement
de l'expédition ; ensuite il redoutait le courroux des Indiens.
Sur ce point, le cacique le rassura en lui disant que les deui
femmes avaient suivi ses hommes de leur plein gré. Amyas, tou-
tefois, ne pouvait se résigner ni à la perte de ses deux matelots,
i)i à rinfraction qu'ils avaient commise à la discipline, et il prit
la résolution d'aller à leur recherche. Mais de quel côté étaient-
ils? Les sauvages ne pouvaient ou ne voulaient le dire. Instruite
de son désir, Ayacanora disparut dans la forêt et revint, au bout
de deux jours, en lui disant qu'elle avait retrouvé les fugitifs,
mais elle ne consentit à lui indiquer leur retraite que s'il lui
promettait de ne pas les tuer. Amyas n'avait nulle envie de se
porter à une pareille extrémité; il avait besoin de ses hommes
et il n'était animé contre eux d'aucun sentiment mauvais, car
tous deux étaient de bons et loyaux marins.
Amyas partit avec Ayacanora pour guide. Ils parcoururent
ilans la forêt environ cinq milles ; tout à coup la jeune fille s'ar-
rêta et dit : « Ils sont là. » Amyas se glissa sans bruit dans un
fourré et il fut témoin d'une scène étrange. Sur une pelouse
adossée à une montagne et baignée par une rivière dont les
(3aux limpides reflétaient les nuances éclatantes des fleurs delà
[)rairie, étaient couchés mollement les deux hommes que cher-
chait Amyas. Dépouillés de leurs vêtements et le corps peint à
la manière des Indiens, ils oubliaient la vie civilisée. L'un ra-
massait nonchalamment les fruits tombés à ses côtés, l'autre
aspirait avec délices le jus du cocotier. Un peu plus loin, leurs
femmes, la tête couronnée de fleurs odoriférantes, s'occupaient
à tresser des corbeilles avec des fibres de palmier. Ce spectacle
lit une vive impression sur Amyas. D'une part, il rougissait de
Digitized by VjOOQ IC
LES ArENttmES DG SÎR AMTAS. 223
voir des chrétiens s'abandonner ainsi à Tétat sauvage, et, de
Fantre, il hésitait à troubler le calme solennel qui régnait dans
ces beaui lieux. «C'est ainsi, se disait-il, que devait être le para-
dis de DOS premiers parents I Ah I si Thomme n'était pas déchu,
il aurait pu habiter à jamais un semblable séjour I » Il secoua
le charme cependant et s'avança Tépée à la main. Leâ deux
femmes l'aperçurent les premières et bondirent au-devant de
leurs époux pour les protéger, comme des tigresses qui défeu-
dont leurs petits. Âmyas s'arrêta, mais Ayacanora se montrant
tout à coup leur adressa la parole et leur reprocha vivement
leur fuite. La vue de la prophétesse fit hésiter les deux femmes
qu'Amyas se hâta de rassurer en leur faisant une figure riante
et en leur déclarant qu'il ne voulait de mal, ni à elles, ni à
leurs époux.
«Eh bien l Ebsworthy ! Parracombe I êtes- vous déjà devenus
sauTages au point d'avoir oublié votre capitaine? Levez-vous et
saluez.»
Ebsworthy se dressa sur ses pieds, obéit machinalement, et
puis se glissa derrière sa femme comme pour cacher sa honte.
Quant à Parracombe, en proie à une ivresse rêveuse, il tourna
la tête d'un air languissant, leva la main à son front et.retomba
dans sa contemplation .
« Je suis venu chercher des chrétiens, reprit Amyas, mais je
ne trouve que des païens. Au lieu d'hommes, je ne vois que des
animaux immondes. Eh bien, je laisserai les païens à leur dé-
sert et les animaux immondes à leur auge. Parracombe I
— Il est trop heureux , capitaine, pour vous répondre ,' dit
Ebsworthy. Et d'ailleurs, qu'avez-vous besoin de nous? Notre
temps d'engagement est expiré, et nous sommes libres main-
tenant !
— Quoi 1 vous êtes libres de devenir semblables aux bêtes?
XoD, TOUS êtes encore les sujets de la Reine, et, en son nom,
je vous somme de revenir au camp.
— ^ous sommes libres, capitaine, de nous rendre heureux
à Dotre façon. Or, qu'est-ce qui nous manque ici? Rien. Nous
avoQs des femmes charmantes, une nourriture excellente, un
lit plus chaud que celui d'un lord, un jardin plus beau que
celui dun empereur; quant aux vêtements, à quoi bon s'em-
Digitized by VjOOQIC
224
REVUE BRITANNIQUE.
barrasser de ce dont on n'a pas besoin. Et Tor, à quoi nous sei
yirail-il ici où nous avons tout en abondance. Ecoutez, capitain
Lcigh, vous avez été pour moi un capitaine excellent, et j
vous donnerai en échange un bon conseil. Renoncez à voti
chasse à Tor, renoncez à courir, au prix de mille fatigues et c
mille dangers, après Thonneur et la gloire. Prenez pour femii
cette belle jeune fille qui vous suit. Fixez-vous ici avec nous,
vous verrez si vous n'êtes pas plus heureux en un jour qi
vous ne Tavez été dans toute votre vie.
— Tu es ivre, drôle! William Parracombe I veux-tu parler c
veux-tu que je te jette dans la rivière pour cuver ton vin ?
— Qui appelle William Parracombe ? répondit une voix ei
dormie.
— Moi, imbécile 1 ton capitaine.
— Je ne suis plus William Parracombe. Il est mort depu
longtemps de faim, de fatigue et de chagrin, et ne reverra pi
Bideford. C'est un Indien, maintenant, et il va dormir penda
une centaine d'années, jusqu'à ce qu'il retrouve sa force,
pauvre garçon.
— Réveille-toi, dormeur! Lève-toi du milieu des morts,
le Christ te donnera sa lumière. Un Anglais qui a reçu le ba
tême, mçner la vie des bêtes ! Honte à toi !
— Le Christ me donnera la lumière 1 Oui, c'est ce que diseï
les prêtres. Mais sa lumière n*est-elle pas aussi près de nous i
qu'ailleurs? N'est-elle même pas plus près? Regardez, ajou
Parracombe, en étendant la main, et admirez les œuvres de Die
voyez ce paradis où les pauvres âmes fatiguées se reposen
quand leurs maîtres ici-bas les ont épuisées de travail. Je si
las de courir après l'or, de me tourmenter le corps et l'esprit,
je veux laisser mes os dans ce désert. Quant à vous, capitain
vous pouvez partir. Devenez riche, devenez baronnet, vivez da
les palais, buvez du bon vin, allez à la cour, étouffez votre âc
dans les plaisirs et les occupations mondaines, exténuez-vo
pour écraser vos voisins de votre luxe, comme l'ont fait sir F
chajrd, sir Raleigh, sir Chichester, et ce pauvre vieux sir Warhai
Ils n'étaient pas plus heureux que je ne l'étais alors, et je vo
garantis qu'ils ne le sont pas autant que moi maintenant. Suiv
votre voie, capitaine, et laissez-nous ici en paix, seuls av
Digitized by LjOOQ IC
LES ATENTURES DE SIR AMYAS. 225
Dieu, dans les forêts de Dieu, avec les bonnes femmes que Dieu
Û0U5 a données. Il y a longtemps que je n'ai eu un moment de
repos; maintenant je veux jouir, comme un enfant, des fleurs
qui émaillent ces prairies , des oiseaux qui gazouillent sur ces
ari)res, des poissons qui s*ébattent au milieu de ces eaux, qui
meot dans Tinnocençe, qui ne pensent pas à mal, qui n'ont
besoin ni de vêtements, ni d'argent, ni d'honneurs, et qui pren-
nent avec reconnaissance ce que Dieu leur envoie. Combien le
Père céleste ne nous donnera-t-il pas davantage à nous, qui va-
lons plus à ses yeux que de simples moineaux ?
—Quoi! tu veux vivre ici comme un idolâtre?
— Non, capitaine l je n'ai pas oublié les préceptes et les lois du
christianisme. Envoyez-nous sir John Brimblecombe pour qu'il
nous marie selon l'Eglise, et pour qu'il prononce ensuite sur nous
les prières des morts, car vous pouvez nous considérer comme
morts à ce monde pervers que nous avons quitté il y a trois
ans. Et quand il plaira à Dieu de nous rappeler à lui, les oi-
seaux nous couvriront de feuilles, comme ils font pour leurs
petits, et de plus belles fleurs s'épanouiront sur nos tombes qu'il
Q en croîtra sur la vôtre dans le froid cimetière de Northam, au
delà de cet orageux Océan que nous ne voulons plus traverser. »
Ici la voix de Parracombe s'éteignit comme un murmure, et
sa tête se pencha sur sa poitrine.
Amyas resta stupéfait de cette ivresse raisonneuse. Il eût
voulu répondre et faire entendre à Parracombe le langage du
devoir, mais les mots ne venaient pas à ses lèvres. Pendant qu'il
cherchait ses arguments, ses yeux tombèrent sur Àyacanora. Les
deui Indiennes lui parlaient en souriant. Il vit l'une d'elles le
regarder, puis prononcer quelques mots qui amenèrent une
rougeur charmante sur le visage de la jeune fille. Amyas com-
prit instinctivement qu'elle donnait à Ayacanora le même con-
seil qu'Ebsworthy lui avait donné à lui-même. Qu'elle était belle
&Q ce moment ! Peut-être les deux fugitifs avaient-ils raison I
Anjjas frémit à cette pensée sans pouvoir en détourner son es-
prit, et il tomba alors dans une profonde rêverie. Retournerait-
il jamais en Angleterre? S'il revoyait sa patrie, il y rentrerait
peut-être en mendiant ; mais, riche ou pauvre, il aurait à af-
fronter les regards de sa mère, qui lui demanderait compte,
8» SÉRIE. — TOME l. ^S
Digitized by VjOOQIC
286
REVUE BRITANNIQUE.
comme Dieu à Caïn, de son frère. Pourquoi ne pas se fixer,
aussi, dans ces forêts? Pourquoi ne pas chercher à civiliser
Indiens de cette partie de TAmérique, à leur enseigner Tégal
la justice, la pitié dans la guerre, à fonder une société qui
opposer aux empiétements des Espagnols une forte barriè
La richesse de ces forets était inépuisable. Si elles ne recelai
point d'or, elles possédaient des trésors inestimables en vé
taux. Quelle faciUté ces fleuves donnaient à l'exportation I
avait là peut-être le noyau d'un grand établissement comm
cial.
Quel profond silence règne dans ces solitudes I Les oisei
ontcessédegazouiller, les perroquets se cachentdanslesfeuil
les singes se groupent sur les plus hautes branches. On enU
au loin le sonneur^-de-cloches jeter son cri comme un glas
nèbre qui descend du haut des cathédrales. Est-ce un présaj
Amyas cherche aussitôt des yeux Ayacanora. Elle l'observait a
intérêt. Attend-elle de lui une décision? Tous deux baissent
yeux et gardent le silence.
Tout à coup on entend un rugissement, puis un cri de d
leur. Amyas lève la tête et voit un jaguar bondir vers les pau^
femmes du haut d'un rocher suspendu dans la montagne
dessus de la tête de Parracombe. Le groupe s'enfuit; maii
terrible animal a déjà saisi une victime et lui a brisé le cou s^
ses puissantes mâchoires. Tiré de sa langueur par l'imminei
du danger, Parracombe se lève précipitamment et cherche
armes pour voler au secours de sa malheureuse femme qui
sanglante sur le sol ; mais plus prompt que lui, Amyas fc
sur le monstre et l'abat d'un coup de son épée.
Cette scène cruelle désenchanta instantanément de la
sauvage Ebsworthy et Parracombe, et détourna Amyas de to
idée de s'établir dans ces solitudes. Ils portèrent dans la foré
dépouille mortelle de la jeune femme, l'ensevelirent sous un
de mousse et de fleurs, puis ils reprirent le chemin de leur can
Là, Amyas confia à John Brimblecombe les pensées qui avai(
dérangé son cerveau et lui demanda conseil.
« C'est une tentation du démon, dit le pieux clergyman ; s
vrai nom est celui de Séparateur, car c'est lui qui met l'homi
en lutte avec l'homme, et qui nous solUcite à ne nous occu]
Digitized by LjOOQ IC
LES AVENTURES DE SIR AMYAS. 227
que de nous-même, et à oublier parents, patrie, devoir, amis,
lais TOUS avez résisté à ses séductions, capitaine Leighl et il
s'est avoué vaincu. Croyez-moi, toutefois, fuyons d'ici au plus
vite, afin que la tentation ne revienne pas nous livrer de nou-
veaux combats.
Le lendemain, en effet, Amyas annonça Tin teqtion de partir,
et cette nouvelle fut accueillie avec joie par tous ses compagnons.
Quelques jours après on se remit en route, après avoir fait aux
Indiens desympathiques adieux. Amyas évita de voir Ayacanora.
De son côté, la fille du Soleil, lorsque le départ du jeune chef fut
décidé, s'enferma dans sa hutte et ne se montra plus. Les In-
diens donnèrent des marques de vif regret en voyant s'éloigner
leurs hôtes, mais Ayacanora ne prit aucune part à cette mani-
festation. Amyas la quitta, non sans tristesse, mais joyeux, au
fond, d'échapper aux séductions des sirènes et de se lancer de
nouveau dans les périls.
CHAPITRE IV.
Le convoi d'or.
Les aventuriers marchent pendant quinze jours et plus. Ils
ont dit adieu pour jamais aux vertes savanes de Test et traversé
h Cordillère des Andes. En passant, ils ont jeté un regard d'en-
vie sur la ville deSanta-Fé et sur les splendides jardins qui l'en-
tourent, et ils se sont convaincus que c'eût été de leur part une
folie de Fattaquer. Mais ils n'ont pas complètement perdu leur
temps. Le jeune Indien a découvert qu'un convoi d or se dirige
de Santa-Fé vers Magdalena, et ils ont dressé, au milieu d une
immense forêt de chênes, une embuscade pour s'en emparer.
Ils ont assis leur camp sur le flanc d'une colline escarpée et
couverte de bois, àubàs de laquelle est une route que le convoi
doit suivre pour se rendre à sa destination. Cachés au milieu
des broussailles, ils attendent. Un cri s'élève dans la profondeur
des solitudes. Ils prêtent l'oreille. Quel est ce cri? Ce n'est ni le
nigissement du jaguar, nile sifflement d'un reptile, ni le craque-
ment d'une branche d'arbre. Qu'est-ce donc ? Chacun s'interroge
et écoute plus -attentivement.
Digitized by VjOOQIC
228
REVUE BRITANNIQUE.
Ilsi
« On dirait le gémissement d'une femme, dit Yeo.
prochent sans doute. Attention, mes amis I
-^ Le gémissement d'une femme! dit Âmyas. Eh quoil i
nent-ils des femmes en laisse ?
— Pourquoi non, les misérables? Les voici, capitaii
Avez-vous vu reluire leurs armes au soleil?
— Mes amis! dit Amyas à voix basse, ne tirez pas avant m
Quand je donnerai le signal, envoyez-leur une volée de flèch
puis dégainez et chargez hardiment. »
Le mot d'ordre passe dans les rangs. Tous les cœurs batt
en apercevant la tête du convoi.
D'abord paraissent une vingtaine de soldats espagnols ;
moitié est à pied, les autres se font porter sur une chaise al
chée au dos d'un Indien. A côté d'eux, des esclaves porti
le plus pesant de leur armure et leurs arquebuses.
« Les fousl dit Amyas; ils confient leurs armes aux mains
leurs ennemis.
— Oh ! capitaine, dit Yeo, l'Indien a peur d'une arquebui
aussi ces chiens d'Espagnols n'ont rien à craindre.
— Voyez ces misérables, dit un autre; ils réduisent des cr
tures humaines à l'état de bêtes brutes. »
La marche de ce détachement était fermée par un offic
subalterne porté également sur le dos d'un Indien, et qui fum
nonchalamment, tout en surveillant le cortège qui le sixm
La vue de ce cortège glaça d'horreur Amyas et ses comj
gnons. — Indignation généreuse, digne de ce temps héroïq
où Raleigh, au nom de l'humanité outragée, faisait entendre
si chaleureux appels en faveur des pauvres païens du neuve
monde , où les Anglais croyaient encore qu'un homme est
homme, et que Tinslinct de la liberté est la voix même de Die
où ils ne s'étaient pas souillés eux-mêmes du crime honte
de la traite des nègres, comme le firent au dix-septième siè(
toutes les nations européennes !
Des centaines d'Indiens, de nègres, de Zambos nus, d'u
maigreur effrayante, portant les traces des coups de fouet et d
fers, enchaînés deux à deux par le poignet, gravissaient av
peine la colline, haletant sous le poids d'un panier, mainlei
sur leur dos par une courroie qui leur passait autour du co
Digitized by LjOOQ IC
LES AVENTURES DE SIR AMTAS. 229
Teo n'arait que trop raison I II y avait avec eux non-seulement
des TÎeillards et des jeunes gens, mais encore des femmes» des
jeaoes filles délicates, et des mères avec leurs enfants qu'elles
tenaient par la main. Le panier des quarante premiers esclaves
contenait un paquet carré, soigneusement enveloppé de peaux,
et dont la forme était bien connu d^Amyas.
« Qu'y a-t-il là dedans, capitaine?
- De For. -
Et à ce mot magique, tous les yeux s'ouvrirent; et il se fit
parmi les aventuriers un tel mouvement, qu'Amyas dut leur
imposer silence, de peur d'attirer l'attention des Espagnols.
« Calmez-vous, leur dit-il, et prenez patience, ou vous gAterez
tout. »
Le reste des Indiens portaient des paniers plus grands, mais
plus légers et contenant du riz, du manioc et des vivres de toute
espèce. Après eux venait un second détachement de soldats,
suifi de l'officier qui commandait l'expédition.
Les Espagnols tombaient sans défiance dans l'embuscade.
Au moment d'attaquer, Amyas hésita un instant, à l'idée de
verser le sang d'hommes sans défense; mais un incident vint
lever ses scrupules.
Parmi les Indiens enchatnés se trouvait un vieillard qu'ac-
compagnait une jeune fille d'environ dix-huit ans. Accablé par
la fatigue, le pauvre homme s'affaissa mourant sur le sol. Sa
chute retardant la marche du convoi, un soldat s'avança vers
lai et lui donna des coups de fouet pour le forcer à se relever ;
mais rien n'y fit, le vieillard ne bougea pas.
« Qa on le détache, dit l'officier qui commandait le convoi,
et qu'on l'abandonne sur la route avec sa fille. »
On se mit en devoir d'exécuter l'ordre, mais le poignet du
vieillard était tellement gonflé que, pour le débarrasser de la
chaîne, il eût fallu limer l'anneau qui l'étreignait. Alors l'offi-
cier, bouillant d'impatience et de colère, saisit son épée et d'un
coup trancha le poignet, qui tomba sanglant sur le sol.
Outré de cette barbarie, Amyas allait percer d'une flèche le
cœur de l'officier, lorsque la fille du vieillard, voyant son père
mort, bondit comme une panthère furieuse sur l'Espagnol, l'en-
Digitized by VjOOQIC
230 REVUE BRITANNIQUE.
lace dans ses bras et l'entraîne dans l'abîme béant au-dessous
de U route, où tous deux roulent et disparaissent.
Une effroyable confusion se met alors dans le convoi. Amyas
juge le moment propice, donne le signal, et les Anglais se pré-
cipitent sur les soldats de l'escorte. Une volée de flèches étend
morts cinq Espagnols et en blesse une douzaine d'autres ; puis
vingt hommes, Teo à leur tête, s'élancent Tépée à la main et
achèvent l'œuvre de carnage. Les Espagnols se battirent comme
des lions ; mais, surpris par cette attaque inattendue, ils n'eu-
rent pas le temps de fixer leurs arquebuses sur leurs piquets, ni
assez de place dans cet étroit sentier pour faire usage de leurs
piquer. Au bout de cinq tnlnutes, il ne restait plus un seul Es-
pagnol debout sur le champ de bataille ; deux ou trois cherchè-
rent à se dérober à la mort en se cachant dans les broussailles,
tfiaii Yeo les poursuivit avec acharnemeùt :
* Que pas un d'eux n'échappe à vos coups I criait-il h ses
compagnons. Tuez-les comme Israël a tué les Amalécitest >
Et les flèches allaient atteindre les pauvreê diables, dont les
cadavres roulaient dans les précipices.
« Et maintenant, dit Amyas^ délivrons les Indiens* «>
Ce qui fut fait en un clin d'œil.
^ Nous sommes vos amis, dit Amyas en s adressant aux
Indiens. Tout ce que nous vous demandons , c'est de nous
aider à porter cet or jusqu'à la Magdalena, et puis vous serez
libres. •
Quelques-uns des plus jeunes se jetèrent à ses genoux et lui
baisèrent les pieds, en le saluant comme le fils du Soleil; mais
le plus grand nombre accueillirent ses paroles avec une indiffé-
rence stupide, et, débarrassés de leurs fers, s*assirent tranquille-
ment par terre en regardant leurs libérateurs avec des yeux
hébétés. La servitude les avait abrutis 1
Amyas fit ensuite ramasser les armes, les munitions et les
habits des soldats espagnols, les distribua entre ses compagnoos,
chargea For sur les épaules des Indiens qui voulurent le suivre,
et continua sa route vers la Magdalena. Comme la troupe se
mettait en mouvement, un nouveau personnage se montra sur
la route. Tous les yeux se tournèrent de ce côté, et les Anglais
récoiinufent Ayaçanora qui, en apercevant Amyas, poussa un
Digitized by VjOOQIC
LES AVENTURES DE SIR ÀMTAS. 231
cri de joie, courut vers lui et tomba épuisée de fatigue à ses
pieds.
« Enfin, lui dit-elle, je vous ai retrouvé 1 Vous m'aviez fuie,
mais TOUS n'avez pu m'échapper. »
Et elle le couvrit de caresses, comme un chien qui a retrouvé
son maître après Tavoir perdu ; puis, se relevant, elle s'assit sur
OD tertre et éclata en sanglots.
€ Bon Dieu ! dit Amyas, quelque peu contrarié de cette visite
inattendue; il ne me manquait plus que cet embarras. Que
Tais-je faire d'elle maintenant? »
Lorsque Ayacanora fut un peu reposée, on se remit en
marche, et, chemin faisant, Amyas eut tout le temps de deman-
der à la jeune fille le motif de son étrange apparition. Il aurait
roula la voir bien loin ; mais, puisqu'elle était là, près de lui,
il lui aurait fallu un cœur de roche pour ne pas lui témoigner
quelque pitié; et, en effet, il la questionna avec un intérêt qui
oe lui était pas habituel. Ayacanora lui raconta alors qu'après le
départ des Anglais elle avait eu une violente querelle arec le
piache , parce que celui-ci s^était ouvertement réjoui de voir
s éloigner les ennemis de son pouvoir. La tribu avait pris fait
et cause pour la fille du Soleil, mais le piache s'était sauvé
dans les bois , emportant la trompette sacrée pour en confier
le dépôt à la tribu voisine. Ayacanora s'était alors élancée sur
ses traces , l'avait découvert et lui avait enlevé cet objet pré-
cieux , signe et instrument de sa puissance sur les Indiens ;
mais, sachant le mépris que les hommes blancs avaient affi-
ché pour les superstitions des Omaguas, elle avait brisé la trom-
pette et n'osait plus retourner dans sa tribu ; elle s'était vue
forcée de s'en aller à la recherche d'Amyas et de ses compa-
gnons, et, après avoir suivi leurs traces jour et nuit, elle avait
été enfin assez heureuse pour les rejoindre.
« Est-ce là, lui dit Amyas, la seule raison qui vous a déter-
minée à venir après nous? »
Hais, sans doute, il touchait là quelque corde secrète, caria
jeune fille rougit en le regardant et ne répondit pas. Puis elle
se mit à l'arrière du convoi et ne parla plus à personne.
{La suite en fètrier,)
Digitized by VjOOQIC
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA UTTÉRATURE,
DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DE L'INDUSTRIE, DE L'AGRICULTLR!
CORRESPONDANCE DE LONDRES.
LORD PALMERSTON AVATTr LA SESSION. — LE PATRIARCHE DE LA STl
NOGRAPHIE. — LES ADMINISTRATEURS DES PAUVRES. — DÉFICl
DES SOCIÉTÉS CHARITARLES. — LA QUESTION ROMAINE.— L'INVASIC
CULINAIRE REPOUSSÉE. — LES DONNEURS D'ÉtRENNES. — ESPÉRANCI
DRAMATIQUES. — ESPÉRANCES ÉCONOMIQUES. — NAPOLÉON III COÎ
PARÉ A SIR R. PEEL. — M. DE PERSIGNY. — LORD MACAULAT. •
LA CHINE BT LE JAPON. — LES SUICIDES JAPONAIS. — LE PAR AD
DES CHIENS. — LA REVUF D'EDIMBOURG ET LA QUARTERLY. — U?
PENSÉE DE DEUIL. — OUVERTURE DE LA SESSION, ETC., ETC.
Londres, janvier 1860.
Si j'avais l'honneur d'être lord Palmerston, je ne croirais pi
avoir terminé très-heureusement l'année 1859. Il a voulu fai
un compliment à la presse, et, après avoir très-bien fait ressort
rimmense importance de ce quatrième pouvoir, il a essa]
d'égayer ses conclusions par une de ces anecdotes comme
aime à en introduire de temps en temps à la Chambre des cou
munes, pour entretenir sa double renommée de politique s(
rieux et spirituel : c'était à un meeting agricole où Ton disti
buait des prix aux meilleurs laboureurs du canton de Ramse
La charrue a été justement exaltée au-dessus du canon, le s<
au-dessus du sabre : Triptolème n'eût pas mieux péroré ; ma
c'est en réponse à un toast à lady Palmerston que le ministre, qi
aurait pu rappeler plus à propos les services rendus à TEglii
par sa pieuse moitié, a proposé un toast au journalisme, cornu
une des merveilles du progrès moderne, du progrès civilisateu
Digitized by VjOOQIC
NOUVELLES DES SCIENCES. 233
Qu'est-ce, en effet, jusqu'à présent que la charrue à la vapeur à
cdté de la presse à la vapeur? Combien de temps faudra-t-il
pour qu'on laboure en une heure autant de mètres carrés de
champs labourables que la presse du Times fait passer de feuilles
de papier sous son rouleau ? Cette comparaison n'est peut-être
déjà plus très-neuve: aussi lord Palmerston a-t-il préféré com-
parer la rapidité de Yimpression à la rapidité des communications
télégraphiques, et, reconnaissant envers les sténographes, il a,
dit-ODy raconté qu'avant la fin du siècle dernier il y avait un
homme, appelé Woodfall, qui reproduisait habituellement les dé-
bats parlementaires, — « et comment faisait-il? il allait à la galerie
delà Chambre des communes, écoutait attentivement, la tête dans
ses mains, puis rentrait chez lui, buvait deux pots de porter, se
mettait au Ut, se levait le lendemain matin, et moitié de ses sou-
Tcnirs, moitié de ses rêves, composait ce qu'il appelait le rapport
d'an débat. [Rires approbateurs.) Aujourd'hui, telle est l'habileté,
lelle est la rapidité merveilleuse avec lesquelles les rapporteurs ou
sténographes transcrivent ce que dit un orateur, que si celui-ci
n'y prend garde, il retrouve dans le journal ce qu'il eût mieux
fait de ne pas dire. (Rires), Je me souviens d'un très-digne M. P. S
M. Richard Keene, qui se plaignit une fois que les journalistes
de la galerie n'avaient pas bien rendu le discours prononcé par
lai la veille. La réponse qui lui fut faite était peut-être plus
piquante que polie, car on lui dit : « Monsieur Keene, nous
• avons fait pour vous le meilleur discours que nous pouvions
« faire, mais si vous n'êtes pas content de nous, la prochaine fois
• nous transcrirons scrupuleusement ce que vous dites ( Gros
• rires), et, quoi que vous en pensiez vous-même, nous avons
« peur que vos amis ne fassent la grimace. » (Rires.) — Pour com-
pléter le compliment aux reporters qui, par parenthèse, sont gé-
néralement des Irlandais comme le pauvre mipi livré aux rires de
la Société agricole, lord Palmerston a déclaré qu'il avait lui-
même autrefois essayé de faire le reporter, et y avait renoncé à
caosede la double difficulté d'^mre d'abord en abréviation, et
* H. P. Ces initiales (Membre du Parlement) sont une des nombreuses
ibréfiatioDS de la langue écrite et de la langue parlée, qui ont presque rois
de eôléles mots eux-mêmes. On dit familièrement un mipi, pour un membre
4a Pkriemeot.
Digitized by VjOOQIC
234
REVUE BRITANNIQUE.
puis de pouvoir se lire soi-même. — M. Keene n'a pas réclan
encore, que je sache, ni cet estimableM. Woodfall, car il est moi
mais le patriarche de la sténographie parlementaire se trou
avoir un petit-fils qui a fait insérer dans le Times la déclaratic
suivante :
« M. William Woodfall était le rédacteur principal d'i
journal, un homme honorable et bien élevé, que Dieu av
doué d'une mémoire extraordinaire. A une époque où Fart
rapporter les débats parlementaires était encore dans l'enfanc
lorsqu'on ne connaissait pas encore ces relais de sténograpl
et ces presses à vapeur du Times qui chaque matin procure
aux lecteurs du journal le compte rendu textuel de la séance
la nuit; lorsque les discours parlementaires, adressés moins
public qu'à la Chambre seulement, différaient en étendue (
interminables harangues d'aujourd'hui, M. W. Woodfall assisi
aux séances et traduisait de mémoire, avec toute la célér
possible, l'essence du débat, toujours avec honnêteté et laie
Ses comptes rendus sont donc véridiques autant qu'ils pc
valent l'être, et nullement la composition d'un imposteur i
qui les aurait fait moitié avec ses rêves et ses souvenirs, com
le prétend lord Palmerston. Si le nom de M. Woodfall s'
conservé ainsi, c'est parce qu'il a réellement mérité la rec(
naissance du public en contribuant, dans l'origine, à cette éd
cation politique du peuple, perfectionnée successivement
grands frais jusqu'au point oii elle est arrivée aujourd'hui.
« Hernon Woodfall. »
Ce petit^fils ajoute quelques renseignements sur la famille
son grand-père, qui laissa à ses enfants une existence et
nom également respectables. Un de ses fils mourut chief-jusi
au cap Breton. —Cette rectification méritait d'être recueil!
puisque lord Palmerston lui-même avait l'intention d'hono
le corps des sténographes, pour qui M. Woodfall fut un aneé
aussi bien que pour M. Hernon T. Woodfall. Ajoutons que
grand docteur Samuel Johnson avait aussi été reporter à
Chambre des communes pour la Monthly Revieu) *.
* Voir ce détail sur la jeunesse de S. Johnson dans sa biographie
lord Macaulay, publiée par la Revue Britannique.
Digitized by LjOOQ IC
^ A^. . ^J
NOUVELLES DES SCIENCES. 2à5
Les derniers jours de l'année 1859 ont légué un nouveau
scandale à la libre discussion de la presse. Une des plus impor-
tantes sociétés de charité, administrée depuis longtemps par
an respectable gentleman, a été forcée de proclamer que ce
chrétien vertueux plongeait de temps en temps la main dans la
caisse des pauvres pour ses besoins personnels, si bien qu'à la
fin il a dû s*éclipser en laissant cette caisse à peu près vide.
Cne autre société, réveillée par un soupçon assez facile à com-
prendre, s'est aperçue d'un déficit analogue dans son budget.
Tout à coup Talarme a gagné toutes les sociétés de bienfaisance,
qui ont demandé des comptes à léUrs comités de surveillance,
et chaque jour une révélation nouvelle vient démontrer que
presque toutes les bonnes œuvres passent, les unes par des mains
infidèles, les autres par des mains négligentes, et que les fonc-
tionnaires de la charité publique auraient besoin d'un contrôle
tout aussi sévère que celui qui met les deniers de l'Etat à l'abri
delà tentation. On admire souvent le grand nombre des insti-
tations charitables de la Grande-Bretagne et la continuelle
création d'une société nouvelle, tantôt pour préserver de la
misère les veuves et les orphelins, tantôt pour donner une édu-
cation religieuse auï enfants déguenillés ou former des mis-
sionnaires, tantôt pour imprimer et distribuer des Bibles, chaque
secte, outre la grande Société biblique, voulant avoir ses col-
porteurs des livres saints. Hélas! sur dix créations de ce genre,
il en est peut-être neuf qui sont dues à un petit calcul. La bonne
œuvre aura une caisse, se dit quelque commis en retraite et je
serai choisi pour la tenir. Je serai le président, l'homme in-
Doeni du comité, se dit un ex-fonctionnaire, etc. Si la souscrip-
tion prend, si la société s'organise, voilà cinq ou six individus
qui ont une position, une place, un titre, etc., qui sont quelque
cho$e ou quelqu'un, les uns salariés, les autres administrateurs
soi-disant gratuits, et ce sont ceux-ci qui coûtent parfois le
plus cher. Voici, par exemple, le budget présenté aux membres
souscripteurs de la Société biblique de la secte trînitaire î
liv. si. sb. d.
Recettes des souscriptions, donations et quêtes 505 11 9
Dépenses comprenant les salaires, les loyers, le
chauffage, Téclairage, etc 506 16
Digitized by VjOOQIC
236
REVUE BRITANNIQUE.
Le déficit n*est pas considérable, mais c'est là une société me
doste, et la Société des amis du clergé, ayant une recette pli
considérable, destinée à faire des pensions de 30 à 40 livn
sterling aux veuves des ecclésiastiques, a aussi un budget ph
important : or, la dernière balance a constaté un déficit de 4,55
livres sterling. Le banquet annuel de cette société coûte de 2C
à 300 livres sterling. On a voulu en faire l'économie en 185'
sous prétexte que le jour fixé tombait un jour de jeûne; ma
sous prétexte aussi que les principaux frais de ce banquet c
festival étaient invariablement payés d'avance, la suppressic
est cotée 130 livres sterling. Les souscripteurs de toutes c(
sociétés boursillaient les yeux fermés ; ils ouvrent maintenai
de grands yeux sur les chiffres de leur budget et réclament u
contrôle financier par des lettres, que les journaux insèrent ay<
ou sans commentaires.
Encore un autre legs fait par 1859 à 1860 : c'est la transfoi
malion des salles de théâtre en églises. Le spectacle étai
légalement interdit le jour du dimanche, les salles sont disp
nibles depuis le samedi soir minuit jusqu'au lundi matin. L
prédicateurs libres, qui ne desservent aucune paroisse, ont e
ridée de convoquer leurs ouailles sous le lustre du temple r
Satan, et quelques directeurs n'ont pas été fftchés de faire ain
une septième recette par semaine. Le révérend M. Spurgec
(qui aura bientôt son tabernacle à lui) a longtemps loué
Vaste salle des concerts de Surrey-Gardens. Une salle de concei
profanes convertie en église avait paru une énormité à quelque
anglicans trop scrupuleux ; mais M. Spurgeon n'y réunissa
guère moins de quinze mille auditeurs édifiés. Son exemple
autorisé d'autres ecclésiastiques à traiter avec les directeurs (
quatre salles, celles du théâtre Victoria, du théâtre Garrick, d
théâtre Britannia et du théâtre de Saddlers- Wells. Le Times, qi
enregistre tout dans ses colonnes, nous décrivait, le lundi 11
le spectacle religieux offert, le dimanche 15, par le théâtre Vi
toria : « Il y a eu deux services hier, disait-il, dans cette sal
populaire : le premier à trois heures, le second à six heures d
soir. Ce second service a exigé un éclairage complet. Les log(
étaient louées la plupart par des spectateurs en gants blancs <
en mise décente, comme s'ils étaient venus pour une représeï
Digitized by LjOOQ IC
NOUVELLES DES SCIENCES. 237
tatioD théâtrale. Le parterre était plein d'un public mêlé et pa-
raissant peu accoutumé à voir aucune espèce de cérémonie
religieuse, ce qui doit rassurer les ecclésiastiques qui crain-
draient que ces services irréguliers ne fissent tort aux églises
duToisinage. A trois heures, le révérend C.-J. Goodhart (un
membre de l'Eglise établie) monta sur le théâtre avec d'autres
ecclésiastiques, un desquels entonna une hymne. Après avoir lu
un chapitre de l'Ecriture et improvisé une prière, M. Goodhart
s'avança vers la rampe et prêcha sur ce texte de saint Paul :
« Jésus est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, dont
je suis le premier. » Le sermon fut simple, pratique et approprié
i la congrégation qui Técoutait. C'est le révérend H. Alexandre
Rashlei^, de la chapelle Harcourt, qui a dirigé le service du
soir, la salle étant remplie jusqu'aux combles ! »
Le lundi 16, Arlequin retrouve son domaine et recommence
ses gambades jusqu'au dimanche 22.
Qui aurait pu deviner, il y a quelques années, ce partage
paisible du théâtre entre Arlequin et Luther?
Faites-moi le plaisir de me dire si l'archevêque de Parb, à
Teiemple de l'évêque de Londres, approuverait qu'un membre
de son clergé célébrât le service divin, dît la messe ou entonnât
Tèpres, prononçât un prône ou un sermon dans la salle de la
Galté ou des Bouffes-Parisiens?
N'allez pas croire que je cherche une transition pour reprendre
et continuer mes réflexions du mois passé sur les espérances
inspirées par certaine brochure aux zélés anglicans qui croient
que l'empereur Napoléon III, jaloux de la gloire de Henri VIII,
met adroitement le pape dans son tort pour se substituer à lui,
sinon à Rome, du moins à la tête d'une Eglise gallicane. Je
serai ramené tôt ou tard à cette thèse épineuse , mais aujourd'hui
je laisse même de côté la bénévole tolérance de M. Salomons,
le représentant israéiite de Greenwich, disant à ses électeurs
qu'il votera avec ses collègues pour affranchir l'Italie de la do-
mination papale ; car au moment où je vous écris la question
commerciale l'emporte sur la question religieuse.
On admire surtout dans Napoléon III un sir Robert Peel
couronné, le Messie du libre échange, et s'il revenait à Londres,
il serait porté en triomphe comme un autre Bacehus mytholo-
Digitized by VjOOQIC
238
RPVUE BRITANNIQUE.
gique, à qui l'Angleterre va devoir de boire du bordeaux et i
vin de Champagne au prix de Y aie et de la petite bière. A i
point de vue plus large on considère ici le nouveau systèi
économique proclamé par Napoléon III comme la révolution
plus magnifique de ce siècle, qui compte déjà tant de révol
tions dans son histoire. M. Bright lui-même, l'orateur radi&
a déclaré qu'après la république des Etats-Unis il ne voyait ri
au-dessus de l'empire français, car, après tout, selon M. Brigl
la libre Angleterre n'est qu'une oligarchie, et le suffrage ui
v^irsel peut seul donner à un peuple la forme de gouvernemc
ta plus conforme à ses vœux. Je doute que Richard Cobde
quoique écrivant de Paris sous l'influence du bon accueil (j
lui a été fait aux Tuileries et au Palaiç-Hoyal, approuve tout
que l'enthousiasme commercial vient de dicter à son coUèg
et ami, le quaker Brighl ; mais il est certain que ce qu'éc
M. R. Cobden depuis un mois a très-bien préparé les esprit
considérer Napoléon III comme le sincère ami de l'Angleteri
Quant au traité de commerce basé sur le libre échange, R.Cobd
lui-même convient modestement qu'il n'a eu aucune peine
convertir ni l'empereur, ni son impérial cousin, tout à fait ce
vorlisdepuis longtemps, l'empereur n'attendant qu'une occasi
pour appliquer ses doctrines avec toutes leurs conséquence
Si quelqu'un avait exercé quelque influence sur Napoléon 1
en cette matière, ce serait M. (Je Persigpy, car je puis assui
que, dès le mois de juillet dernier, notre ambassadeur n'a ce^
d'indiquer à l'empereur l'unique moyen de faire tomber toul
lus préventions soulevées contre lui dans la presse britanniqu
J'irai plus loin, parce que le hasard m'a mis à même de vérii)
le fait. La lettre par laquelle l'empereur expose son grand pi
gramme de mesures agricoles, commerciales et industriel^
ressemble beaucoup à celles que son ambassadeur lui adressi
à lui-même après la paix de Villafranca.
Ce que je vous avance là, on peut l'avoir su sans indiscrétio
Vous admettrez sans peine que M. de Persigny, obligé de prouv
au ministère anglais que son souverain était préoccupé de to
autre chose que d'une invasion de l'Angleterre, ait été amei
à laisser transpirer une partie de sa correspondance diplooii
tique. Aussi, pendant que le peuple anglais s'agitaitdans sa pj
Digitized by LjOOQ IC
NOUVELLES DES SCIENCES. 339
nique depuis six mois, le cabinet anglais, rassuré par M. de
Persigny, laissait faire et dire, bien convaincu qu'il arriverait
devant le Parlement avec les garanties officielles de la bonne
entente des deux gouvernements. Reste à savoir comment lord
PaloQerston et lord John Russell vont profiter de cette nouvelle
cbaDce, qui, dans leur majorité très-peu considérable, vient
l<»iit à coup remplacer par l'appoint des radicaux et des libre-
échangistes l'appoint manquant des membres catholiques ir-
landais.
La question de la réforme électorale est là toujours comme
uD embarras; mais déjà, nouveau symptôme de cette tiédeur
libérale que je vous signale mensuellement et que le Times a
proclamée enfin lui-même, il faut lire pe que les représentants
de la ville démocratique de Glasgow déclaraient l'autre jour à
leurs constituants. « Messieurs, leur a dit M. Dalglish,je n'espère
pas que le nouveau bill de réforme soit de nature à satisfaire
tout le monde, parce que les whigs gardent toujours une mesure
libérale en poche pour s'en faire un" cheval de bataille quand,
ayant perdu leur portefeuille, ils cherchent à le rattraper dans
lopposition. Mais j'espère qu'ils nous en donneront assez pour
que nous n'ayons pas de longtemps à nous occuper de cette
question qui, en vérité, nous détourne un peu trop souvent de
DOS affaires. » C est ce qu'a répété Tautre représentant, M. Bu-
chanan, qui a dit avec plus de franchise encore qu'il valait
mieux obtenir le moins tout de suite que d'attendre toujours le
plus, se contenter du possible que de courir après l'impossible.
Ce n^est pas le langage de la raison qu'on tient à des électeurs
démocratiques, quand on les sait passionnés et impatients.
Au reste, le jour même où je vous écris, la session n'est pas
ouverte, et les membres ne m'ayant pas communiqué leur pro-
gramme, je ne puis le commenter d'avance.
Par le motif contraire, comme les pantomimes tirent à leur fin,
je ne vous en parlerai pas longuement. Je vous signalerai seu-
lement celle du théâtre de Drury-Lane, oii, comme dans presque
toutes les autres, un bataillon de volontaires, armés de carabi-
nes, manœuvre aux applaudissements des galeries. Ce bataillon,
recruté parmi les figurantes, a pour uniforme le costume des
femmes de chambre anglaises, et il s'oppose au débarquement
Digitized by VjOOQIC
240
REVUE BRITANNIQUE.
d'un bataillon de cuisiniers français qui est repoussé avec perte
malgré ses broches et ses couteaux de cuisine. C'est là du patrie
tisme, j'espère. La sobre Lacédémone n eût pas repoussé pli
fièrement les marmitons des Perses. Persicos odi, puer appan
luSy s'écriait l'épicurien Horace, dans ses heures de sobrié
philosophique.
Je mentionnerai une petite pièce nouvelle, parce qu'elle e
toute de circonstance, et qu'elle prouve que tous les Angk
ne subissent pas sans murmurer l'impôt annuel des étrenn
de Noël et du jour de l'an, qui ne rappelle que trop parfois
backish des Turcs. C'est le théâtre du Strand qui, sous le tit
de Christmas-Boxes^ met en scène deux honnêtes bourgec
de Londres, MM. Jackly et Holly, conspirant ensemble po
priver réciproquement leurs femmes du présent annuel qu ell
sont habituées à recevoir de la munificence conjugale. Ma
heureusement pour ces messieurs, leurs fines moitiés surpre
nent le secret du complot et conspirent de leur côté po
le déjouer. Les époux n'ont rien imaginé de mieux que de
faire chercher querelle; les dames ont une antipathie pr
noncée pour certains instruments; ces messieurs s'en erap
rent et exécutent une musique infernale. Les dames font
sourde oreille ou trouvent le concert charmant, au risque <
subir le sort que les Chinois infligèrent à un commissaire m
glais qui mourut littéralement du bruit de cinq cents tam-ta
dont il était escorté et assourdi partout où il portait ses pa
Les maris mélomanes sont plus tôt lassés que leurs auditric
complaisantes ; mais ils passent à une seconde épreuve, q
est de faire chacun une déclaration à la femme de l'autre, et <
se faire surprendre dans cette prétendue conversation crimineli
a en partie double, » comme dirait M. Alphonse Karr. Les dam
reçoivent cet assaut livré à leur vertu avec une coquetterie
fine que les Jocondes britanniques se laissent séduire et mêo
extorquer le présent qu'ils ne voulaient pas faire. Le présent fai
les deux dames l'échangent, et la mystification est complet
Mous avons là une idée à la Boccace, mais traduite par la pn
derie anglaise moderne. L'auteur, M. Mayhew, a, je vous assur
le génie de la farce. Le dernier roman de Charles Dickens i
passer au théâtre avec sa collaboration ; mais ce qui promet pli
Digitized by VjOOQIC
NOUVELLES DES SCIENCES. 241
encore, le romancier prépare lui-même une pièce originale sans
eoUaborateur.
Sa?iez-Yous que Tillustre lord Macaulay s'était exercé dans sa
jeimesse à faire du roman et du théAtre? Je croyais, moi, ce
grand esprit trop sérieux pour cela ; il est vrai qu'il avait cher-
ché les héros de son roman et de ses scènes dans Thistoire grec-
que et dans rhistoire romaine. Comme, lorsque nous venons de
moQiir, on met en relief tous nos talents et toutes nos vertus,
on a rappelé aussi que le grave lord Macaulay avait un ta-
leot particulier pour l'épigramme, et que les jeux de mots jail-
lissaient tout aussi facilement de ses lèvres éloquentes que
ces nobles images et ces paraphrases cicéroniennes, ornement
de sa causerie comme de ses écrits. La mort de cette haute
illostration de la littérature contemporaine a attristé les pre-
miers jours de la nouvelle année. Je pense que vous, qui l'avez
connu plus familièrement que votre correspondant, vous allez
en parler dans la Revue de ce mois, sans attendre les articles
biographiques qui vont remplir les Revues et les Magazines du
mois prochain. Je glanerai seulement, quant à moi, quelques
lignes dans les courts paragraphes que la presse quotidienne
et hebdomadaire a déjà consacrés à cette grande mémoire. —
Lord Macaulay avait quitté depuis quelque temps son ancien
appartement du passage Albany dans Piccadilly, et il habi-
tait Holly-Lodge, Campden-Hill, partie du faubourg de Ken-
singlon, qui est à Londres ce qu'est Passy à Paris. Sa santé
était fort affaiblie, mais rien n'annonçait qu'il fût gravement
malade, et sa mort, causée par une affection du cœur, a surpris
sa propre sœur, qui l'avait vu le soir même (le mercredi 28 dé-
cembre), deux heures tout au plus avant l'heure fatale. Cette
mort ne fut guère connue que le vendredi matin et elle fut révé-
lée aux journaux de Londres par un journal de province. M. Ëllis,
son ami et son exécuteur testamentaire, étant recorder de Leeds,
avait été seul avisé par une dépêche télégraphique communiquée
à la presse de cette ville. Sa famille se rappela que le 25, au repas
de Noël, il avait été presque silencieux, ce qui était réellement
ttn symptôme extraordinaire. Ses funérailles n'ont eu lieu que le
lundi 9 ; funérailles tout à fait privées, mais qui n'ont pas man-
qué de solennité, tout ce qu'il y a de plus notable dans l'aris-
8» SÉRIE.— TOME 1. 16
Digitized by VjOOQ IC
242 REVUE BRITANNIQUE.
tocratie de naissance et de talent ayant tenu à y figurer,
poêle était porté par le lord grand chancelier, le comte de Ci
lisle, le coipte de Shelbumo, le comte de Stanljope, sir'Her
Holland, lord Jphn Russell, le duc d'Argyle, le président de
Chambre des communes, le doyen de Saint-Paul (le révère
M. Milmap, poète et historien comme le défunt). Tous les
gnitaires ecclésiastiques de Tabbaye de Westminster conc<
raient au service mortuaire. L'enregistrement du testament
lord Macaulay à la Cour spéciale où se déposent ces sortes d'ac
(Probate-Court) a révélé le chiffre de la fortune acquise si ho
rablement, moitié par les cinq années de ses fonctions pul
ques à Calcutta, ^t moitié par sa plume d'historien. Elle s'^
vait ii 80,000 livres sterling, dont sa sioeur, lady Tr^vyJian, es
principale héritière, prélèvement fait de divers legs en faveui
ses frères, neveux et nièces. Ce qui intéresse surtout dans
héritage, c'est la partie des manuscrits.il paraît qu'il y ai^i
plusieurs chapitres du cinquième volume de VBistoire d^Ati
terre déjà mis au net, et le reste du volume assez avancé p
compléter le règne de Guillaume III; mais jusqu'ici lady T
vylian, la sœur de lord Macaulay, sepible s'opposer à un inv
taire exact de ces manuscrits. Son mari, sir Charles Trevyli
est gouverneur de Madras, où elle se dispose à aller le joinc
avec rintention de ne revenir en Angleterre que dans deux a
Jusque-là, elle déposerait les manuscrits chez son banqu
pour ne s'en occuper qu'à son retour. On espère toutefois i
difier cette résolution.
Une courte biographie anonyme de lord Macaulay a déjà
publiée ; mais vous ne trouverez guère des faits nouveaux d
ces cent et quelques pages rédigées et imprimées à la hi
Parmi les documents qu'on nous promet de plus d'un côté
remarque que le Macmillan Magazine annonce pour fév
deux lettres inédites de miss Hannah More, qui nous fer
connaître le jeune Macaulay à l'âge de douze aps. Miss Hani
More étudiait en lui, avec l'intérêt d'une maîtresse d'éc(
l'enfant précoce qui ne démentit pas l'avenir qu'elle n'é
pas la seule à lui prédire. Vous pouvez compter que d'i(
quelques mois on aura publié sur lord Macanlay 4U moins
valeur de deux volumes. Il règne toujours duns la littéral
Digitized by LjOOQ IC
N0UVELf.9S DES SCIENCES. ^43
anglaise ce que j'appellerai une véritable épidémie biographi-
que, dont, au reste, je ne voudrais guérir ni les auteurs ni les
libraire^, car les biographies, qui ne le cèdent qu'à l'histoire,
rûcoeillent des anecdotes et des détails de mœurs qui ont leur
prix dans l'histoire elle-même. Lord Macaulay ne les a pas dé-
daignés dans son ouvrage. Laissez-moi vous dire à ce propos
qae, si vous réimprimez ses Essais biographiques et lUlémires,
où figurera naturellement lord Bacon, vous devez emprunter
quelques notes à une suite d'articles sur le chancelle^ de Jac-
ques P^ qui sont en cours de publication dans YAihenœum de
ce mois. Le journaliste réhabilite ce beau génie que Pope avait
proclamé le plus grand et le plus vil des hommes. Si le dernier
article est de la force des premiers, il ne resterait plus qu'une
de ces deux épithètes attachées au nom de Bacop.
Je laisse de côté une nouvelle Vie de lord Wellington^ pp des
dieax de la biographie britannique, pour vous recomm^pder
plutôt la lecture de la relation de la mission de lord Elgip en
Chine et au Japon, par M. Laurence Oliphant, son secrétaire.
VoilA an livre ! et cependant je vous permets de sauter par des-
sus one bonne moitié du premier volume; mais, une fois que
I. Oliphapt est sorti des récits préliminaires et raconte ses im-
pressions, vous ne le quitterez plus et lui pardonnerez quelques
réclamations contre le pavillon français. H. Oliphant n'est peut-
être pas non plus tout à fait impartial à l'égard des Chinois ;
mais il leur accorde encore le mérite de certains bons procédés,
n est plus juste envers les Japonais, quoiqu'il^ aient, à ce qu'il
parait, à peu près les mêmes préventions contre les barbares,
en y mêlant quelques préventions contre les habitants du Cé-
leste Empire eux-mêmes. Aussi se ôgure-t-on aisément le sen-
timent que durent éprouver les Anglais en arrivap^ ^ Ie(}do :
« Lorsque nous parcourûmes les rues de la ville, les gamins
(c'est le terme dont se sert M. Oliphant), les gamips accouraient
et nous saluaient de cette acclamation : « Voilà les Chinpjs 1 9
Etre traité de Chinois quand on vient d'être traité de diable
jaune en Chine 1 C'est mortifiant ; bien plus, l'instinct cppiquer?
cial des Anglais fut tout d'abord deviné, et la phrase de saluta-
tion qu'on leur adressait le plus communément était : <c Çt^ippii;,
«Chinois ! qu'|ivez-vous à vendre? » Vous rappelez-vous |e tep)p§
Digitized by VjOOQIC
244
REVUE BRITANNIQUE.
OÙ Ton prétendait que le suicide était endémique en Angleter
Ce temps-là n'est plus; sans cela, les Anglais auraient pu i
porter du Japon, où le suicide est toujours à la mode, un gra
perfectionnementdans la manière de partir pour l'autre mon
Les Japonais ne s'arrachent plus les entrailles comme Ca
désespérant de la république. Le petit couteau avec lequel
s'ouvraient l'abdomen ne sert plus qu'à faire une légère incis
significative. « Le suicidé a assemblé sa femme et ses enfa
pour les rendre témoins de son trépas héroïque. Son meilli
ami, celui qui, dans notre pays, eût été prié d'être son témi
à son mariage, est là debout près de lui, avec un sabre nu i
main, et à peine la légère incision est faite que le sabre descei
et la tête roule aux pieds de la famille désolée. » C'est de l'ai
que tout pur, il me semble.
D'après la /^t'n/erf'J?d/m6oury, les Anglais, traités de Chic
au Japon, n'en auraient pas moins reconnu dans la Consti
tion de cette contrée une singulière analogie avec la leur,
l'opposant surtout à la Chine , « choisie depuis longtemps
M. de Tocqueville comme le plus remarquable exemple de
dégradation où descendrait une nation qui, égalisant toutes
conditions sociales, subirait la domination d'un souverain
solu. » Au lieu d'être une démocratie à la chinoise, le Ja[
serait donc un pays aristocratique comme l'Angleterre, avec
mélange d'institutions municipales. Les nobles héréditai
du Japon sont-ils réellement des nobles à l'anglaise, formi
cette classe gouvernante qui offusque M. Bright, et au-dessus
laquelle l'empereur qjirUucl et l'empereur temporel^ n'ont q
l'autorité apparente, personnifiée par la reine d'Angleterre, ï
jesté double, mais qui règne et ne gouverne pas, qui est le pa
de l'anglicanisme, mais qui n*officie ni à Westminster-Abb<
ni à Saint-Paul?
La grande aristocratie japonaise rappellerait beaucoup pi
exactement l'aristocratie vénitienne que l'aristocratie anglaii
à cause du système d'espionnage qui met chaque noble sous
surveillance de son voisin, et réciproquement. En Angleter
les whigs et les tories se surveillent bien aussi , mais sans (
pionnage et uniquement par la jalousie naturelle de deux par
alternativement au pouvoir. M. Oliphant ne laisse d'ailiei
Digitized by LjOOQ IC
NOUVELLES DES SCIENCES. 245
échapper aucune des analogies qui peuvent remettre sous ses
yeai quelques-uns des traits de la patrie absente ; il admire en
léritable Anglais la propreté des femmes et leurs fréquentes
ablations : mais, pensant que la Revue puisera au moins quel-
ques extraits dans cette relation, je me contenterai de citer en-
core un paragraphe sur les chiens japonais, et la comparaison
de leur condition sociale avec celle des grandes cités d'Orient :
« Les rues de leddo sont infestées de chiens, non de ces mi-
sérables chiens affamés de Constantinople ou de ces chiens
parias de Tlnde, mais de chiens bien nourris, au poil lustré,
aodacieux, qui ne reconnaissent aucun maître, semblent vivre
aox frais de la ville, et posent fièrement leur indépendance en
releTant la queue et dressant les oreilles. Ces animaux sont vé-
nérés autant qu'ils l'étaient jadis en Egypte. Les plus antiques
traditions les protègent, et c'est un crime puni comme assassi-
nat que d'en mettre un à mort. Bien mieux encore, ils ont des
gardiens officiels pour veiller sur eux et des hospices pour les
recueillir lorsqu'ils tombent malades. Certes, ils ont su profiter
de CCS immunités protectrices, et, comme race, ce sont les plus
beaux chiens de rue que j'aie vus. » Liberté, indépendance, sé-
cante, protection politique et alimentation gratuite 1 1 1 C'est l'u-
îopie des vrais amis du peuple, moins le droit au travail, par-
Taitement inutile avec le droit au ne rien faire. 0 Diogène 1 grand
philosophe, ton cynisme tant calomnié avait deviné le bonheur
des chiens japonais! L'idéal de Platon n'est encore qu'un vain
rêTcl
La Revue d^ Edimbourg vous épargnerait de choisir des extraits
delà relation de M. Oliphant; mais vous avez des articles plus
ou moins curieux dans sa dernière livraison : soit celui qui est
consacré à la mortalité des diverses professions industrielles ,
article mélancolique, qui suffirait pour justifier mon regret
d'être un des fils d'Adam, condamnés à gagner leur pain à la
sueur de leur front, plutôt qu'un chien du Japon ; soit l'article
^n apparence paradoxal qui prouve par la statistique qu'un sujet
anglais paye déjà moins d'impôt qu'un sujet français, et que les
taxes tendent à décroître en Angleterre, tandis qu'elles vont
creicendo dans notre belle et heureuse France, sans parler de
la cherté de la vie dans les deux pays, comparaison tout à l'a-
Digitized by VjOOQIC
246 REVUE BRITANNIQUE.
vatïiH^e ertcore des sujets de S. M. la reîiie Victoria. Mais je
voué l'ecomtoatide surtout de faire traduire par tiotte jeune col-
laborateur naturaliste Tarticle sur VAcclimaialion des animaux.
tlotittaii*emént à ses habitudes de collaboration secrète ou ano-
nytoè, la Revue (VEdimbourcj nous apprend que 6et article est
pre^Ue entièrement l'œuvre de M. Mitchell, Tinfortuné ei-se-
èrétaii*e du Jardin zoologique de Londres, qui avait accepté de
venir diriger le Jardin zoologique de Paris. Le manuscrit de
Fàrticle était à peine remis à Fimprimeur de la Rtvue, que
M. Hitchell terminait son utile et honorable carrière pat un sui-
cide eticore inexpliqué.
La Hetue analyse aussi les Souvenirs et Correspondances de
M"^ Hécatnier, et je crois savoir que cet article est de M"*® Auslin.
Jô pensé que vous vous en emparere:^ si vous n'en avez fait un
voué-même sur cette femme célèbre, que le ciel consola de ne
pâà être mère en lui donnant une fille adoptive si bien faite
pour hôtiorer cette chère mémoire, par les délicatesses de son
propre cœur comme par celles de sa plume. Hélas ! elle paye
cher en ce moment le bonheur d'avoir été unie pendant nombre
d'années à un des hommes les plus éraideîlts de l'érudition et
de la littérature françaises.
Je ne crois pas que la Quarierly Retieto de ce trimestre offre
k la Revue Britannique un aussi riche butin que la Revue d'E-
dimhôUtg. Elle s'occupe aussi de la Chine et du Japon; mais
Soh article eut Cowper me semble un peu trop rétrospectif. Vous
ne dédaignerez pas d'ailleurs de faire votre profit de l'article sur
les lieligious rmtdls qui précède très-convenablement la vie
dévote du poète de la Tâche, ûi de l'article sur les colonies
australiennes, ni enfin de l'article sur les divers inventeurs des
machines à tisser le coton, ces héros du génie manufacturier
de la Grande-Bretagne, ces civilisateurs qui ont fait de la pro-
vince de Lancaslre, encore à demi-sauvage il y a cent ans, la
plus grande ruche industrielle du monde. Ils figurent la plupart
dans tih charmant volume que je vous envoie : Self-Help, ou
Aîde-lùi, le Ciel Caldera, tableau anecdotique de tous les ou-
vriers qui se sont élevés eux-mêmes. M. Smiles, qui en est
l'auteùt, a réservé quelques-uns de ses chapitres aux ouvriers
de la pèflèéè, qu'il a le bon goût de ne pas trop sacrifier aux
Digitized by VjOOQIC
NOUTELLES DES SCIENCES. 247
mécaniciens. M. Smiles a été le biographe de Robert StephensoD,
dont il défend encore ici les titres toujours disputés.
Je ne dois pas passer sous silence les deux volumes de
M. Russell sur sa campagne dans Flnde ; car le correspondant
du Times a fait réellement campagne sous lord Clyde, comme en
Crimée sous lord Raglan. Son ouvrage n'est nullement la re-
production de ses fameuses lettres écrites sous la tente ou à la
lueur d'un feu de garde. Nous n'avions dans le journal que ses
premières impressions. Nous avons ici des études réfléchies sur
rinde anglaise, où les vainqueurs et les vaincus sont jugés avec
une impartialité qui étonnerait de la part d'un Anglais pur-
sang; mais M. Russell est Irlandais. Aussi commence-t-on à
l'accuser d'avoir au fond du cœur une tendresse tout irlandaise
pour les rebelles. Le fait est qu'il réduit à néant certaines
assertions qui semblaient irréfutables. La rébellion n'est pas
précisément justifiée par M. Russell, mais expliquée très-souvent
au désavantage du gouvernement britannique. Nana-Sahib lui-
même n'est plus un monstre si odieux. Il a quelques traits de
ces lords Desmond qui firent une si rude guerre aux généraux
de la reine Elisabeth.
P,'S. Je viens de lire le discours de la reine : il ne satisfait
qu'à demi l'attente générale ; mais les ministres se sont réservé
l'honneur de le commenter largement et d'y rattacher ainsi
reiposé plus explicite de leur politique. Je suis forcé de fermer
ma lettre avant de connaître les premières séances de la session.
Le Times du 20 courant rend compte de Tinstance introduite
devant les tribunaux de Londres par M"" Simonin, qui demande
à être divorcée de son époux, le sieur Mallac. M"* Simonin n'est
autre que M"* Valérie, du Théâtre-Français, et elle ne réclame
le divorce que pour le bon motif, c'est-à-dire pour prendre un
autre mari avec qui elle est venue en Angleterre, oubliant qu'elle
y était justement déjà en puissance de mari. C'est un procès
qui fait du bruit à Londres, parce qu'on sait que le remplaçant
de H. Mallac serait le fils d'un ministre français.
Digitized by VjOOQIC
CeRONIQUE
ET
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Paris, janvier 1860.
G. — In spile of Pope or dignities of church.
\\. — Thouit answer this before tbe Pope.
G. — En dépit du Pape ou des dignitaires de l'Église.
W. — Tu répondras de ceci devant le Pape.
(Shaisp., Henri VI, acte I, se. m.)
An enemy and give over my trade !
Un ennemi et abandonner mon industrie î
(Shaesp., Timon d'Athènes, acte IV, se. m.)
Que nos lecteurs se rassurent : le chroniqueur, quoique escorté de
Shakspeare, n'a nulle envie de se jeter dans la mêl^e des brochuriers
pour ou contre lé pape. Il plaint ceux de ses amis (il en a dans les
deux camps, à Rome et à Paris) qui ont osé, les uns croiser leur simple
plume d'homme de lettres avec une plume politique soutenue par
cinq cent mille baïonnettes, les autres avec une plume religieuse sou-
tenue par les foudres du Vatican :
Non licet inter nos tantas coroponere lites.
Nous déplorons aussi la lutte en elle-même et la confusion qu'elle
jett« dans les esprits à Paris et à Rome, d'où nous arrive une épigrammo
bien italienne qu'on attribue, selon l'usage, à Pasquin ou à Marforio,
et qui évoque le fameux cardinal Mezzofante, si merveilleusement doté
du don des langues :
Cardinal polyglotte, illustre Mezzofante.
Parlant tous les jargons qu'on parle sous le ciel,
Viens rétablir la bonne entente
De tous nos champions du trône ou de Tautel
Dont la faconde assourdissante
Fait de Rome papale une tour de Babel.
Digitized by VjOOQIC
CHRONIQUE ET BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 249
d est des gens qui ont le singulier bonheur d*être de Tavis de tout
)e monde ; sur cette question romaine nous aurions plut<)t le malheur
df D'être de l'avis de personne. L'occasion serait belle pour nous créer
1& réputation d'avoir un mauvais caractère, — réputation qui a fait la
fortane littéraire de plus d'un critique^ car, hélas ! nous réussissons
pins souvent en ce monde par nos défauts que par nos qualités, — ce
qu'on dénoncera tout haut comme un paradoxe, mais ce dont on con-
Tiendra tout bas : aussi ne craignons-nous pas là-dessus des contra-
dictions très-tenaces. En nous abstenant sur la question romaine, il
nous resterait la question du libre échange ; mais c'est une question qui
a toujours été réservée aux graves rédacteurs de notre Revue, laquelle
est traditionnellement engagée à toutes les libertés, mais en faisant
ses réserves pour réclamer les transitions. Le chroniqueur aurait bien
ses réserves personnelles à émettre, étant affligé de quelques petits
intérêts métallurgiques; mais il s'est laissé loyalement séduire par
le programme qui ouvre un si magnifique horizon à la prospérité de la
France. Voyez ce que c^est que l'imagination : le chroniqueur, impri-
mant en ce moment un recueil de vers et de légendes, s'est laissé en-
trainer par la muse au delà même de Tépoque où les montagnes auront
en le temps de se reboiser, et il a eu comme une vision dans le style
de cette églogue épique où Virgile nous montre Àstrée ramenant l'âge
d or sous le règne des héritiers d'Auguste. Dans ces nova régna, c'est le
prince impérial qui. César à son tour, reprend et continue l'œuvre pa-
ternelle. Le programme de 1 860 est largement exécuté ; tous les inté-
rêts matériels sont satisfaits : la corne d'abondance verse ses trésors sur
le peuple ; nos enfants ont le sucre à 25 centimes la livre et la viande au
même prix; les manufacturiers du Nord tendent une main fraternelle
aux vignerons du Midi ; Amiens et Rouen illuminent le même jour
qne Marseille et Bordeaux, etc. ; bref, tout le monde est content, et le
nouveau César écrit dans le Moniteur à son premier ministre que les
contemporains de son père ayant eu le bon sens de savoir attendre, et
de reconnaître que, sans la sécurité, toute liberté trop étendue n'est
<ia'une porte ouverte au déserdre, à l'anarchie, aux révolutions, il est
temps de les récompenser dans la personne de leurs petits-neveux, et
de proclamer cette liberté anglaise qui a dû céder le pas au fer de Cor-
nooailles/aux cotonnades de Manchester, aux houilles de Newcastle...
les poètes vont quelquefois un peu trop vite, siurtout quand ils s'affran-
chissent de la rime ; heureusement, au moment où Pégase allait nous
emporter peut-être, on est venu nous raconter l'anecdote récente du pa-
laisdesToileries. Imaginez-vous qu'un industriel anglais, ayant inventé
un nouveau modèle de ces vélocipèdes qui marchent tout seuls quand on
^tlesmanoeuvrer, en a offert un au prince impérial, pour qui l'empe-
Digitized by VjOOQIC
m
AEttJE BRITAJ^NIQÙfe.
TGur et l'impératrice l'ont gracieusement accepté. Le jeune prince, a^
une vivacité de bon augure, s'est (otit d'abord mis en selle avant c
le messager du donataire eût le temps de lui montrer la manière d'
rôter cette monture qui rappelle le destrier Chevillard des romans
chevalerie. Voilà le prince parti et lie pouvant plus s'arrêter. V
vous figurez sans peine l'alarme des serviteurs du palais, qui pouvai
craindre d'être forcés de courir après l'auguste cavalier jùsqu^à D'
vres, d'où est arrivé le nouveau vélocipède. Mais les portes de Tapj
tnment n'étaient pas toutes ouvertes. Quoique le fait nous ait été
conté dans son exactitude prosaïque, nous nous en sommes fait
apologue, et nous rentrons dans les limites du temps présent, tout
mêlant nos espérances de 8& àut acclamations p^r lesquelles l'empei
a été justement salué eti retour du pfogramme de l'ère nouve
Nous y ajouterons aussi nos félicitations au ministre qui vient d'
chargé de diriger nos relations extérieures. M. Thouvenel a si 1
représenté la France en Orient que, satis vouloir déprécier son |
décesseur (ce qui serait de mauvais goût), nous pouvons dire que
preuves soiit faites. La diplomatie européenne Ta connu d'ailh
lorsqu'il n'occupait que la .secoûde place dans soti ministère .
Très-désireux de ne pas laisser notre Chronique s'engager dans
luttes passionnées cpii, si l'on n'y prenait garde, renouvellera
les querelles théologiques du Bas-Empire, c'est à regret que je t
jtarole, ep proclamant de nouveau ici l'Histoire de la liberté religiem
Fraîice,^TM, S.-M. Dargaud^, une des lectures les plus entraîna
qu'on puisse rencontrer. Vous avez là toute la vie, tout le mouvem
toute la couleur que M. Michelet met dans ses récits, sans aucun
liage de ces mauvaises pensées, de ces récriminations haineuses
ces insinuations perfides qui portent rétrospectivement, dansl'hist
de l'ancienne France, toutes les violences des dénonciations r<ni
tionnaires. Si par hasard M. Dargaud était un peu l'élève de M.
chelet, il serait bien supérieur à son maître par cette bonne foi, san:
quelle le philosophe n'est qu'un sophiste, le politique un homme
fmrti, le poète un artiste en phrases. J msist« sur la bonne foi
AJ. Dargaud; je dis même qu'il reste quelque chose de naïf dans
admirations et ses enthousiasmes les mieux motivés, parce que (
déjà répondre à ces catholiques timorés qui ont pu craindre que
'oppresseurs y fassent trop sacrifiés aux opprimés, les persécuteurs
martyrs. La vérité est que M. Dargaud s'identifie si bien à tous c
qai ont soufTort pour la liberté de conscience, que, sous son st
* HisUÀre de la liberté r$Ugieuse, etc.; 4 vol. chez Charpentier, édii.
Digitized by VjOOQ IC
CHRONIQUE ET BULLEtIN BIBLIOGRAPHIQUE. ^51
d'ailleurs correct, on sent irémitencore la chair torturée, on enteiid
encore un écho du cri de la victime. Quand vous poussez Témotlon à
ce point pat un récit, vous êtes moins historien qu'orateur; mai^
M. Dargaud n'abdique pas sa raison de penseur, et, en tout cas, il k
retrouve toujours quand il prend une coticlusioù, quand d'avocat il
se fait juge. L'animation de cette manière s'explique encore par l'é-
tude curieuse que M. Dargaud a faite de ses personnages, en consul-
tent non-seulement les imprimés et les manuscrits des bibliothèques,
nais encore les estampes. Les portraits et les gravures ont réellement
^iné M. Dargaud, un Michel-Ange inconnu ressuscitant pour lui,
sur une toile enfumée ou un papier jaimi, les héros de son épopée.
Il nous dit lui-même : « Les estampes communiquent jusque dofis la
fw^elU des os la terreur des règnes les plus pathétiques ! » Voilà com-
ment le lecteur éprouve quelquefois dans son livre cette horripilatioti
qui me saisit le jour où j'entrai, à Rome, dans Saint-Etienne-le-Rond,
cette église dont chaque pan de muraille représente un supplice. Je
nVientrai jamais, et je me hâte dédire que je relirai l'histoire de
M. Dargaud , parce qu'il y a un peu plus de variété que dans Santo-
S(ephano-Rotondo, ne serait-ce que lorsqu'une sympathie chevaleres-
que force l'historien à ne pas jtiger trop sévèrement les Guises, lui
(fui ne croit pas aux larmes du duc d'Albe ni aux larmes d'aucun ty-
ran, ou plutôt qui y Croit, mais pour s'écrier dans un de ces paragra-
phes ft la Mi(!helet : m II a pleuré, je vous l'accorde ; mais, à votre tour,
accordez-moi qu'il a tué. ïl a plenré; Louis XI aussi, et Catherine de
MMicis et Torquemada pleuraient. Philippe II pleura lorsqu'il apprit
àui membres de son Conseil l'arrestation de don Carlos. Tous les ty-
rans sont faciles aux larmes ; les larmes chez les despotes endurcis sont
(pelquefois une hypocrisie, quelquefois une. détente lîerveuse. Regar-
der leurs mains, elles sont rouges; leurs mains répandaient le sang,
tandis que leurs yeux versaient quelques larmes, — des larmes dia-
boliques î V
Ce n'est pas M. Dargaud «qui se laisserait prendre aux théories de
fette raison d'Etal dont M. Ferrari publie l'histoire, où nous voyons le
monde livré fatalement depuis son origine à une politique satanique ;
désespérante histoire , très-dramatique aussi et très-originale , dont
voici la première phrase : Rien ne répugne à la nature comme de faire
'<> Imnmes libres et égaux. Et voici une des dernières : « Soyez hardi,
utopiste, rédempteur; prêchez un paradis facile, des récompenses
universelles, des amnisties illimitées, etc. \ plus courageux, plus vrai>
plus simple que vous, le dernier des prêtres vous confondra en vous
niunlrant le nml partout et la nécessité de Vimposcr à la délivrance elle^
Digitized by VjOOQIC
252 REVUE BRITANNIQUE.
même pour la rendre possible * ! » Opposons bien vite à cet arrêt, qu*on
dirait dicté par Taveugle fatum des anciens, les douces illusions qui
consolent M. Dargaud, lorsque, essuyant son front après le spectacle à la
fois béroïque et navrant auquel il vient d'assister, il entrevoit la finale
fraternité des bomroes, la tolérance partout, la persécution nulle part.
« En attendant, confessons, chacun selon la vérité, ce que nous croyons.
Même dans le combat, qui est un devoir, honorons la foi chez tous :
la foi selon les traditions et la foi selon la raison. N'insultons pas
non plus le scepticisme, mais plaignons-le ; car, bien qu'il soit la fan-
taisie de quelques grandes intelligences, il est moins une étendue de
génie qu'une borne de cœur. » Ne sont-ce pas là de touchantes exhorta-
tions à l'adresse des philosophes aussi bien qu'à l'adresse des simples?
paroles comme nous en retrouverons dans les deux volumes de M.Jules
Simon sur la Liberté, ouvrage qui, passant en revue toutes les libertés,
la liberté du travail et celle du capital, la liberté civile et la liberté pu-
blique, la liberté des cultes et la liberté de penser, nous démontre
que, sous l'autocratie de la morale, «les lois humaines ne sont légitimes
qu'à la condition d'être nécessaires et dans la mesure de leur néces-
sité. » Mais nous voulons, avant d'analyser ce livre d'un grand pen-
seur, avoir lu celui que le philosophe économiste anglais, M. John
Mill^ publie simultanément sous le même titre *. Nous devons aussi
nous borner à annoncer seulement aujourd'hui la seconde édition du
volume de M. H. Taine sur les Philosophes français au dix-neuvième siècle ^
M. Taine n'est pas de ces critiques obséquieux toujours prêts à jurer
par la parole du maître, jurare m verha magistri. L'indépendance des
opinions s'allie chez lui à la souple et riche variété d'un style dont le
pittoresque n^est pas la seule qualité éminente. S'il était astronome, il
aurait découvert. quelques taches au soleil. Il en a donc découvert chez
M. Cousin, — sans le croire un aussi grand pécheur que ceux qui
accusent le Platon de l'éclectisme de ne vouloir introduire des moi-
nes à l'Institut que pour tâcher de se glisser au paradis sans confes-
sion , sous la robe d'un de ses collègues tonsurés. Quelle modeste
défiance de soi-même quand vous êtes doué d'une langue si éloquente,
que l'avare nautonier vous ferait crédit du denier de péage, si vous
vouliez aller rejoindre l'autre Platon aux champs Elysées !
Les chroniqueurs sont la franchise même et peu partisans des capi-
^ Histoire d$ la raison d*État, par M. Ferrari, 1 vol. Librairie de Michel Lévy.
* Le fait est que, quoique Ui Liberté de M. Jules Simon soit déjà à sa seconde
édition, le volume ne nous est parvenu que depuis quelques jours.
'1 vol.. chez MM. Hachette et G*, éditeurs des œuvres philosophiques de
M. Jules Simon.
Digitized by VjOOQIC
CH&OmQUE ET BULLETIN BIBUOGRAPHIQUE. 253
tulatioDs de conscience. C'est une de mes raisons pour admirer les
Etudes morales et politiques de M. Oscar de Vallée sur le duc d'Orléans
et le chancelier d'Aguesseau *. Dans ce beau travail, M. Oscar de Vallée,
également fidèle k la dignité de la magistrature et à la dignité des
lettres, accepte pleinement l'objet principal que Tacite assigne à l'his-
toire, objet qiii est de préserver les vertus de Toubli et de contenir
p&r la crainte de Tinfamie et de la postérité les mauvais discours et
les mauvaises actions.
M. de Vallée, grâce à l'intention de ses sympathies et de ses antipa-
thies, comme moraliste, va plus loin en flétrissant aussi les mauvaises
pensées, quand il pénètre dans les réticences de la politique. Son
d'Aguesseau, Thomme moral, le digne interprète de la justice, brille
surtout par le contraste des caractères qui font ombre au sien ; mais
sans être ce qu'on appelle un homme héroïque, il eut, il nous semble,
le mérite difficile de conserver l'élévation naturelle de son âme, tout
en vivant dans un temps qui, comme le remarque très-bien M. de
Vallée, ne provoquait guère les âmes â la grandeur. Son historien a
tenu surtout à l'étudier dans ses disgrâces, ces épreuves où le dépit
rapetisse encore les petites âmes, et c'est là qu'en effet d'Aguesseau
est grand par la protestation résignée de son silence. Là aussi, s'il avait
besoin de consolations, elles lui furent toutes ménagées dans les joies
de la famille et de l'amitié, dans les distractions de Técrivain, du sa-
vant et du sage. M. de Vallée a peint avec un charme infini la retraite
du chancelier , sous les ombrages de son château de Fresnes, et je lui
en sais un gré infini, car cet épisode de son livre a ravivé quelques
précieux souvenirs de ma vie de rhétoricien, lorsque nos grandes pro-
menades du collège de Juilly nous cpnduisaient jusqu'à ces frais om-
brages de Fresnes, où nous ne pénétrions qu'avec le respect religieux
dû aux abords d'un temple y respect inspiré par les traditions des
lieux autant que par nos leçons d'histoire, et qui nous préparait merveil-
leusement à recevoir l'affable hospitalité des descendants du chance-
lier. Les tableaux et les meubles du château, ces muets contemporains
de l'illustre disgracié, complétaient bientôt Tillusion pour nos jeunes
imaginations, et quand nous rentrions dans notre classique domaine,
nous en comprenions mieux le culte dos héros de Plutarque.
M. de Vallée termine ainsi son volume : « Je serais heureux si, en
fermant ce livre, ceux qui l'auront lu trouvaient que j'ai contribué à
faire aimer le bien et à le rendre même préférable au succès ! » Certes,
je plains ceux sur qui ce livre n'aura pas produit une moitié au moins
1 vol. iD-8', eb«z Michel Lévy.
Digitized by VjOOQIC
254
REVUI^ BRIT^r^NIQUE.
de cette morale ; mais ceux qui, après l'avoir lu, feraient encore quelqu
rferve en faveur du succks, le dieu du temps où nous vivons, ceuj
là remeniieront encore M. de Vallée de les avoir intéressés, amus^
flième, comme on est amusé par une biographie historique, car, sous 1
furnic dVitïides morales et politiques, M. de Vallée n'a négligé aucu
4» cei> détaili qui gravent dans la mémoire les physionomies de l'hi^
Ujire eî sm événements importants. Pour savoir ce qu'il y a d'int^n
grave ai sérieux dans ce volume, il faut le lire ; m^is si ce genre d'il
térèt De vous tentait qu'à demi, parcourez les sopamaires : ils vous e
diront luule la grâce piquante et tout Tagrément, Il est telle anecdote
r*}suni(?e là en deux mots, qui vous promet une scène de comédie, (
plie y r^sl, — scène répétée sous plus d'une forme et dont naturelle
meut Dubois est le valet, — quoique le chapeau rouge soit par-dessi
sa calotte de Frontjn.
M de Vallée excelle aus^i à peindre les caractères avec 1b style ép
gran^inatique de L?i Bruyère, et j'eu appelle à son chapitre XIÏ auqu(
je Taisais tout à l'heure allusion, car il y peint les visiteurs de Fresnes <
^nlre autres tous ceux que l'Oratoire fournissait au chancelier, quelqn
peu jansï'uiste, et parmi eux quelques-uns de ceux dont les portraitsoi
nept encorti les murs de notre collège, ce qui explique nos propres visit<
si>us la conduite d'un professeur qui eût bien été un peu jansénisi
tiusa^i, comme ses prédécesseurs du temps de d'Aguesseau. Mais il n
avait déjà plus guère alors de jansénistes, même parmi les oratorien!
■je le deiQ^mde à mon ancien condisciple l'illustre Berryer, ou, poii
remonter dix ans plus haut, à M. le chancelier Pasquier, autre élè\
de Juilly qui a porté la simarre.
J 'espère que M. Cousin avait' oublié ces deux collègues-là lorsque
dans nu paragraphe cité en note par M. Oscar de Vallée, il dit que depu
Massilion renseignement des oratoriens n'a plus guère produit que df
râpa cirés moyennes.
Nous allions terminer notre Chronique sans payer toutes nos detlcj
CommcQl laisser passor tout un mois encore cependant sans signaler
l'atlentiiiu drs docteurs à diplôme tel auteur qui se permet d'avoir df
idées trtri-îjeuves sur la vie, considérée dans son principe d'ori^in»^
uu tel autre qui se permet de chercher, et avec succès, le problème d
prolonger cette vie au delà des limites de la longévité habituelle
M. Jouteur. cl, auteur du petit volume intitulé laconiquement : h V«
est uîi bardi physiologiste qui semble croire, non seulement à la ^é
nération spontanée, mais encore à l'improvisation de toute la créatioi
animale et végétale, par suite d'un accident de fermentation chimique
Dieu et F Ame sontrils réellement exclus par M. Jouveneel de ce grarn
Digitized by LjOOQ IC
CHRONIQUE ET BU(<LETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 255
lîurre? IJ ne daigne pas les nommer dans son livre; il ne voit partout
i|\ ■ dos phénomènes, et quoique, reconnaissant les lois qui les règlent, il
n»» nie pasqu'il existe peut-être un législateur, il lui fait sa part bien pe-
tite et se garde de le remercier de sa bonté proviçientielle, de peyr sans
li.'Ute (iVoir à lui demander aussi rajson (}e la tuile qui va pei^t-ôtre
lui tomber sur la tête quand il sortira dans la pue ; c'est son exprès-
^. -a. Ne voulant pas rester sur ce terrain glissant, noi^s prioijs tf . Joij.-
V îicel de se contenter de notre déclaration trèj?-sincère qije nous fiyons
îr 'iivé son livre plein de détails scientifiques, exprimés avec beaucoup
'!• précision et de clarté. A de plus savants que nous il appartient d'at-
t.» lier ses conclusions ; si elles ne sont pas réfutées, iJ faudra, bien
Viniblc chroniqueur que nous sommes , renoncer à notre ancêtre
A'iam pour ne descendre que d'un certain composé quartenaire azoté.
Xuus ne pourrions aujourd'hui nous occuper avec assez d'étendue d'un
ritre auteur qui s'est révélé à nous sous le nom de vicomte de La Passe,
et que, à l'entendre professer l'art de prolonger la vie, on prendrait pour
^nEpiménide médical, réveillé avec toute la science de Paracelse et de
Van Helmont. Nous avons pris l'engagement de parler de son livre, et
uiius le ferons, heureux de dire d'avance que M. de La Passe, quoique
ayant réellement fait des miracles à rendre jaloux les plus grands mé-
dwias, n'a nulle envie de se brouiller avec la science orthodoxe. Pour
lui, l'homme réduit à sa plus simple expression, l'homme pathologi-
que comme l'homme physiologique, reste toujours composé de deux
atomes, l'un matériel, l'autre intelligent. Nous analyserons donc son
livre S et puis nous ferons une excursion dans un monde tout à fait
meneilleux avec l'auteur de VUnitéidCy poëme en douze chants et
^•jLiaDte actes, poème plus extraordinaire que le Dernier Hoimne de
Gnnville. L'auteur de rUnitéide, M. Paulin Gage, est mieux qu'un
poêle humain, c'est un révélateur messianique qui, depuis la compo-
sition de son ouvrage, a reçu une inspiration divine pour dénoncer à
l'Eglise et à l'empire les grands périls dont les démons les menacent
fu ce moment.
Le poème de VUnitéide met déjà en scène Satan et ses acolytes in-
fernaux, ce qui nous rappelle que nous avons reçu aussi ce mois-ci le
Paradis du Dante, si bien rendu ei; vers français par M. Louis Ratis-
btJDDe. C'est donc avec un multiple regret que nous sommes forcé de
dore ici notre Chronique mensuelle.
AMÉDÉE PICHOT.
» Ex$ai sur la conservation de la w>, par M. le vicomte de La Passe; 1 vol.,
UbnirieV. llasson.
Digitized by VjOOQIC
256 REVUE BRITANNIQUE.
Nous D avons pas négligé les théâtres ; ce sont eux qui nous ont né-
gligé, en ne donnant ce mois-ci que les pièces du mois dernier, ou
des pièces un peu trop compromettantes pour notre chaste Chronique.
0 duc Job ! vertueux duc Job î qui enrichissez la Comédie-Française,
vous méritez décidément le prix Montyon.
La tragédie est-elle ressuscitée? Allez voir dans la galerie de MM. Gou-
pil le beau portrait de M"« Rachel par M. Gérôme. Les comédiens or-
dinaires de Sa Majesté devraient aller en corps déposer une couronne
sur un coin de la bordure.
La Fille de trente ans, comédie de MM. Eug. Scribe et Em. de Najac,
paraît chez BiM. Michel Lévy, et obtient à la lecture le même succès
qu'à la représentation.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Parmi les ouvrages dont nous devons accuser réception aux éditeurs
sont :!**/« France aux colonies, études sur le développement de la rare
française hors de l'Europe, par M. E. Rameau (Paris, A. Jouby, libraire-
éditeur); 2** les Croisades de saint LouiSy par Ernest Gervay (Michel
Lévy) ; 3° la seconde édition de Naples et les Napolitains, par Tliéod.
Vernes ; 4" Promenade de Marseille à Toulon sur le cliemin de ftr, par
Ad. Meyer, et publié à Marseille par M. Alex. Gueidon, l'éditeur du
Plutarque provençal et de VAlmanach de Provence ; o" la Cloche, poème
de Schiller, traduction singulièrement heureuse de M. H. Fréd. Amiel
^Genève) ; 6" enlin Rénovation religieuse (1 volume), et Examen critique
des doctrines de la religion chrétienne (2 volumesj, par M. P. Laroqae,
ouvrages de la plus haul€ portée, dont la discussion n'osait encore
s'emparer, parce qu'ils étaient sous la prévention d'une saisie.
M. Perrotin poursuit la publication des dernières chansons de Bé-
ranger, édition illustrée.
Il paraît à la Librairie Nouvelle, boulevard des Italiens, un volume
piquant : les Pirates chinois. L'auteur est une dame qui a vécu quelqne
temps en captivité parmi ces pirates.
Le Direcieur, Uédacleur en chef : AMÊDBB PICHOT.
PARIS. TYP. UENNUYER, RUE DU BOULEVARD DES BATIGNOLLBS, 7.
Digitized by VjOOQIC
FÉVRIER 1860.
REYTJE
BRITANNIQUE
HIPPIATRIQUE- - ÉQUITATIOM. - MŒURS O'ORIEIIT.
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. '
Chargé par le gouvernement anglais d'aller acheter des che-
Taui en Syrie, quelques mois avant l'invasion de la Crimée,
je m'embarquai, le 7 mai 1854, à Constantinople, sur un bâti-
ment marchand de Hull, VEmperor. J'avais pour compagnons
de Toyage deux de mes compatriotes qui se connaissaient par-
faitement en chevaux, et un Italien qui devait nous servir à la
fois d'interprète, de jwdefrenier et de domestique. Le 8 au soir,
ooas franchîmes les Dardanelles et, après cinq jours d'une
beureuse traversée, nous arrivâmes à Beyrouth. Le 10, nous
ations fait relâche à Alexandrette, où j'avais un pli de l'ambas-
sade anglaise à remettre au consul de Sa Majesté Britannique ;
je profitai de ma courte visite dans cette ville pour voir un
certain endroit de la baie où, si l'on en croit la tradition, Jonas
fat rejeté vivant sur le rivage par la baleine.
»• SSRIE. — TOMB I. 17
Digitized by VjOOQIC
258 REVUE BRltAKNlOÛE.
Beyrout possède deux forts en ruine, ces forts fameux qui
furent bombardés, en 1840, par la flotte anglaise; un quai en
pierres de petites dimensions, deux ou trois bazars malpropres,
des Turcs, des Francs, des cafég, des odeurs infectes dans les
rues, en un mot, tout ce qu'on trouve dans les villes d'Orient.
Beyrout me plut, parce qu'il m'offrit tout cela sous une forme
mitigée. Je crois que c'est peut-être la ville la moins orientale,
et par conséquent la «loin» intolérable que je connaisse de tout
l'empire turc.
Le 14 mai dans la matinée, mes compagnons et moi nous
montâmes à cheval avec deux guides, et nous prîmes la route
de Damas. Nous traversâmes plusieurs villages maronites cachés
dans le fond des vallées du Liban, ou suspendus aux flancs des
coteaux. Les maisons dont ils se composent sont construites
d'une manière très^lmple. On pos« de grandes poutres sur
quatre murs et Ton recouvre ces poutres d'une épaisse couche
de terre qui forme une terrasse, à laquelle on arrive par un
escalier en pierre placé à l'extérieur ; nous entrâmes dans une
de ces maisons pour déjeuner ; elle était d'une propreté extrême
et avait une apparence de confortable qui contrastait singuliè-
rement avec les misérables huttes habitées par les paysans va-
laques ou bulgares. La population de ces villages était égale-
ment bien différente de celles que j'avais vues jusqu'alors en
Turquie. Les Maronites, dont les querelles interminables avec
les Druseï remplissent périodiquement les colonnes de nos
journaux d'Europe, forment une grande tribu qui occupe une
partie du Liban* Ib perlent l'arabe et professent la religion
oatholîquei Ils ont un earactère belliqueux et jouissent d'un
degré dindépendance qui permet de les ranger dans la classe
des peuples libres. Dans leure allâtes extérieures, il n'y a rien
qui les distingue des autres tribus qui habitent le Liban, mais
on remarque qu'ils sont généralement plus polis envers les
Francs que les musulmans ; il est rare, en effet, qu'ils passent
près de vous sans vous saluer en portant la main d'abord à la
poitrine, puis au front. !ls ont la réputation d'être les plus
grands coquins de la Syrie, mais «eux qui leur ont fait cette
réputation ne connaissaient évidemment pas les Bédouins. Le
soir du 14, nous couchâmes è Zachleh, jolie petite ville qui est
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DB ORITAUX EN SYRIE. 959
entourée de TÎgnes de tous côtés et qui domine une ohartnante
rifière bordée de peupliers. Près de là se trouve la tombe de
Noé/qui est en grande rénératîon chee les musulmans, et où les
fidèles tiennent de tous côtés en pèlerinage. On voit, dans une
maison de chétive apparence, un petit monticule de mortier ou
de stuc qui traverse d'un bout à Fautre une chambre longue^
étroite et basse. Cest là^dessoua que gtt le père de Sem, de
Cham et de Japhet. Le ténérable musulman qui garde la tombe
nous dit que la taille du patriarche était de quarante arshoon ou
attnes. A ce corapte-ià^ si Ton admet que le monticule indique
sa largeur aussi bien que sa hauteur, le eorps de Noé avait exac-
tement la forme d'un tuyau de gaz.
Si Damas est une belle ville, la route qui j conduit est fort
laide. Le 16, de bon matin, nous quittâmes Zachleh. Au delà
delaplainedeBaalbec^ nous nous engageâmes, par un étroit
sentier, dans un affreux passage dominé de totis côtés par d'é-
normes rochers à pici puisvifirent des collines couvertes de
broussailles et des plaines qui n'offraient à l'œil que des herbes
desséchées. Le ciel était chargé de nuages d'un gris sombre ; des
vautours au plumage blanc et noir traversaient de temps à au-
tre l'espace. Il faisait une chaleur accablante et le vent soulevait
des tourbillons de poussière. Du haut d'une étninence que noua
venions de gravir avec peine, nous jetâmes un regard sur le
panorama qui a'étendait autour de nous, et nous ne vtmes que
des montaglies arides qui semblaient monter les unes sur les
autres. Nous n'avions pas plutôt franchi une colline poùssié*-
reuse que nous en rencontrions une autre plua poussiéreuse
encore, et nous ne quittions une plaine nue et stérile que pour
en traverser une autre encore plus triste et plus mimoXone.
Enfin, entre deux chaînes de montagnes, au milieu d'une plaine
verdoyante, nous apparut au loin une masse de maisons blan-
ches, de dômes et de minarets. C'était Damas.
Damas était fameux autrefois par son fanatisme religieux el
son farouche esprit d'intolérance. Les mœurs de ses habitants
se sont un peu adoucies sous ce rapport, mais non pais^ celles
des chiens qui vivent dans âes murs. Quand nous entrâmes dans
h ville, nous avions avec noua tfn grand lévrier noir de Syrie,
et son apparition fui le signât d'un soulèvement général de
Digitized by VjOOQIC
260 RBYUE BRITANNIQUE.
toute la population canine. Damas, comme Constantinople ,
foisonne de chiens. En un instant le nôtre fut entouré avec des
aboiements et des hurlements épouvantables. Hais les chiens
font comme les hommes lorsqu'ils s'ameutent contre quelque
victime. Bien que les assaillants fussent trois fois plus nom-
breux qu'il ne fallait pour mettre en pièces et dévorer jusqu'aux
os notre pauvre lévrier, aucun d'eux n'osa l'attaquer le premier;
ils se bornaient à le harceler, à lui montrer les dents, et ils lui
mordirent tout au plus une ou deux fois le bout de la queue.
Je ne sais pourtant ce que l'infortuné serait devenu s'il eût été
seul, mais à chaque instant nous exécutions des charges contre
ses persécuteurs, et nous réussîmes à Iq protéger contre leur
fureur. Il est difficile^ sans l'avoir entendu, de se faire une idée
du tapage infernal qui se faisait autour de nous. Nous étions
littéralement assourdis, le tumulte augmentait à chaque pas que
nous faisions, et se propageait comme un incendie dans les
autres quartiers de la ville : les aboiements répondaient de tous
côtés aux aboiements. C'est au milieu de ce vacarme que nous
traversâmes Damas et que nous arrivâmes dans la Sirada
diriitay où nous descendîmes à l'hôtel de Palmyre.
Toutes les villes musulmanes se ressemblent ; qui en a décrit
une les a décrites toutes, tant elles diffèrent peu entre elles. Les
bazars sont plus ou moins pittoresques, les rues plus ou moins
sales, les maisons plus ou moins bien bâties, mais c'est tout. Je
ne dirai donc qu'un mot de Damas. À mon avis, Damas a un
caractère plus oriental que les autres villes d'Orient. J'ajouterai
qu'il sent aussi plus mauvais. Quant aux habitants, je leur ai
trouvé un air particulièrement insolent, hargneux et fripon, et
je crois qu'ils ne font pas mentir le proverbe musulman qui dit
que tout habitant de Damas est un coquin.
Nous fûmes reçus avec une grande politesse par les autorités
turques. Le gouverneur civil lui-même, vieux musulman à
barbe blanche, qu'on disait fort dur à l'égard des étrangers, se
montra aimable avec nous. Je mis aussitôt à l'épreuve ses bon-
nes dispositions et, dans la pensée que nous pourrions avoir
besoin d*un endroit particulier pour essajer les chevaux que
nous avions k acheter, je demandai aux autorités la permissioa
de me servir à cet effet d'une de leurs casernes. Cette autorisa-
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 261
tion nous fut gracieusement accordée, et lorsque, le lendemain
matin, nous Yimes amener à la porte de Thfttel plusieurs che-
Taux qui étaient à Tendre, nous dîmes à leurs maîtres de les
conduire à la caserne qui avait été mise à notre disposition et
de nous y attendre. « Très-bien, » nous répondirent ces gens,
et ils s'en allèrent. Où? je Tignore, mais il est certain qu'ils ne
se rendirent pas à la caserne, car lorsque nous y arrivâmes,
nous n'y vîmes ni les chevaux ni les maîtres.
Etonnés, nous demandâmes la raison de ce procédé, et voici
l'explication que nous donna une personne dont le témoignage
arait pour nous beaucoup d'autorité. Elle nous exposa en peu
de mots le système de gouvernement que les Turcs appliquent
à Damas. Lorsqu'on a besoin de soldats, nous dit-elle, et que les
recrues sont rares, on commande une revue. Les troupes exé-
cutent une série d'ingénieuses manœuvres, elles enferment les
spectateurs dans un carré, puis on prend les individus les plus
vigoureux et on les envoie à l'armée du pâdiscsah. Lorsque
ce moyen commence à s'user, on a recours à une autre me-
sure qui n'est pas faite, je pense, pcmr encourager à. Damas
Tobservation du s^bat. On place à la porte des mosquées des
soldats qui ont ordre de saisir tous les fidèles qui sont entrés.
Quand cet expédient échoue à son tour, et.que les habitants de
Damas ne vont plus ni aux revues ni à l'église, les autorités se
rejettent sur un autre, dont l'efficacité est infaillible et qui con-
siste à envoyer pendant la nuit des soldats enlever les gens dans
leur lit. C'est ce système paternel de gouvernement qui avait
empêché nos marchands de chevaux de se rendre à la caserne.
Cette mésaventure nous rendit plus prudents, et, à partir de ce
moment, chaque fois qu'on nous amena des chevaux, nous
primes l'habitude de faire tout de suite notre affaire. Nous exa-
minions et nous essayions les chevaux dans la rue même, de-
vant la porte de l'hôtel, et voici comment la chose se passait
ordinairement.
On attachait les chevaux dans la rue à des anneaux disposés
exprès dans le mur, et comme à Damas la population est aussi
paresQjBuso que curieuse, les flâneurs du quartier s'amassaient
en fouie autour de nous; ils se poussaient, se coudoyaient,
passaient la main sur le cou et la croupe des chevaux, leur ou-
Digitized by VjOOQIC
2i2 MVUB BRlTAIfNIQUE.
vraient la bouche, leur faisaient lever les pieds, discutaient tout
haut leurs qualités et leurs défauts, interpellaient leurs maîtres
et débattaient les conditions du marché comme s'ils eussent eu
réellement l'intention d'acheter. Nous avions peine à nous faire
entendre nous-mêmes, et nous ne parvenions à nous débarras-
ser d'eux que lorsque nous nous préparions à faire courir les
animaux. Alors, autant pour jouir à Taise de ce spectacle que
pour éviter d'être écrasée, la foule s'écartait et se rangeait des
deux côtés de la rue le long du mur^ ne laissant de libre que le
milieu de la chaussée, qui était si étroit que deux cavaliers
^ pouvaient à peine marcher de front. Pour apprécier combien il
est difQcile de monter à cheval à Damas, il faut savoir que les
rues de cette ville servent généralement d'abattoirs ; o'est là que
tout le inouton se tue et s'éoorche, et il en résulte que le sang
qui y coule perpétuellement rend le pavé excessivement glis-
sant et dangereux. Un propriétaire turc, Kalesh-Bey, s'offrit pour
me procurer des chevaux , et il commença par me proposer
quelques-uns des siens. C'était un homme à figure plate, avec
un long nez recourbé et up menton fuyant. Il portait le costume
habituel du bey turc moderne, une redingote et un pantalon à
Teuropéenne. Ce dernier était fort large et formait sur la botte
une foule de plis qui le faisaient ressembler à une voile mal ten-
due. Il avait sans cesse à la main un chapelet pour dire ses
prières, ce qui ne l'empêcha pas, l'homme pieux I de chercher
à nous tromper de diverses façons, mais, je dois le dire à notre
gloire, il n^y réussit pas. Bans toutes les parties du monde, les
marchands do chevaux se valent, à. ce qu'il parait ; seulement,
en Turquie, il me semble qu'ils jouent leur jeu avec moins de
finesse qu'en Europe. Nouveau titre ^ supéricuité des Euro-
péens sur les Orientaux 1
Le 31 mai, nous quittâmes Damas. Notre destination immé-
diate était un camp d'Arabes sédentaires situé au sud do cette
ville, sur la limite même du désert, et dans le voisinage de la
contfée qu'occupaient a ce moment les tribus de RédoMÛis avec
lesquelles le but de notre expédition était de nou^ mettre en
communication.
Nous partîmes en grande cavalcade. Deu^i oiivaliers irrégu-
lieis, fournis par le got^vernemeqAt ture, ouvr«iient )a marche.
Digitized by VjOOQIC
UN ACIUT ne CHBVAUX IN SYRIE. 868
Mon compagnon tt moi nous suiviona avec un gentleman atta-
ehé au considat anglais. Un des oavas du consul en grand uni«-
forme nous précédait, sept ou huit autres irréguliers formaient
rarrière*garde. A quelques milles de Damas, le eayas^ous quitta
et nous continuâmes notre route à travers des champs de blé
parsemés d*arbres et enclos de murs. Nous entrâmes ensuite
dans une large vallée bordée de montagnes sillonnées de ravins,
puis nous nous trouvâmes de nouveau dans une vaste plaine^
dont le sol brûlé et profondément crevassé ne produisait que des
vesces. Nous nous étions mis en marche le matin plus tard
qu'il n'aurait fallu, aussi la nuit nous surprit sur la route, eP
nous dûmes camper en plein air. Le lendemain matin, au lever
du jour, nous nous aperçûmes que nous avions planté nos tentes
tout près d'un petit village fortifié. Ce village n'était pas le pre-
mier de ce genre que nous rencontrions. La veille, dans la soi-
rée, nous avions passé près d'un fortin situé sur le bord d'un
petit ruisseau qui serpentait au milieu de quelques champs
cultivés : c'était là le village. Un groupe de paysans était ras-
semblé près de la porte du fort, deux ou trois autres étaient
accroupis sur le haut du mur et semblaient prendre Tair. La
jolie vie qu'on doit mener dans ces villages !
Le lendemain matin, nous reprîmes notre mardie à travers
uoe plaine bien cultivée et dominée par des montagnes dont les
sommets, en dépit du soleil de Syrie, étaient couronnés de
neige. Notre escorte, qui s'était reposée pendant la nuit, ezé-
euta alon une série d'évolutions. Un cavalier s'élança au galop
en brandissant sa lance, longue perche terminée par un large
morceau de fer qui avait l'air d'une pelle. Un autre, acceptant
son défi, sortit des rangs pour jouter avec lui. Les deux anta<-
gonistes coururent l'un sur l'autre en brandissant leurs lances
au-dessus de leurs tètes, comme des javelots, au lieu de les
coucher à la manière des Européens, et, au moment de se tou-
cher, ils firent volte-face, s'éloignèrent pour reprendre du
champ et revenir à la charge l'un contre l'autre. Bientôt leurs
camarades les imitèrent, et nous les vîmes voler de tous c6tés
dans la plaine, échangeant des coups de pistolet et des coups de
lance. Leur coiffure est très-originale. Elle consiste en un fou-
lard de soie à larges bandes rouges et jaunes, jeté sur la tête de
Digitized by VjOOQIC
264 REVUE BRITANNIQUE.
manière à tomber négligemment sur les épaules, et retenu
autour des tempes par un petit turban. Lorsque les caTaliers
étaient lancés au galop, les bouts de leur foulard et les glands
des housseï^ de leurs cheyaux flottaient au yent et produisaient
un effet des plus pittoresques.
Notre marche, ce jour-là, fut longue et pénible. La route que
BOUS avions à suivre côtoyait une chaîne de montagnes couvertes
de chênes, de houx sauvage et d'aubépine, dont les parfums odo-
férants me rappelaient nos jolis vallons anglais. Nous eûmes
ensuite à traverser des plaines immenses, où des troupeaux de
doutons et de chevaux, et quelques tentes groupées de distance
en distance, indiquaient que nous étions dans la contrée habitée
par les Arabes pasteurs ou sédentaires. Comme nous approchions
du groupe de tentes le plus nombreux, qui était le but de notre
voyage, nous entendîmes le son plaintif d'un chalumeau et
nous vîmes, dans la direction d'où partait cette musique mé-
lancolique, une demi-douzaine d'Arabes qui marchaient en
procession précédés d'un fifre et d'une bannière. Cette dernière
consistait en un linge sale attaché au bout d'une perche. Un
cavalier de notre escorte nous apprit que ce que nous voyions
là était une fantasia (ce mot est en usage parmi les Syriens
comme parmi les Turcs) qui se donnait en l'honneur d'un ma-
riage dont la célébration avait lieu en ce moment. Je n'ai ja-
mais vu de fantasia plus calme et moins bruyante. A notre ap-
proche, toutefois, elle s'anima un peu. La musique joua sur un
ton plus vif, les exécutants se rangèrent sur une seule ligne, à
l'exception d'un personnage qui se plaça en face d'eux, un
sabre à la main, et entonnèrent un chant d'hyménée en frap-
pant dans leurs mains à chaque strophe. L'homme au sabre,
brandissant son arme en mesure, se mit à danser ou plutôt à
imprimer à son corps une suite de mouvements grotesques, car
jamais son pied ne quittait la terre. C'est ainsi, à ce qu'il paraît,
que chez les Arabes pasteurs on célèbre la noce d'un parent ou
d'un ami, et j'avoue franchement que cette fête m'a paru man-
quer de gaieté.
Le lieu dans lequel nous étions campés en ce moment oc-
cupait l'espace intermédiaire entre les territoires cultivés et le
pays des vrais Arabes du désert, les Anazeh, qui, selon Burck.
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT BE CHEVAUX SN STRIE. 265
hardi, sont les senis Bédouins yéritables de Syrie, et Tune des
tribus les plus considérables de l'Arabie. En face de nous , à
Test, à une heure de marche enyiron, étaient plantées les tentes
des Anazeh. Derrière nous, s'életaient les montagnes aux ci-
mes couvertes de neige qui masquent le pays des Druses. Des
Arabes sédentaires, il y a peu de chose à dire; ce sont des Bé-
dooins dégénérés que les tribus ayentureuses du désert regar-
dent et traitent comme les plébéiens de la race. Jamais ils ne
pénètrent dans les profondeurs des solitudes ; ils limitent leur
migration aux pAturages qui s'étendent sur la lisière des terri-
toires cultivés, ils campent sous des tentes et changent de rési-
dence selon que Texige Tengraissement de leurs troupeaux. De
lear personne, ils sont, je crois, plus gros et moins distingués
que les Arabes qui appartiennent à des races plus pures ; ils
D'ont point le regard farouche et sauvage sut generis, qui carac-
térise ces derniers. Il y a quelque chose de noble dans Taspect
du vrai Bédouin, on sent en lui le type le plus parfait de sa race.
L*Arabe sédentaire, au contraire, semble avoir été croisé avec
la elasse commune de la population de la Syrie.
La tribu chez laquelle nous avions fixé notre résidence ne
présentait aucun caractère particulièrement remarquable. Son
émir (car il ne portait point le titre de scheik qui n'appartient
qu'aax chefs des tribus du désert) était un jeune Arabe laid, au
nez camard, à Tair stupide, et qui, dans ses rapports avec nous,
me parut, de môme que ses sujets, du reste, d'une excessive
rapacité. Les tentes des Arabes sédentaires méritent d'être dé-
crites, parce qu'elles ressemblent beaucoup à celles des vrais
Bédouins. Elles sont disposées en rectangle; leurs parois ont
habituellement quatre pieds de haut; deux ou trois larges ban-
des noires et blanches régnent dans la longueur. Trois côtés
seulement sont fermés; le quatrième, celui de devant, reste ou-
Tert. Le toit est légèrement incliné ; il repose sur une corde
soutenue par quatre ou cinq petites perches; des bfttons plus
élevés supportent les quatre coins. L'appartement des femmes
est ordinairement séparé de celui des hommes. La grandeur des
tentes varie selon la condition sociale des individus qui les ha-
bitent. Je me souviens de m'étre une fois amusé à regarder les
enfants du scheik des Anazeh à cheval sur le toit de la tente de
Digitized by VjOOQIC
266 aiVUB BRITANNIQUE.
leur père. Ils s'étaient plantés trois ou quatre à califourehon sur
la corde du milieu ; ils se balançaient là, avec des éclats de rire
sans fin, et imprimaient à la tente des mouvements tels que jd
m'attendais à chaque instant à la voir renversée. Le fils d'Is*
maël qui était dessous ne partageait point nos appréhensions,
mais qu'auraient dit certains honnêtes pères de famille de ma
connaissance en Angleterre » s'ils se fussent trouvés dans la
même situation?
Herj-Kotrani (c'est ainsi que s'appelait le lieu où nous nou(
trouvions alors) était situé près du campement des Wulad-Ali,
tribu de la grande nation anazeh. Dès que la nouvelle de notre
arrivée et de l'objet de notre voyage se fut répandue chez eui,
nous les vtmes arriver en foule dans notre camp, et nous eûmes
bientôt l'occasion de juger à notre aise l'Arabe du désert et son
cheyal.
En général, le premier est laid et sale, et m'a rappelé souvent
le type grossier et sensuel du sauvage, avec ses grosses lèvres
d'orang*outang et ses rangées de dents gâtées. J'ai vu pourtant
de fort beaux Anazeh dont j'ai admiré les traits délicats et fins,
le nezaquilin, les dents blanches, les yeux d'un noir de jais,
les cheveux, tantôt tombant en boucles sur le cou, tantôt tressés
des deux côtés de la figure et retroussés sous la coifl^re. Hais
TAnazeh vulgaire, et c'est le plus commun, a je ne sais quel ca-
chet de Hottentot, et dégoûte par sa malpropreté. Il porte sur la
tète un torchon qui lui tombe sur les épaules, et qui est retenu
adtour du front> soit par un bout de corde, soit par une tresse
de poil de chameau. Ses vêtements consistent en un manteau
d'étoffe grossière et en une espèce de sac qui lui vient aux ge-
noux. Au-dessous, on voit passer des jambes noires et nues, sans
culottes ni souliers ; aux talons sont attachées de fortes et longues
épines qui servent d'éperons. Voilà pour V Arabe; voioi mainte-
nant pour le cheval.
Gelui-oi est petit ; généralement il n'a pas plus de quatorze
mains ^ et un pouce de haut. Mais ils sont beaux et ils sont
doués d'une grande vigueur pour leur taille. Je ne suppose pas
qu'ils seraient fort admirés par un cavalier purement et exclu-
} Mesure (0«,i016).
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DZ CHEVAUX fc^ STRIE. 267
sivement anglais, car je vois tous les jours des chevaux arabes
amenés en Angleterre n'y pas faire fortune, et l'expérience
m'apprend que le cheval anglais et le cheval arabe déplaisent
tour à tour, à mesure que l'œil s'habitue h l'un ou à l'autre.
Mais, pour moi qui, pendant quelque temps, n'eus sous les
yeux que des chevaux d'Orient, ils me parurent surpasser en
beauté tout ce que j'avais vu jusqu'alors. Les étalons qu'on
nous amenait dans notre camp avaient la grâce et l'élégance des
chevaux de keepsake. Les jambes étaient plates, larges et lon-
gues au-dessous du genou, petites et ânes vers le boulet; le
cou était d'une attache légère et bien arqué, les côtes étroite-
ment serrées les unes contre les autres ; la queue balayait tout
sur son passage, oomme une branche de palmier ; la tête, pe-
tite, se terminait par de larges naseaux toujours en feu. Lors-
que Tun d'eux sentait un autre étalon, c'était plaisir de voir
son COQ ae relever, ses oreilles se dresser, ses yeux lui sortir
presque de la tète ; il ne bougeait point, mais on le devinait
travaillé intérieurement du désir d'engager le combat. C'est
quand on observe un pareil animal dans un pareil moment
qu'on sent combien on a eu raison d'appeler le cheval une noble
créature et de le considérer comme l'incarnation de la fierté,
de l'éneigie et de l'héroïsme.
Le gris, dans ses nuances diverses, le bai, le châtain, le
brun, sont les couleurs ordinaires, ou, pour mieux dire, les
seules couleurs du cheval arabe. La plus commune est le gris
muscade. Le gris blanc n'est ni rare ni particulier aux chevaux
déjà vieux. Après le gris, les couleurs que l'on rencontre le plus
souvent sont le bai et le châtain ; la première est très-estimée
des Arabes, mais ils prisent tellement la seconde, qu'il y a chez
eux un proverbe qui dit : « Si vous entendes parler d'une actiOQ
d'éclat accomplie par un cheval, soyex sûr que c'est un chfl*
tain. » Les chevaux bruns sont assez fréquents : mais, dans la
liste des chevaux que j'ai ramenés de chez les Anazeh, je n'en
trouve qu'un noir. Cette couleur est si rare, que, si je n'avais
eu cette liste pour fixer mes souvenirs, j'aurais dit que je n'a-
vais pas vu au désert un seul cheval noir. Je n'ai pas vu d'autres
couleurs. Il m'est pourtant passé sous tes yeux un cheval brun
et UsQc; mais je ne pourrais dire en ce moment si c'était un
Digitized by VjOOQIC
268 REVUE BEITÂIINIQUE.
anazeh, ou s'il appartenait à Tune des tribus où la pureté du
sang était moins certaine.
Chez les Anazeh, les chefs et les hommes riches ont des
selles et des mors turcs ; mais, dans la classe pauvre, Téquipe-
ment du cheval est en rapport avec le costume du maître. Un
morceau d'étoffe grossière, sale et déchirée, ou de mauvais
cuir légèrement rembourré, de manière à former un pommeau
et un rebord, sanglé au moyen d'une toile qui passe sous le
poitrail et sert de sous-ventrière, tout cela sans étriers. voilà la
selle. La bride consiste en un simple licou avec une muserolle
en fer, sans mors, et, de fait, sans moyen d'action d'aucune
sorte sur la bouche du cheval. Une seule courroie ou bien un
bout de corde correspond à ce licou et sert à attacher le cheval
ou h le diriger. Indépendamment de cela, j'ai vu quelquefois an
bout de corde attaché à la têtière, entre les oreilles, et tenu par
le cavalier. Je pense que ce singulier accessoire avait pour objet
d'assurer le siège du cavalier; mais je ne saurais dire positive-
ment si c'était bien là sa destination. Cet équipement était la
plupart du temps dépourvu de toute espèce d'ornement, mais
parfois de gros glands noirs et blancs pendaient à la selle et
traînaient jusqu'à terre ; des chiffons rouges et des touffes de
plumes d'autruche flottaient sur la têtière ; le plus souvent un
plumet était fixé entre les deux oreilles.
Lorsque l'Anazeh s'en va en guerre, il est armé d'une lance de
douze pieds de long et terminée par une pointe effilée et à
quatre faces comme un clou. C'est là l'arme principale, l'arme
nationale de la tribu, et il n'est pas un Anazeh, je crois, qui n'en
possède une. Quelques individus ont, en outre, des sabres et
des pistolets. Quand il est à pied et qu'il vaque à ses affaires
particulières, l'Anazeh porte toujours à la main une canne ou
plutôt un bâton noueux de la grosseur du poing. A cheval, il
ne va jamais sans un petit bâton crochu au bout, qui lui sert, à
cequ'il parait, pour guider sa monture. Son talent d'écuyer, lors-
qu'il lui plaît de le déployer, est quelque chose de remarqua*
blement curieux. Il met son cheval au galop, se penche très
en avant, se cramponne des jambes et des talons aux flancs de
l'animal, et passe devant vous avec la rapidité de l'éclair,
en brandissant son bâton ; puis il ralentit le pas, tourne
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHETAUX EN STRIE. 269
i droite et à gauche au petit galop , augmente ou diminue
sa vitesse, et, avec son licou sans mors, il gouYerne son cheval
infiniment mieux que nos dragons anglais, qui se servent
d*un mors puissant. Dans ces occasions, il m'avait paru d'a-
bord que le licou servait à régler Tallure et le b&ton à guider ;
mais j'ai vu ensuite les mêmes faits se renouveler lorsque le
cavalier portait la lance. Nos achats dans le désert s'élevèrent à
environ cent chevaux ; c'est dire que j'ai vu essayer et monter
un nombre considérable d'animaux ; eh bien, dans ce nombre,
je n'ai pas vu un seul cheval essayer de s'arrêter court ou man-
quer de docilité.
Cest là, sans contredit, un fait remarquable et qui est de
nature à frapper ceux qui ont vu le cheval arabe dans l'Inde, et
qai savent combien entre nos mains il est vif et enclin à regim-
ber. Pourquoi montre-t-il cette disposition avec nous et pas
avec l'Arabe, son mattre primitif? A mon avis, le secret est
dans la différence de caractère du cavalier arabe et du cavalier
anglais. Le Bédouin (et toutes les autres races orientales que je
connais possèdent la même qualité) est aussi patient et doux
avec son cheval que l'Anglais est impatient et dur. L'un ne
s'emporte jamais; l'autre, au contraire, s'irrite facilement et
se laisse aller facilement aussi à des actes de brutalité. J'ai vu
une fois un étalon arabe briser ses liens et s'échapper dans le
camp plein de chevaux, tout mettre sens dessus dessous, et
provoquer un tumulte et un désordre épouvantables. Son mattre
se contenta de courir après lui, de le ramener au piquet, sans
lai adresser une seule injure, sans lui donner un seul coup.
Songez à ce qu'eût fait un groom anglais en pareille circon-
stance , de quels jurons il eût assailli la malheureuse bête,
comme il lui eût travaillé la bouche et les côtes, et vous aurez,
en grande partie , l'explication de la docilité du cheval arabe
dans des mains arabes.
Nos cavaliers de manège ont une très-haute idée du pouvoir
direct que la mécanique leur donne sur le cheval, en compa-
raison du pouvoir indirect qu'ils obtiennent en agissant sur sa
volonté par l'intermédiaire de son intelligence. Ils « l'aident, »
ils le « soutiennent, » ils « pondèrent » ses mouvements, ils le
« rassemblent; » par l'action du mors et des jambes, ils le dis-
Digitized by VjOOQIC
370 REYUB BRITANNIQUB.
posent de manière à lui communiquer unô agilité <)u'il n'eût
jamais possédée sans (iela ; en un mot» ils prêtent à l'animal une
telle assistance qu'il devient douteux que le colonel Oreenwood
ne se soit pas trompé quand il a posé cet axiome : « Cest le
cheval qui mène le cavalier, et non pas le cavalier le cheval. »
L'Anazeh, sansmors, presque sans rênes» dépourvu du principal
ressort de tout ce mécanisme si cher a nos cavaliers anglais,
obtient de son cheval, aussi libre dans ses allures qu^un animal
sauvage, des effets supérieurs. Maintenant, si leur système est
réellement aussi efficace qu'ils le prétendent^ s'ils ont réelle-
ment en main le pouvoir dont ils se vantent, et si cependant ils
sont battus par un homme qui en est privé, ou qui du moins
ne le possède qu'imparfaitement, il faut bien qu'ils Itii soient
inférieurs en quelque point» Oii git cette infériorité? Ge n'est pas
certainement dans le moyen de faire du mal au cheval , car
r Anglais se sert de gourmettes gigantesques, tandis queTAnaKeb
n'a à sa disposition qu'un misérable licou ; est-ce dans l'ascen-
dant moral que l'homme exerce sur le cheval? Dans ce cas, il
faut que cette grande qualité du cavalier se trouve à un moin-
dre degré chez TAnglais que chez l'Arabe.
Je crois que c'est là le cas dans une certaine mesura. Ainsi
que je l'ai dit plus haut, l'Anglais est inférieur à l'Arabe sous le
rapport du caractère ; mais son infériorité naturelle n'est pas
assez grande. Comment se fait*il que, possédant un système si
puissant, il ne soit pas plus habile dans l'art de l'équitation ?
Il faut ajouter, je crois, que le système anglais est mauvais. A
mon avis, on a exagéré le pouvoir direct du cavalier sur le che-
val ; on agit trop suc le corps du cheval et pas assez sur son
moral. Comme je ne veux pas donner du talent du cavalier bé-
douin une idée plus haute qu'il ne convient, je veux établir
plus clairement en qUoi consiste, selon moi, sa supériorité.
Mettez un cavalier anglais entre les quatre murs d'une école, ou
même, si vous voulez, dans un manège ouvert où le cheval a
été si bien dressé et instruit qu'il connaît tous les plis du ter-
rain et qu'il tourne de lui-même à droite et àgauche ; mettez-le,
dis-je, dans un endroit où l'influence de l'habitude et l'absence
de tout excitant étranger se réunissent pour disposer l'esprit
du cheval à l'obéissance, il montera avee une préeîsîon et une
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DB OHBTAUX BU STRIE. 371
dextérité que TAnaBeh n'égalera peut-être pas. Ne l'ayant jamais
fttdans dans un manège, j'ignore ce. dont il est eapable sous
ea rapport ; mais mettez en rase campagne le même cavalier et
dites-loi de répéter là ce qu'il fait au manège ( puis observez le
limitât. Yoyez quelle lutte s'établit entre le cheval et celui qui
le monte! voyez comme l'un pèse sur lé mors et comme l'autre
tire sur les rênes! Il est évident qu'un tel cavalier ne se fait
oi>éir qu'avec répugnance et d'une manière imparfaite. Eh
bien I comparez-^le avec l'Ànazeh qui fait des ronds ou rase la
terre comme une hirondelle au vol\ on dirait que l'homme et
ranimai sont unis par une seule et même volonté» C'est alors
qu'on voit que r Arabe est un vrai cavalier/ tandis que l'autre
n'est, dans toute Tacoeption du mot, qu'un cavalier de manège,
parfait dans le manège, bon à rien en dehors»
Les chevaux qu'on nous amenait étaient beaux, mais ils
avaient presque tous un défaut qui me surprit et qui consistait <
dans un développement excessif du genou et du boulet. La seule
cause que je puisse assigner à ce fait, c'est la pratique univer-
sellement en usage chez les Arabes de monter les ehevauxtrès«>
jeunes ; car je ne puis Tattribuer à la manière dont ils les trai-
tent. En effet, si vous rencontrez un Arabe en voyage, vous ne
le voyez jamais faire marcher son cheval autrement qu'à une
allure très^modérée ; jamais il ne le fait piaffer, jamais il ne
Texcite sans nécessité; n'ayant pas de mors, il ne peut l'arrêter
oourt et le faire plier sur ses jarrets, comme le font les autres
peuples de TOrient; et il a, en général, tant de répugnance à
le frapper* que, même pour le vendre, il est souvent difficile
d obtenir de lui qu'il le mette au galop, et, lorsque le terrain est
mauvais, la chose est absolument impossible. En donnant ces
détails, je ne parle naturellement que de ce que j'ai vu. Dans
d'autres localités et dans d'autres circonstances , le système
arabe est peut-être très-différent.
La répugnance qu'a l'Arabe à galoper devant l'acheteur est
quelquefois fortifiée par d'autres sentiments que le désir de ne
point soumettre son cheval à un effort inutile. Il faut mettre en
ligne de compte je ne sais quel sot plaisir de ne pas faire ce
qu'on lui demande» mais sa plus forte otgection est tirée de
melifs relîgifStti. On nous amena un jour un très-beau che*
Digitized by VjOOQIC
272 HEYUE BRITANNIQUE.
val. J'eus ridée de Tacheter pour mon usage et je dis à son
mattre de le faire courir deyant moi. Il refusa, sous prétexte
que lorsque les Franks admiraient un objet, ils ne prenaient
jamais la précaution de détourner, en prononçant le mot
MashaUah I le danger dont cette admiration le menaçait.
(Ce danger était celu du mauvais œil, et le mot MashaUah!
un des synonymes de Dieu, avait pour effet, dans Tidée de cet
homme, de rompre le charme. ) L'Arabe ne voulait pas exposer
son cheval à l'admiration d'un profane. Aujourd'hui, je me
demande quel scrupule m'a empêché de prononcer ce mot
autant de fois que ce pieux musulman pouvait le désirer.
Quoi qu'il en soit, je m'y refusai et je tournai le dos à ce brave
homme en lui faisant comprendre qu'il avait perdu une belle
occasion de vendre sa béte.
On parle beaucoup de la sobriété étonnante du cheval arabe
dans les déserts qui l'ont vu naître. Je ne prétends point m'in-
scrire en faux contre les récits qu'on a faits à cet égard, je dis
seulement que je n'ai rien vu qui soit de nature à les confirmer.
Tous les chevaux qui m'ont passé sous les yeux pendant mon
séjour au désert ( c'est-à-dire du 22 mai au 16 juin) m'ont para
complètement incapables d'aucun grand effort, parce qu'ils
étaient trop gras et qu'on ne les faisait jamais travailler. Ce qui
avait déterminé [chez eux cet embonpoint, c'était l'herbe qu'ils
mangeaient à cette époque de l'année, mais en hiver on ne les
nourrit que d'orge et de lait de chamelle. Peut-être un change-
ment de traitement accompagne-t-il ce changement de nour-<
riture et le cheval arabe est-il alors dans une mauvaise condi*
tion, mais il est certain que ceux que j'ai vus étaient à ce
moment de l'année en très-bon état.
Les Bédouins sont heureusement peu habiles à dissimuler
les défauts de leurs chevaux. Le moyen qu'ils emploient le plus
communément consiste à déguiser l'animal rejeté dans l'espé*
rance que l'acheteur le prendra après un nouvel examen. C'est
ainsi que le matin tel cheval fait son apparition avec un simple
licou et une mauvaise selle de Bédouin. S'il n'est pas accepté,
on le ramène le soir avec une riche housse garnie de glands,
dont les bouts traînent jusqu'à terre. Si cette seconde tentative
échoue, l'animal revient le lendemain matin avec un nouvel
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 273
accoutrement. Je ne me souviens que d'un cas où Ton ait eu
leGouTS à un autre stratagème. On nous amena un cheval dont
les jambes étaient couvertes de boue, comme s'il eût passé dans
une fondrière et s'y fût enfoncé jusqu'au ventre. Naturelle-
ment , nous priâmes le propriétaire , avant toute affaire , de
laTer les jambes de son cheval. Il fit d'abord quelques diffi-
cultés, puis il finit par céder, dans la crainte de perdre cette
occasion de vendre, et nous découvrîmes alors un boulet auquel
OD avait mis le feu et dont la large cicatrice trahissait quelque
graye maladie.
Outre les Arabes, il y avait une autre race dont les tentes se
trouyaient dans notre voisinage. C'étaient les Turcomans no-
mades, tribu qui, pour le mode de vie comme pour le costume,
avait avec les Arabes sédentaires de grandes ressemblances.
Voici leur histoire, telle qu'elle m'a été racontée : ils appar-
tiennent à la grande race des Turcomans, d'où sont sortis les
Osmanlis, et qui existe encore vers le nord de la Perse. Leurs
ancêtres vinrent en Syrie au temps des croisades pour repousser
Finvasion européenne, et ils y sont toujours restés depuis. Leur
langue n'est pas celle que parlent les autres peuples de la Syrie,
Tarabe, mais le turc. Us possèdent des chameaux, des chèvres,
des bestiaux et des chevaux. Ces derniers sont misérables. Ils
ne sont pas plus hauts, je crois, que le cheval arabe, mais ils
loi sont tellement inférieurs sous tous les autres rapports,
qu'auprès de lui ils paraissent tout au plus bons pour porter des
fardeaux. Ils sont lourds et mal faits. La tète est sans élégance,
le poil roide, la croupe tombante, la jambe longue dans la partie
supérieure, la queue traînante, sale et mal portée. Us sont d'un
caractère ombrageux et, bien que hongres pour la plupart, ils se
montrent en général obstinés et vicieux quand on les monte.
Us juments, qui ont le poil plus beau et qui sont plus âgées
(les Turcomans et les Arabes vendent leurs chevaux très-jeunes )
ont meilleure tournure, mais.etles manquent aussi d'élégance et
de légèreté*.
Nous n'étions que depuis quelques jours à Merj-Rotrani et
déjà la nouvelle de notre arrivée s'était répandue de tous côtés,
et avait amené une telle foule d'Anazeh et de Turcomans, que
notre campement offrait l'aspect d'une foiie aux chevaux. La
TOMB I. — 8* SÉRIE. i8
Digitized by VjOOQIC
274 REVUE BRITANNIQUE.
scène était des plus pittoresques. Dans le fond du tableau s'éle-
vaient les montagnes des Druses aux cimes neigeuses, et sur le
devant une vaste plaine couverte d'herbes et de troupeaux de
toute espèce. Au loin, on voyait descendre des hauteurs une
troupe d'Anazeh avec leurs longues lances sur les épaules ; plus
près, à côté de leurs tentes, d'autres Anazeh étaient accroupis
par terre en cercle et campaient ; leurs chevaux étaient attachés
et leurs lances fichées dans le sol par le bout de fer qui les
termine. Ailleurs, des Turcomans, reconnaissables à leur plus
haute taille, à leur costume plus complet et plus propre, ou
plutôt moins sale, tenaient par la bride de laides juments et des
hongres plus laids encore, avec de longues housses qui leur
couvraient la croupe, des têtières en mauvais état, des mors ma-
melouks et des selles à pommeau élevé et à larges étriers, larges
comme une pelle. Des Arabes faisaient admirer. la légèreté de
leurs montures lancées à toute vitesse ; des Turcomans, ambi-
tieux de les imiter, se consumaient en efforts pour faire galoper
leurs chevaux tant bien que mal ; moins heureux, ils tempêtaient
contre Tobstination de leurs bétes, qui se jetaient de eôté ou
reculaient au lieu d'aller droit, ou qui refusaient de bouger el
ruaient quand on voulait les faire marcher. Tout autour du
camp, attachés à des chevilles, à des pierres, à des cordes de
tentes, étaient rangés des chevaux, des juments, des poulains de
tout genre, depuis le magnifique arabe jusqu'au turcoman qui
n'avait jamais servi que de bête de somme et qui ne devait
jamais servir à autre chose. Quelques-uns étaient déjà achetés
par nous, d'autres étaient encore k vendre; ceux-ci restaient
immobiles, ceux-là étendaient le cou et cherchaient à se battre
avec leurs voisins, d'autres enfin s'échappaient et mettaient le
camp sens dessus dessous.
Tous les chevaux que les Arabes mettaient en vente étaient
des étalons ; je ne me rappelle pas avoir vu en leur possession
un seul hongre, et, bien que parfois ils vinssent dans notre
camp montés sur des juments, ils ne nous les proposaient jamais.
Cette dernière circonstani^e s'^plique, je crois, par la haute
estime dans laquelle ils tiennent leurs juments, qu'ils regardent
comme la source de la richesse nationale, et Topinion publique
est tellement opposée à ce que la race tombe dans d'autres
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE ClflKTAUX EN STRIE. 275
maÎDS, que personne n'ose vendre un seul sujet femelle. Le
sentiment ne joue là qu'un rdle très-secondaire. Je n'ai jamais
TU de la part de TArabe le moindre regret de se séparer de son
cheval, pourvu qu'on lui en donne un bon prix. Mettez-lui
dans la main une somme ronde» et il vous livre sa bâte sans hé-
siter; il n'est attentif qn-& une chose, c'est que vous ne lui
fassiez pas tort de la dixième partie d'une piastre; une fois son
cheval vendu, il ne le regarde plus et n'y pense plus.
Il n'est pas aisé de traiter des affaires avec les gens de ces
contrées, mais c'est surtout avec les Anazeh que la chose est
difficile. Vous demandez, je suppose, le prix d'un cheval. Si le
propriétaire consent à y mettre un prix, il fait la béte trois
fois plus cher qu'elle ne vaut ; souvent il refuse de dire
son prix, mais il vous engage à lui faire une offre. Vous y
consentez, mais il ne regoit votre proposition qu'avec mépris
it prononce le mot béld (arrière) avec une emphase qui vous
prouve que votre proposition est loin d'être suffisante. Vous
élevez votre offre, et alors commence une discussion qui pour le
moment n'aboutit pas; le propriétaire s'en va avec son cheval,
comme s'il avait l'intention de ne pas revenir. Au bout d'un
temps plus ou moins long, une heure, deux heures après, le
lendemain, le surlendemain, il revient vous trouver. Une nou-
Telle discussion s'engage ; Iqrsque le propriétaire ne Tinterrompt
pas en s'éloignant de nouveau avec son cheval, on tombe d'ac-
coid sur le prix. Tout est bien entendu, le propriétaire paraît
content et vous vous disposez à marquer le cheval, mais tout à
coup son ancien mettre, tourmenté par la pensée que peut-être
il n'a pas eu de son cheval le prix qu'il aurait pu en avoir, vous
arrache sa béte, monte dessus et décampe. Il revient encore
Qoefoiset, vous voyant inexorable, il accepte la même somme.
De nouveau, vous vous préparez à marquer le cheval, mais alors
il jette des cris effrayants pour être payé d'abord. Vous y con-
sentez et vous l'invitez à vous suivre dans votre tente. Il entre,
accompagné d'un ou de deux amis et conseillers, sages de la
tribQ qui sont supposés se connaître en monnaies franques et
ne pas se tromper au son d'une pièce fausse. Tous saccrou-
pissent solennellemeut par terre et vous vous mettez à compter
1 or. Nouvelle et terrible difficulté I Le prix a été convenu en
Digitized by VjOOQIC
276 REVUE BRITANNIQUE.
ghazis (pièces de vingt et une piastres et demie chacune) et doit
être payé en monnaie anglaise. L'Anazeh n'est pas fort en
arithmétique et se persuade difficilement que l'or représente
exactement la somme stipulée; ce n'est que quand il a retourné
les pièces une douzaine de fois dans ses mains et quand ses
amis les ont considérées pendant trois quarts d'heure que ses
doutes, sous ce rapport, finissent par se dissiper. Et cependant,
lorsqu'il s'en va, ce n'est pas sans conserver encore au fond
de son cœur quelques soupçons. En effet, un instant après, il
revient encore. Une des pièces d'or qu'on lui a données est un
vieux souverain, portant l'empreinte de George et du dragon,
et différant par conséquent des pièces plus modernes qu'il voit
communément. Cette pièce, il la déclare d'une valeur inférieure
et demande que vous la repreniez. Ceci amène une nouvelle
dispute, violente quelquefois, et lorsque enfin vous avez réussi
à le contenter a demi sur ce point, il sort de votre tente et va
trouver en secret votre compagnon et le prie de lui dire si vous
ne l'avez pas frustré d'une partie de ce qui lui était dû. L'esprit
de fanfaronnade que montrent les Bédouins dans les transac-
tions relatives à la vente de leurs chevaux ne tient pas contre leur
cupidité. Sur cent individus qui s'éloignent furieux, comme
s'ils étaient résolus à ne plus avoir affaire à vous, quatre-vingl-
dix-neuf reviendront ; le centième peut-être ne le fera pas.
Je me souviens d'un Bédouin qui avait amené dans notre
camp un cheval gris d'une taille extraordinaire (pour un arabe).
Pour moi, je ne voyais rien de bien remarquable dans cet
animal, et je le considérai même comme inférieur à beaucoup
d'autres plus petits que j'avais vus; cependant, on offrit pour
lui une somme équivalant à cent livres sterling. Le propriétaire,
un sauvage à moitié nu, tourna bride, furieux, et nous ne le
revîmes jamais. En thèse générale, on peut dire que les Arabes
qui ont les plus beaux chevaux sont les plus difficiles en
affaires.
Pendant notre séjour à Merj-Eotrani, et plus encore lorsque
nous fûmes dans le camp des Anazeh, notre grand embarras fut
de nous procurer Targent dont nous avions besoin pour nos
achats. Les autorités qui nous avaient envoyés nous avaient or-
donné, dans leur haute sagesse, de ne payer, sous aucun prétexte,
Digitized by VjOOQ IC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 277
aatrement que par des mandats sur divers consuls et banquiers.
Elles s'imaginaient sans doute que Mutlak ou Marzouk TAnazeb,
dans un beau sentiment de confiance commerciale, accepte-
rait DOS mandats. Mais Marzouk, ou Mutlak, qui savait très-
bien ce qui arriverait si, en échange d'un cbeval, il faisait lui-
même un billet, ne vit dans nos mandats que des chiffons de
papier, et force nous fut de payer toujours en argent comptant.
Il résultait de là que nous étions obligés de garder sans cesse avec
Dousdes sommes considérables en numéraire, et que, lorsqu'elles
étaient dépensées, il fallait en envoyer chercher d'autres, ce qui,
dans cette terre bénie des voleurs, était pour nous une source
tfennuî et d'anxiété continuels. Nous ne serions jamais parve-
nus à conserver un shilling en notre possession sans une forte
escorte de Druses armés que, peu de temps après notre arrivée
dans le désert, nous substituâmes à notre escorte primitive de
cavaliers et dont le chef nous fut d'un grand service en rappor-
tant l'argent de Damas.
Un jour, nous fûmes à la veille d'une querelle qui aurait pu
se terminer d'une manière sérieuse. Nous étions occupés à re-
garder un groupe d'Arabes et de Turcomans assis à Tonibre de
leurs tentes, lorsque nous entendîmes un grand bruit et nous
aperçûmes, au milieu de la foule qui s'amassait de toutes parts,
le chef en second des Druses qui assenait de vigoureux coups
de poing à un Anazeh renversé à terre, lequel ripostait par d'é-
nergiques coups de pied. En un moment, tout le camp fut en
confusion. I^s Arabes accoururent à cheval, les Druses char-
gèrent leurs fusils et se précipitèrent au secours de leur chef;
tout annonçait une collision terrible. Heureusement, quelques
t^tes plus froides de part et d'autre sentirent la nécessité de main-
tenir le bon ordre : on sépara les belligérants et les deux adver-
saires se quittèrent. Les Arabes toutefois gesticulaient avec fu-
reur, frappant leurs bâtons contre leurs lances, tandis que, de
leur côté, les Druses se maintenaient résolument sur la défen-
sive. L'origine de la querelle, je ne l'ai jamais sue, mais je crois
qu'il s'agissait de trois ghazis que nous réclamaient les Anazeh.
En les payant, nous apaisâmes la dispute, mais les Anazeh
quittèrent le camp immédiatement après, et évitèrent avec tant
de soin, pendant quelque temps, d'avoir affaire à nous, que je
Digitized by VjOOQIC
278 REVU£ BRITANNIQUE.
commençai àcraindrequlls ne fussent fftchés pour tout de bon.
Vers ce moment, les chevaux commencèrent à manquer à
Merj-Kotraniet nous retournâmes à Damas. Là, nous arrangeâ-
mes le plan d une expédition au oatnp d'une tribu des Wulad-
Ali, et, après avoir obtenu du chef de cette tribu^ Blohammed-
Doukfay, la permission de lui rendre visite« nous repartîmes,
après être restés cinq Jours à Damas, poilr le désert.
Nous passâmes de nouveau par Merj-Kotrani, puis nous nous
dirigeâmes droit devant nous vers le centre de la vaste plaine
qui s'étendait devant le camp et que j'ai décrite plus haut. Cette
plaine, d'abord couverte d'herbages, devint, ati fureta mesure
que nous avancions, pierreuse ; les petites chaînes de montagnes
qui s'élevaient de distance en distance étaient également héris-
sées de pierres ; mais, dans les endroits plats qui les séparaient,
poussaient quelques rares touffes d'herbes toutes jaunies et à
moitié desséchées. Parfois, nous rencontrions un lac aux eaux
limpides, parfois aussi un tapis de verdure s'offrait à nous, où
paissaient des moutons et des chameaux. Un peu après avoir
quitté Merj-Kotrani, nous avions rencontré les tedtes dispersées
des Anazeh; leurs habitations, par groupes de quatre, cinq»
sept tout au plus, étaient répandues sur toute la surface du pays ;
leurs troupeaux de moutons — bêtes assez laides du reste —
paissaient alentour, gardés par de petits garçons demi-nus et
quelquefois par un homme en guenilles portant un pistolet & sa
ceinture. Tel est le désert. Que ce pays ait été autrefois compa-
rativement bien peuplé et cela par des tribus relativement civi-
lisées, c'est ce que prouvent les ruines de villages bâtis en pierres
qu'on trouve dans toutes les directions. Une fois même, nous
rencontrâmes un vieux pont en pierres à trois arches jeté sur un
cours d'eau assez profond. Maintenant il n'existe pas un seul
village habité, et on n'y voit pas d'autres êtres humains que les
Bédouins.
Notre voyage avait été jusqu'alors assez monotone. Les mon-
tagnes neigeuses des Druses étaient toujours derrière nous, et,
en avant, nos regards n'embrassaient qu'un sol couvert de
pierres ; mais tout à coup la scène changea. Sur un plan un peu
plus bas que le nôtre, une grande prairie se déploya devant
nous; de distance en distance, de petites collines verdoyantes
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 279
s'élevaient eomnie des laupinières; au loin, broutaient des cha-
meaux de toute eouleur et de toute grandeur ; on voyait aussi
errer çà et là des moutons, des chèvres noires et des bestiaux.
C'était là qu'était situé le camp des Anazeh. Le village occupait
une immense étendue de terrain; les tentes noires et basses
étaient groupées par sept ou douze, et les groupes étaient séparés
les uns des autres par de grands intervalles. On nous montra
une tente plus vaste, mais non pas plus belle que les autres ;
c'était rhabitation du chef. Nous mimes pied à terre , et sa-
luâmes le grand scheik, Mohammed-Doukby. C'était un homme
d*assez belle apparence ; son bras droit» qu'un coup de lance
reçu quelques années auparavant avait mis hors d'état de servir,
était caché dans son manteau. Il nous fit asseoir sur les meil-
leurs tapis de la tente et nous offrit du café. Il se montra civil
envers nous, mais ne manifesta ni empressement ni intérêt de
savoir le but de notre visite. Il n'avait jamais entendu parler des
.4DglaiSy nous dit-il ; mais cette assertion n'était probablement
qu'uDe vanterie ayant pour but de nous faire comprendre que le
grand Mohammed-Doukhy était beaucoup trop occupé des affaires
importantes de son vaste royaume pour avoir le temps de s'en-
quérir des petites nations de l'Europe. Outre cela, il ne nous fit
qu'une communication remarquable. Il nous demanda si nous
connaissions le secrétaire du scheik Feysel (c'était le chef
d'une tribu arabe appartenant aux Bowallas, autre fraction de^
Anazeh); sur notre réponse négative, il ajouta que ce n'était
qoun kelb (un chien).
Le scheik était riche, et la principale source de sa richesse,
c'était d'être chargé de la fourniture des cinq ou six mille cha-
meaux que le gouvernement turc demande chaque année pour
le hadj ou pèlerinage entre Damas et la Mecque. Cette circon-
stance lui donnait une certaine sécurité parmi les Turcs, et il
se rendait de temps à autre à Damas pour ses affaires, voyage
que les autres chefs bédouins ne font, dit-on, qu avec une ex-
trême répugnance.
Nous fûmes plusieurs fois honorés des visites du scheik dans
notre propre tente. Lorsqu'il venait dans le jour, nous ne pou-
vions lui offrir aucun rafraîchissement, car nous étions alors en
plein Ramazan; mais, après le coucher du soleil, il acceptait
Digitized by VjOOQIC
280 REVUE BRITANNIQUE.
volontiers des pipes et du café. Lorsque nous étions prévenus de
son arrivée, nous préparions pour lui par terre une espèce de
divan avec des matelas et des coussins ; autrement il s'asseyait
sur un de nos lits. Il était toujours accompagné de deux ou trois
personnages influents de la tribu. Notre chef druse et un ou
deux des principaux de l'escorte avaient l'habitude , en raison
de leur rang, d'assister à la cérémonie; un cercle de spectateurs
arabes, auxquels leur dignité ne donnait pas droit d'avoir une
place dans la tente, restait accroupi en dehors et regardait à tra-
vers la porte. C'était assez romanesque, j'en conviens, d'être assis
lanuit dans une tentedans une des vastes plainesdeSyrieavecun
vrai scheik bédouin, mais c'était aussi passablement ennuyeux.
Supposez, par exemple, que nous venions de dtner et que, fati-
gués, nous désirions prendre un peu de repos. On nous annonce
la venue du scheik et, en effet, il arrive sans bruit avec sa suite.
Nous nous levons et, conformément à l'étiquette orientale, nous
restons debout, jusqu'à ce que le scheik soit assis sur le divan.
Tout le monde alors s'assied, nous sur nos chaises, les autres
par terre. Nous offrons le café et nous distribuons autant de
pipes que notre établissement peut nous en fournir. Le scheik
parle lentement et sans animation, en faisant des pauses lon-
gues et fréquentes. Ses manières sont simples et n'ont rien de
cette gaucherie que montrerait certainement un Européen sans
léducation jeté dans une société à laquelle il n'est pas accoutumé,
mais sa conversation trahit évidemment l'effort et ne coule point
de source. On comprend que cette visite nous fatigue tous, celui
de nous qui sait l'arabe, par le temps qu'on lui fait attendre les
phrases, les autres parce qu'ils ne peuvent se mêler à la conver-
sation. Grâce à la paresse orientale, la visite se prolonge jusqu'au
milieu de la nuit. Le scheik cependant finit par se lever, salue,
remet ses bottes rouges qu'il a laissées en dehors de la tente et
s'éloigne aussi silencieusement qu'il est venu. Mais lui et ses
compagnons laissent derrière eux toute une armée de puces, de
punaises et de poux. Dans le cours de la conversation avec le
scheik, nous apprîmes comment se fait la migration annuelle de
la tribu. Vers le milieu de septembre, elle quitte la Syrie, et, par
un circuit qui les conduit successivement dans le voisinage de
Bassora, de Bagdad, d'Alep, deHoras et do Hama. elle revient en
• Digitizedby Google
UN ACHAT DE CHEVAUX EN STRIE. 281
Sjrie dans le commencement de juillet. Dans Tannée de notre
Tisite, ainsi que le lecteur l'a vu, elle s'y trouvait en mai ; mais
ce n'était, ainsi que nous l'expliqua le scheik, qu'un fait acci-
dentel. Il nous dit que la longueur de leurs étapes était fort ir-
régulière et variait de deux à vingt-quatre heures; dans ce der-
nier cas, c'était dans des circonstances exceptionnelles. Il ajouta
que, pendant la marche, ils nourrissaient leurs chevaux avec
de l'orge qu'ils portaient avec eux.
Chaque matin, au lever du soleil, les troupeaux de chameaux
appartenant au camp sortaient pour aller paître en groupes nom-
breux, qui les faisaient ressembler, à quelque distance, à autant
d'escadrons réguliers. Puis, quelque temps avant le coucher du
soleil, on les voyait revenir de tous c6tés . Au loin , sur les hauteurs ,
ils se dessinaient comme des pyramides dans le ciel obscur ;
plus près, dans la plaine, on les voyait s'avancer, d'un pas so-
lennel, la tête droite, le cou recourbé et la bosse se dessinant
en beau profil comme dans les gravures. Telle est, du moins,
la démarche des plus Agés et des plus vénérables ; quant aux
jeunes, ils exécutent mille curieuses gambades. Soudain l'on voit
lun d'eux se détacher de la bande et courir le plus vite possible ;
à chaque enjambée, il lance les jambes en avant, comme pour
imiter un cheval au galop. Ce n'est qu'une caricatura, mais le
fait est qu'il marche d'un pas qu'on n'attendrait guère de lui.
Ceci pique l'amour-propre d'un autre qui cherche alors à dé-
passer son camarade en folichonnerie, et il se livre à une danse
fantastique où un troisième le suit, et bientôt toute la troupe,
envahie par la contagion, cabriole dans la plaine. J'en excepte
toutefois les gros, que ces drdleries semblent scandaliser, et qui
continuent leur route paisiblement en faisant entendre des
grognements lamentables.
Hohammed-Doukhy avait ou prétendait avoir légitimement
le monopole du commerce avec les marchands de Damas. Une
infraction à ce privilège, de la part d'une autre tribu qui avait
attiré frauduleusement chez elle des gens de Damas, et par con-
séquent l'avait frustré de la taxe qu'il levait sur toutes les mar-
chandises vendues dans son camp, le détermina à en tirer une
vengeance sommaire. Un soir, on nous montra dans notre camp
quatre chameaux avec des ballots de marchandises gisant sur
Digitized by VjOOQIC
282 REVUE BRITANNIQUE.
le sol à côté d'eux. Il parait que les Wulad- Ali avaieat donné
une leçon aux marchands coupables. Le matin, ils s'étaient mis
en campagne, avaient surpris une partie des délinquants qui se
rendaient au camp de Tennemi^ le scheik Feysel delà tribu des
Rowallas, et ils avaient jugé à propos de les punir en emmenant
.leurs marchandises et leurs chameaux . Mohammed-Doukby nous
expliqua que ceci n'était pas précisément un vol, mais un coup
de vigueur frappé pour maintenir un principe, car il déclara
aux marchands qu'ils pouvaient ravoir leurs marchandises» en
payant une petite rançon et en consentant à vendre leur paco-
tille dans le camp des Wulad-Ali. Cette explication ne me sa-
tisfit guère, et je doutai qu'elle contentât les Rowallas. Le scheik
Feysel était un chef puissant, et je m'attendais à le voir arriver
avec ses guerriers aux longues lances demander aux Wulad-Alî
raison de l'injure qui lui avait été faite. Sans la crainte de me
trouver, bien qu'étranger, impliqué dans la querelle, j'aurais
aimé, je l'avoue, à assister, comme spectateur, à une bataille
rangée entre les Bédouins. Mais je ne devais pas jouir de ce
spectacle, car les Rowallas restèrent tranquilles.
Les lecteurs qui m'ont suivi jusqu'ici savent depuis combien
de temps j'étais dans le désert et quelles occasions j'avais d'é-
tudier ses habitants. Si je ne suis pas compétent pour formuler
un jugement général sur le caractère de la tribu des Anazeh, je
puis donner au moins l'impression que m'ont laissée mes ex-
périences personnelles. Or, CQtte impression, je le déclare net-
tement» c'est que la race dos Anazeh ne m'a inspiré que du
dégoût, et, qu'à part ses beaux chevaux, elle n'a pas plus droit
à notre intérêt et à notre admiration que les Hottentots. De leur
personne, je l'ai déjà dit, ils sont sales; je ne les ai jamais vus
changer de vêtement, et je ne crois pas que l'usage de se laver leur
soit connu, même par tradition. Le moral répond au physique.
Ils sont entièfement dépourvus de tout sentiment de discrétion et
de convenance à l'égard des étrangers. Une fois dans votre tente,
à moins qu'on ne les mette de force à la porte, ils y restent ac-
croupis depuis le matin jusqu'au soir, et passent, leur temps à
contempler ce que vous faites. Quant à les empêcher de vous
regarder» c'est de toute impossibilité. C'était la chose la plus
commune du monde d'en voir trois ou quatre constamment
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. S88
eoaohés par lerte sur le yatltre, juste en face de notre porte, le
menton dans la main et espionnant nos moindres gestes^ nos
moindres actes. Si quelqu'un entrait pour affaires» toute une
nuée d'Anazeh entrait sur ses pas; il en entrait tant que la tente
poutait en tenir, et ceux qui étaient obligés de rester en dehors
se consolaient en regardant par la porte sur les épaules les uns des
autres. Une habitude des Anazeh, c'était de voler dans les tentes
des domestiques les musettes et les têtières de nos chevaux ati
piquet, et lorsque, par hasard, on leur prêtait une selle ou une
bride, il n'y avait plus moyen de les ravoir. Un nommé Hum«
dan, le second personnage de la tribu et le représentant du
scheik, me parut un des plus grands vauriens de la bande. C'é-
tait toujours lui qui fixait l'enchère des chevaux, soi-disant
pour nous rendre un bon office, mais en réalité, j'en suis cer-
tain, pour élever les prix et partager les bénéfices avec le ven-
deur. Un jour, nous le trouvâmes réclamant en notre nom, du
propriétaire d'un cheval que nous venions d'acheter, une selle
rouge et une housse qui n'avaient été en aucune façon comprises
dans le marché, et son intention était évidemment de se les ap-
proprier. A chaque instant il nous demandait un peu de tabac
ou un peu de sucre pour réparer ses forces pendant le jeûne
pénible auquel l'obUgeait le Ramazan. Il était sans cesse pendu
à nos basques, accompagné d'un petit garçon à lui qu'il envoyait
à tout bout de champ nous baiser les mains; puis Tenfant allait
en rougissant cacher sa tète dans le burnous de son père, et
celui-ci, prenant un air tendre, semblait s'amuser de la simpli-
cité du petit bonhomme. Cette manœuvre n'avau d'autre but
que de nous faire donner un peu plus de tabac. En somme, les
Anazeh sont des brutes, des voleurs, des mendiants, des filous,
et, s'ils ont d'autres bonnes qualités que celles de leurs chevaux,
je ne les ai jamais vues. Voilà le résultat de mes observations.
Soutenus, comme nous Tétions, par trente vigoureux Druses et
protégés par l'intérêt qu'avait le scheik de rester en bons termes
avec le gouvernement turc, il ne nous arriva rien de fâcheux
dans et par la tribu. Mais je n'ai jamais rencontré personne
connaissant un peu les Bédouins qui eût la moindre chose u
dire en leur faveur. Je me trompe : on leur accorde de n'être pas
habituellement sanguinaires; il faut, pour cela, qu'ils soient
Digitized by VjOOQIC
284 REVUE BRITANNIQUE.
provoqués. Il y aurait beaucoup à dire encore, je crois, sous ce
rapport, mais je ne veux pas chicaner.
Avant de quitter les Wulad-Ali, nous eûmes Toccasion de
voir la tribu en marche. Un soir, on nous annonça qu'elle était
obligée d'aller chercher de meilleurs pAturages, et qu'elle se
transporterait le lendemain matin dans une autre localité. Le
lendemain matin, en effet, de bonne heure, le camp se remplit
de chameaux recevant leurs fardeaux; en très-peu de temps,
toutes les tentes furent pliées et emballées, et la masse entière
se mit en mouvement. Chacun défila sans ordre, sans même
qu'on essayât de mettre dans la marche un peu de régularité ;
chaque famille partit selon sa convenance, et bientôt la plaine
fut sillonnée en tous sens de longues colonnes irrégulières, sé-
parées par des intervalles considérables. Je restai près de nos
tentes pendant que nos domestiques disposaient tout pour le
voyage, et je vis chaque colonne passer devant moi en proces-
sion. Les objets les plus remarquables étaient les selles des
chameaux. Figurez-vous un siège en forme de coupe, capable
de tenir tout juste une personne, et perché sur le sommet du
dos du chameau où il était retenu par des bandages enroulés
autour de la bosse, et par une espèce de charpente. Sur le de-
vant de ce siège s'étendait horizontalement, de chaque côté du
dos de l'animal, une longue pièce de boià, et les deux réunies
formaient une traverse. De chacun des bouts de cette traverse
partait une pièce de bois plus courte qui entrait dans la partie
inférieure du siège, et tout cet édifice, recouvert de cuir, offrait
l'aspect d'un énorme triangle excessivement lai^e par la base.
Un autre appareil exactement semblable était attaché derrière
le siège, et, de l'une à l'autre des extrémités de cet étrange
échafaudage, une longue sangle était passée sous le ventre du
chameau. Il était difficile de comprendre à quoi pouvait servir
une pareille machine. Les Arabes eux-mêmes ne savaient quelle
explication en donner; seulement ils ajoutaient que c'était
l'objet de l'ardente ambition des femmes: Celle à qui son mari
peut procurer un tel équipage est considérée comme une grande
dame; celle au contraire qui chemine avec un train plus
modeste est regardée comme une femme de rien. En fait,
la possession d'une de ces choses est pour la femme ana-
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 285
zeb ce qu'est pour une Anglaise la possession d'une voiture.
Je vis d'autres selles plus grossières, formées de tapis enrou-
lés comme on enroule un turban. Une femme et une couple
d'enfants étaient accroupis dans le milieu, et le chameau qui
les portait était en outre chargé de toutes sortes de boites, de
sacs, de paquets, attachés par des cordes à ses flancs. Quelques
chameaux étaient chargés d'une masse de bagages qui présen-
tait une espèce de plate-forme sur le sommet de laquelle étaient
assis une femme ou un enfant. Dans ce cas, la position du ca-
valier était d'être moitié à genoux, moitié couché ; les genoux
étaient ployés sous le corps, et le poids du corps était jeté en
avant sur la poitrine et les coudes. C'était à peu près la posture
du musulman qui se prosterne pour prier, ou de la grenouille
qui s'apprête à sauter. Dans cette curieuse position , quelques
cavaliers, avec leurs figures entre leurs bras, avaient l'air d'être
profondément endormis. D'autres Arabes restaient debout à
regarder passer la tribu; d'autres, pour arranger leurs bagages,
{grimpaient après leurs chameaux comme aux agrès d'un vais-
seau. Par-ci par-là une femme en longue robe bleu foncé, avec
un foulard de même couleur attaché autour de la tête par un
ou deux tours de corde, marchait à pied à odté du convoi ; puis, *
lorsqu'elle se sentait fatiguée, elle se mettait en mesure de
monter sur un chameau. Pour cela, elle posait un pied sur le
genou de l'animal sans arrêter celui-ci, et s'aidait des aspérités
de son corps qui 'lui servaient comme de degrés pour arriver
jusqu'au sommet, à peu près comme un cocher monte sur le
siège de sa voiture. Ici, on voyait deux hommes sur le même
chameau; là, un seul individu, armé d'une longue lance, assis
sur une selle plantée sur l'extrémité même de la bosse, traînait
par derrière lui, au bout d'une longue corde, un jeune poulain ;
on aurait dit un brick remorquant un petit bateau. Des cava-
liers avec de longues lances allaient et venaient sur les flancs
de la colonne et protégeaient le convoi.
Le pays que nous traversions était l'immense plaine couverte
de pierres que j'ai déjà décrite. Nous faisions à peine deux
milles et demi à l'heure ; les longues colonnes des Anazeh
s étaient éparpillées de tous côtés , mais suivaient toutes la
même direction. On s'arrêtait en route dans les endroits fertiles
Digitized by VjOOQIC
286 REVUE BRITANNIQUE.
pour laisser pattre les troupeaux, maïs lorsque au bout de quel-
ques Heures de marche on fut arrivé au lieu où l'on avait ré-
solu d'établir le nouveau campement , en un clin d'oeil les
tentes furent dressées, et le lendemain on n*eût jamais dit que
les Wulad-Ali avaient changé de place. Il faut dire que leurs
mouvements ne sont guère gênés par la quantité d'objets qu'ils
ont à emporter. Un certain nombre de bAts attachés ensemble,
quelques pots et marmites qui servent aux femmes h faire leur
cuisine, quelques tapis, si le propriétaire est riche, autrement
deui ou trois mauvaises peauK de mouton dans lesquelles chiens
et enfants couchent pèle-méle au milieu des puces et d'autres
insectes plus dégoûtants, voilA ce que Tœil rencontre, quand
on passe devant une tente et qu'on regarde à Tintérieur.
Les femmes arabes et turcomanes sortent sans être voilées.
Bien qu'esclaves des hommes sous le rapport du travail, elles
sont affranchies de ces restrictions qui empêchent les autres
femmes musulmanes de s'eiiposer aux regards du public. J'ai-
merais mieux qu'il en fût autrement, car elles sont laides, et un
voile vous laisserait l'illusion.
Le 1 6 juin, nous primes congé des Wulad-Ali.
Le matin de notre départ, il se passa une scène qui fit éclater
dans tout leur jour les penchants naturels de ce peuple inté-
ressant. Je ne vis pas moi-même ce que je vais raconter, car
j'étais alors occupé à compter nos chevaux et à en chercher un
que les Anazeh m'avaient caché, afin de pouvoir me le rame-
ner le lendemain et réclamer à grands cris « la prime de sau-
vetage, » mais les détails de la scène me furent fournis par l'un
de mes compagnons. Nos tentes étaient pliées, notre bagage
chargé sur les mules, mais il y avait par terre un paquet de
vêtements que nous avions l'intention de laisser pour les offrir
aux gros bonnets de la tribu. Les Anazeh ne purent se con-
tenir plus longtemps. Ils se précipitèrent en masse sur le pa-
quet, culbutèrent le cuisinier et Paolo, le domestique, qui cher-
chèrent en vain à se défendre, emportèrent nos bardes en
triomphe et s'emparèrent en même temps de nps longues pipes
qui se trouvaient là par hasard. Ils prirent aussi un certain
nombre de cordes et de selles, et finirent par vider les poches de
nos compagnons. Ils auraient pu appeler à leur aide les Druses
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHETAUX EN STRIE. S87
deVescorte, mais ceux-ci gardaient les cheraux (nous en avions
beaucoup à emmener avec nous), et ils craignaient, si une'mêlée
TCDait à s'engager, que les soldats ne les laissassent échapper.
Ils se résignèrent donc, d'autant plus qu'ils n'avaient sur eux
qoe des objets sans valeur, une paire de gants et un mouchoir,
choses parifaitement inconnues aux Arabes. Aussi, lorsque celui
qui les avait prises vit qu'elles ne pouvaient lui servir, il ac-
courut, au moment où nous nous mettions en route, pour les
rendre et réclamer une récompense, jurant, l'honnête homme !
qa'il les avait trouvéesquelque pHrt.
Le lendemain matin , notre caravane cheminait lentement
et dans un certain désordre à travers une large plaine bordée
de toutes parts de hautes collines ; elle n'était pas encore sortie
du pays exposé aux incursions des Bédouins. Les Druses, en
longue file irrégulière, comme )es Indiens, conduisaient chacun
un cheval à la main ; le bagage était nulle part et partout; pour
nous, nous marchions à côté du convoi. Tout à coup on vit un
animal traverser la plaine et se diriger vers les montagnes.
C'était une hyène. Quelques-|ins de nous lui donnèrent la
chasse, mais ie sol était couvert de pierres et nqs chevaux en
mauvais état, et nous dûmes renoncer à notre expédition. Ce-
pendant cette course nous avait entraînés loin du convoi, le
scheik druse, un de mes compatriotes et moi, et il fallut reve-
oir. Nous avions fait quelques pas à peine, lorsque nous vtmes
le Druse presser Tallure de son cheval et pons faire signe d'avan-
cer avec un sérieux qui me donna à penser qu'il s^ passait
quelque chose d'étrange, et comme le mot « Arabes » revenait
souvent sur ses lèvres, qu'il faisait d'ailleurs des gestes d'inquié-
tude, je compris qu'il redoutait une attaque de Bédouins. A
cette agréable nouvelle, nous activâmes ie pas et nous rencon-
trâmes un cavalier qui s'était détaché du convoi pour nous pré-
tenir que nous étions entourés par les Arabes. En un temps de
|ilop, nous eûmes rejoint nos dievaux, et quelques paroles
échangées à la hâte aujBQoyen de nos interprètesavec les hommes
qui les conduisaient nous apprirent que les Bédouins venaient
d'attaquer et d'enlever une partie de notre bagage. On nous
montra en effet un groupe de cavaliers qui gardaient le butin
conquîs à une petite distance «a arriéra. Courir sus aux voleurs,
Digitized by VjOOQIC
288
REVUE BRITANNIQUE.
le pistolet et le sabre au poing , fut pour nous l'affaire d'un
instant, et, si nous ne tuâmes pas notre ami Mohammed-
Doukhy, ce fut un grand hasard, car c'était lui qui, ayant mis
pied à terre et entouré d'une partie de son escorte, causait le
plus tranquillement et le plus poliment du monde avec un
des nôtres qui n'avait pas voulu quitter les bagages. Si j'ai-
mais le merveilleux et si, comme tant de gens qui écrivent
leurs impressions de voyage, je cédais à la tentation d^intro-
duire ici un dénoûment dramatique, je dirais que je me pré-
cipitai sur les voleurs, que je reçus et parai un coup de lance,
et que je pourfendis mon adversaire ; mais je ne me permet-
trai point de pareilles licences, malgré l'intérêt qu'y pourrait
gagner mon récit. J'avouerai donc ingénument que je n'eus
point l'occasion de déployer ma valeur, puisque j'avais affaire
à notre ami Mohammed-Doukhy, qui était allé quelque temps
auparavant à Damas et qui, revenant en ce moment avec une
nombreuse escorte et ignorant qui nous étions, avait envoyé
ses éclaireurs faire une reconnaissance que nos gens, non sans
raison peut-être, avaient prise pour des dispositions d'attaque.
Si ce n'avait pas été moi, je ne sais pas trop ce qu'aurait fait le
scheik des Wulad-Ali.
Nous avions recruté à Damas un marchand de chevaux ita-
lien, nommé Angelo Peterlini. Cet homme nous fut on ne peut
plus utile; il connaissait à fond les secrets du maquignonnage
bédouin. Nul mieux que lui ne devinait le prix qu'un Arabe
demanderait de son cheval ; aussi il n*en offrait jamais que la
moitié, afin de pouvoir obtenir des réductions sur l'autre moitié
en marchandant. Il avait une perspicacité infinie pour décou-
vrir les plus légers défauts d'un cheval, et il les exploitait à
merveille. Très-poli devant les Bédouins, il ne parlait d'eux en
arrière qu'avec une horreur profonde : chiens, voleurs, canaille,
suppôts de Satan, tels étaient les termes les plus doux dont il se
servait à leur endroit. Il avait surtout un singulier mépris pour
leur valeur miUtaire , et les mettait, sous ce rapport, à cent
pieds au-dessous des Druses. Ceux de notre escorte étaient
montés sur des chevaux qu'ils conduisaient en main et mar-
chaient le pistolet au poing en ordre de bataille. Cette ardeur
guerrière ravissait Peterlini. Toute la troupe, qui se composait
Digitized by LjOOQ IC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 289
de trente ou quarante hommes, s'était formée en colonne sur
trois rangs irréguliers et s'avançait en entonnant son chant de
guerre. Deux ou trois cavaliers galopant à droite et h gauche,
lançant en Tair leurs fusils et faisant pirouetter leurs chevaux,
servaient d'avant-garde. Je n'ai pas de raison pour douter que
ces braves gens n'eussent fait leur devoir dans le combat, s'il
s'en était engagé un, mais je dois dire que, dans les querelles
qui s'élèvent fréquemment entre les Turcs, les Maronites, les
Bédouins et les Druses, ceux-ci savent toujours se faire respecter.
Le nombre total des chevaux achetés par nous dans le désert
s'élevait à cent soixante-douze. La plupart étaient anazeh et ap-
partenaient aux Wulad-Ali et aux Rowallahs ; le reste venait
des tribus des Serhau et des Beni-Sakhr. Les détails suivants se
rapportent aux anazeh seuls. Le plus haut prix que nous payâ-
mes fut soixante et onze livres dix-sept shillings, pour deux che-
vaux amenés par un particulier, et dont l'un était le plus beau
que je vis au désert. Mais ce fut là un prix exceptionnel. Après
cela, le prix le plus élevé fut d'un peu plus de cinquante livres,
et le prix moyen, trente-quatre livres environ. En général, les
chevaux avaient quatorze mains et un pouce de haut, et quatre
ou cinq ans d'âge, mais je ne parle que de ceux que nous avions
achetés, et c'étaient les plus grands et les plus âgés. Un grand
nombre de chevaux qu'on nous avait amenés n'avaient que
deux et trois ans, et nous aurions pu les avoir à meilleur mar-
ché. Parmi les différentes races, ceux des Kahailau étaient les
plus nombreux, et ceux des Soklawye les plus estimés.
Lorsque les chevaux sont jeunes, les Anazeh leur coupent la
queue très-ras, comme on fait en Angleterre aux chevaux de
chasse, mais lorsque ces animaux sont parvenus à leur crois-
sance, ils laissent les queues atteindre leur longueur naturelle.
Ds nient l'habitude qu'on leur prête communément de marquer
au feu leurs chevaux dans le but de les distinguer ; ils nient
aussi qu'ils soient dans l'usage, ainsi qu'on le prétend en An-
gleterre, de se servir de chevaux anglais pour améliorer la race
des leurs. Ils disent que les juments mettent bas toute Tannée,
et non pas seulement au printemps, et c'est pour cela que l'âge
de leurs chevaux date du jour de leur naissance et non d'une
saison particulière de l'année.
8» SÊEIE. — TOME I, 1^
Digitized by VjOOQIC
-^•)(;
2à0 REVUE BRITANNIQUE.
Ainsi que je Tiai dit plus haut, notre séjour au désert fui in-
terrompu par une visite à Damas. La routé (^lie nous brimes à
celte occasion traversait les tnontaènes des Drusei. De flerj-
Itotrani, iin jour dé marche vous porte au ccÊiit même dé ces
montagnes, é( le parcours présente iin curieux changement de
scène. Quand vous quittez la plaine poiir entirei* dans les défilés,
vous gravissez ei vous descendiez allernativemehl des sentiers
rocailleux jusqu'à ce que vous vous trouviez au fond d'une
telle vallée boisée, arrosée par un petit ruisseau qui court en
serpentant se perdre dans un ravin. Tout près de là est un
village, dôiil les maisons, avec leurs toits ^làls, avec leurs pe-
tites portes et léiirs croisées pratiquées dàiis lé côté, seimblent
cachées dans un nid de raôbsse. Eri sortant de cette vallée, on
descend dans uiie plaine par un ctemiii bordé de chèvre-
feuilles eii fleur. Ad sommet lé plus lêlevé d'une haute tûontà-
jgne, à droite, oii aperçoit un vieux fert eh iruiiië ; S gaùchet des
vignobles grimpent aux uarics des collines. Plu^ loib, on se
trouve dans des champs ou des chaririies, traîiiéés ^iair des bœufs,
retournent le sol; vous ^âsseî Bahias où, au tbllleu d'épais
ifourrès, vous voyez couler une petite rivière îécbhde en reli-
gieux souvenirs. Cest le Jourdain 1 Vous vous arrêtez lîn instant
sur ses bords et, dans votre zèle pieui, vous templisseî iinb
îiole de cette eau consacrée par le baptême du Sauveur, puis
vous vous remettez en roule et, tournant brusquement à droite,
vous traversez de riches plaities couvertes de blés et d'arbres.
Vous gravissez dé nouveau uiie tolline escarpée bordée d'oli-
yiers, et du haut de ôetïe colline vous apercevez la petite ville
drûse d'Hasbeya, que domine xïù vieux ctâlead flàtiqué de tours
et d'un caractère mauresque.
Nous mîmes pied à terre dans lin petit squâire sablé, au scibi-
met même de là ville. D'un côté, s'élevait le fort qui avait; ïnh
dit-on, cinq cents ans d'existence, et devaril lequel les gens cjiii
l'habitaient s'étaient rassemblés autant pour satisfaire leilt éli-
riosité que pour nous faire honneur. De l'autre côté du sqii'are,
on voyait un khan ou caîé, je le jWgeài àihsi dû nioihé en je-
tant un coupd*(feil dan^ llntérieûV, ôÛ k'^gitaieill line multitude
de turbans de touteà couleurs et de visâmes gaU et èoiitlànt^.
Derrière le château était la ville dllasbteyâ, qûi cbïtipte etlviréh
Digitized by LjOOQ IC
UN Acâlt I)Ê cSkvAU^ eU strie. 291
àii mille âaies. Notis fdiîiés reçus avec ta plus grande courtoisie
j)ar réiriîr; qui est le seigneur du château et le gouverneur
d'Hasbeya. Il â|)partenait à une noble et ancienne famille mu-
sulmane 4ûî avait vécu là pendant des siècles, mais qui, k
l'époque de notre visite, comme beaucoup d'autres grandes fa-
iriilles de ces cobtrées, ëtait fort di^chue de sa splendeur. On
nous conduisit; î trâvei-s lih cloître ^til donnait siir une large
coui: pavée, danâ une longtié chambre voûtée tir^s-étroite. Tout
au bout de cetiè cHaolbre, uri [ietlt di^an élev^ aii-dessus dû sol
et garni de tapis et de côussitis occupait le milieu d'une large
fenêtre cintrée qui ouvrait sur le square. Le vieil émir nous ot-
îrit dés pij[)es et des sorbets glacés. II né put rien prendre i ce
moment, i^^rce (Ju'clri était dans le tlamazan et qiië le soleil
n'était pas encore couché. îl attendit donc î)iitiemmeht la feh dé
la journée, niais THeUrè du couchet du soleil était à peine pro-
clamée dans M ville, qii'tlh serviteur entra, apportant uh sorbet
que Témir prit avec uiië satisfaôtioh Visible, et imnâédiatement
après le dîner fut servi.
Après le dltier; nous nous assîmes près de la fenêtre pour fu-
mer. C'était un beâd épectacle de voir le jour baisser peu â
pecL dans iâ vallée, les niôntagiies s'envelopper inseiisil)lement
comme d'ùH sombre inanteau, et les étoiles s'allumer Tune
après l'autre k\X flrmanient. La chaihbre était faiblement éclai-
rée par titie làttlerne suspetidue au plafond et par une autre
plus grande posée par tetre. Les peintures aûtoiit de là feiiètfè
étaient ani troië quarts effacées et le plâtre se détachait en
maint endroit, maisrappattement avait éricore un caractère pit-
toresque, et, malgré son état de délabrement, îl avait conservé
je ne sais quel air de noblesse qui était en parfaite harmonie
avec la décadence de l'émir. Je crois que l'heure de céé vieux
nobles de Syrie est sonnée, et que ce qu'ils ont de înieux à
faire, c'est de s'en aller. Mais la manière dont ils disparaissent
fait mal à voir. Autrefois ils étaient lès seigneurs féodaux dix
pays. C'est par leur intermédiaire que se percevaient les reve-
nus, et, pourvu qii'ils remissent au gouvernement une certaine
somme, ils avaient le droit de s'approprier le resté de ce qii'îls
avaient tamasèé. Lorsque, en 1840, la Syrie, par l'inCérvéntidh
des puissartces éiirdt)éëtifles, fut donnée à la Turquie, ces droits
Digitized by VjOOQIC
292 REVUE BRITANNIQUE.
féodaux furent supprimés, et une pension, ou salaire fixe, fut
accordée à chaque émir comme compensation. Jusque-là tout
est bien, mais un beau jour, le gouvernement turc, ainsi qu'il
fallait s'y attendre, cessa de payer, et ces malheureux nobles,
privés à la fois de revenus et de pension, furent pour la plupart
réduits à une extrême détresse. Notre hôte d'Hasbeya avait
échappé à une ruine complète, et paraissait dans une situation
tolérable ; mais quelque temps après, nous rencontrâmes un
autre émir qui nous dit nettement qu'il mourait de faim, et il
était facile de voir, en le considérant lui et les siens, qu'il ne
mentait guère.
Peu de temps après avoir pris définitivement congé des
Wulad-Ali, je me retrouvai à Beyrouth. J'y étais seul cette fois,
car mes compagnons étaient restés à Damas pour voir s'il n'y au-
rait pas encore quelques chevaux à acheter. Un steamer, le
Trentj stationnait au large, et il s'agissait de transporter à son
bord deux cent quatre-vingt-douze chevaux et sept mulets. Mais
comment s'y prendre ? Le rivage était tout plat et ne présentait
pas le moindre vestige d'embarcadère. Heureusement les em-
barcations du bâtiment, qui étaient construites exprès pour le
transport des chevaux, avaient des tambours qui servaient de
ponts où les animaux pouvaient se tenir debout ; ils étaient en
outre munis d'une large planche qui leur permettait de monter.
Cependant le problème était encore bien difficile à résoudre. Il
fallait inviter près de trois cents chevaux à gravir une planche que
le charpentier avait pu juger suffisamment large, et qui leur
paraissait à eux singuUèrement étroite et surtout passablement
mobile ; il fallait ensuite les attacher solidement à bord, malgré
leur résistance obstinée, et les remorquer pour les emmener en
mer. Quelques-uns, il est vrai, consentirent à cet arrangement,
mais d'autres refusèrent opiniâtrement et se défendirent en
désespérés. D'autres, enfin, s'assirent sur leurs jambes de der-
rière, et il n'y eut pas moyen de les faire démarrer de cette po-
sition. Voyant que ni la douceur, ni les moyens coercitifs
ordinaires ne réussissaient, j'eus recours à des moyens extraor-
dinaires. Je fis attacher une longue corde au cou du cheval ré-
calcitrant et les hommes qui étaient dans l'embarcation tirè-
rent, — l'animal ne bougea pas; — je fis alors attacher deux
Digitized by VjOOQIC
UN ACHAT DE CHEVAUX EN SYRIE. 293
autres cordes à chaque pied de devant^ mais sans plus de ré-
sultat. Enfin nous trouTflmes le vrai moyen. Supposez qu on
tire vigoureusement les trois cordes ; les jambes de devant du
cheTal se trouvant dégagées de dessous son corps, il se rejette
eu arrière pour mieux résister. Dans cette position, il ne peut
bouger, tout au moins il ne peut donner de coups de pied. On
saisit ce moment, et deux hommes se précipitent sur lui. Cha-
cun d'eux le prend par la croupe, le soulève , et , les cordes
aidant, le pousse sur la planche. Une fois là, le cheval prend de
lui-même son élan et le voilà sur le pont. Quelques-uns, il est
▼rai , dans leur frayeur ou ^ans leur obstination , se jettent
àTeau; dans ce cas, il s*agit de le repêcher et de recom-
mencer l'opération. Il faut aller vite dans tout ceci, car lorsque
ranimai se trouve sur le pont pêle-mêle avec d'autres chevaux,
son premier mouvement est de mordre, de ruer et de s'agiter
comme un démon. Au moment où il arrive, liez-le de manière
qu il ne puisse bouger, poussez-le près de son voisin, attachez
sa tête à la galerie qui entoure le pont, et serrez les rangs le
plus possible. C'est dans cet équipage que nos chevaux attei-
gnirent le Trenl, et ils arrivèrent à bon port. Les artilleurs qui
avaient été envoyés du steamer pour nous aider dans rembarque-
ment, et qui eurent à hisser mes animaux à bord du bâtiment,
déclarèrent qu'ils étaient plus traitables et moins méchants que
les chevaux de troupe anglais ordinaires. Ici finit mon expédi-
tion ; je pris congé d'Angelo Peterlini, le steamer s'éloigna de
la côte de Syrie, et quelques jours après j'étais de retour à Con-
stantinople, satisfait de mon excursion, malgré les ennuis insé-
parables de tout voyage en Orient.
(Blackwood Edinburgh Magazine.)
Digitized by VjOOQIC
Nous sommes toujours heureux de trouver dans un des articles de
notre recueil l'occasion de rappeler, â nos lecteurs ëii particulier et
au' public en général, un ouvrage français qui en complète les notions
utiles. La question de la remonte de nôtre cavalerie est aujourd'hui
une des plu!s controversées, et l'on ne saurait trop s'occuper des moyens
de (a résoudre après les deux expériences successives de la guerre de
Crimée et de la guerre d'itajie. Avant d'entrer en campagne, au prin-
temps dernier, il eût fallu se procurer cinquan^ rail|e cbôvaux : à
peine si on put en trouver douze mille ! Qui le croirait ? quand toutes
les questions relatives à la guerre sont étudiées en Franco suivant les
pi-incipes les plus absolus des sciences spéciales à chacune d'elle, celle
é[ui èsi relative' à la multiplication et à Véducatioh du cheval dé guerre
est ignorée, ou plutôt li-sTée mômé aux erreurs de la routine. Lorsqu'on
1840 on parut comprendre la nécessité de fonder une chaire d'histoire
naturelle appliquée au perfectionnement des animaux domestiques, et
qu^on eut le bonheur de trouver un professeur capable de l'occuper,
à peine ce professeur, M. Richard (du Cantal) eut osé tracer une mar-
che opposée à celle qui avait été suivie jusque-}à, gue la routine circon-
vint le gouvernement, et M. Richard (du Cantal) se vit en quelque sorte
sommé de renier sa doctrine ou de donner sa démission. Homme de
conscience et do science à la fois, le professeur se retira. Heureusement
M. Richard n^est pas resté muet : il a écrit, et on adoptera ses idées \v\
ou tard, iiôh-sciilement dans l'enseignement, tnais dans la pratiqua
même. jNuÙs' nous contentons aujourd'hui de signaler aux lecteurs son
livre intitule : Etude llu cheval de service et de guerre^, etc., dont nous
parlerons quand aura paru la troisième édition ; car, à la grande satis-
faction des ennemis de la routine, ce livre qui la combat si rationnel-
lement a eu déjà deux éditions et la troisième est sous presse. H est
dédié à la Société impériale d'acclimatation, où il a rencontré des ap-
probateurs qui font eux-mêmes autorité. H nous suffira de nommer
M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, à qui M. Richard adresse sa préface.
> Paris, 1 vol. in-8«, imprimerie de Guiraudet.
Digitized by VjOOQIC
MTniiATupç. - mm^^^ - mw\
1^^— £^5
PAR LORD MACAULAY.
Francis Atterbury, qui occupe un rang éminent daps Thistoire
politique, ecclésiastique et littéraire de TAngleièrre, naquit en
I6B2! à Middletoîi,' paroisse du comté deBiickingham, dont son
père était recteur. Francis fut élevé à Técolede Westminster, ei
porta de là au collège dè^Christ-Church uri fonds d'iiistruçiion
qui,' quoique réellement peu considérable, fut exploité 'par
lui dans sa vie avec une ostentation si intelligente, 'que les
observateurs superficiels lui attribuèrent un' savoir' iînmense.'
A l'université d'OxfoVd, ses talents, son goût, son esprit tardi,
aédàigneux et impérieux, le mirent bientôt en évidence. Ce fut
àOiford qu'il publia, âgé ^e vingt ans, son prémierouvragë,
une traduction en vers latins au beau poème de Dryden :'Ab'
*fl/on et Achiiopdl Le style et la versificàtîoii du jeune étudiant
n'étaient ni le style ni la versification du siècle d'Auguste, it
rteît mieux'dans ses compositions' anjglaisés. En î687,' îl se
<lislingua parmi plusieurs hommes de mérite qui écrivirent pour
la défense de l'Eglise d'Angleterre, alors persécutée par Jacques ït
et calomniée par des apostats qui avaient déseirté vénalemënl
sa communion. De tous ces apostats, aucun n'avait plus (l'arti-
fice ou de malignité que Obadiah Walker, qui était principal
*Wer) du collège de Tuniversité,' et qui, ^oûs le ' patronage
'^jaljyavait établi une presse pour publier des brochures contre
Digitized by VjOOQIC
296
RETUE BRlTAlflflQUE.
la religion officielle. Dans ud de ces écrits, composé, il paraîtrait,
par Walker lui-même, Martin Luther était fort maltraité. Atter-
burj entreprit de défendre le grand réformateur saxon et s'en
acquitta d'une façon singulièrement caractéristique. Quiconque
étudiera sa réplique à Walker sera frappé du contraste entre la
faiblesse de tout ce qui appartient à l'argumentation ou à la
défense, et la rigueur de tout ce qui appartient à la rhétorique
et à l'agression. Les papistes furent si irrités des sarcasmes et
des invectives du jeune polémiste , qu'ils crièrent à la trahi-
son, et l'accusèrent d'avoir par induction appelé le roi Jacques
un Judas.
Après la révolution de 1688, Atterbury, quoique élevé dans
les doctrines de la non-résistance et de l'obéissance passive,
s'empressa de prêter serment au nouveau gouvernement. Bientôt
après, il reçut les ordres sacrés, prêcha de temps en temps à
Londres avec une éloquence qui étendit sa réputation, et eut
l'honneur d'être nommé un des chapelains du roi. Mais il rési-
dait habituellement à Oxford, où il prit une part active aux tra-
vaux universitfiires, dirigea les études classiques des sous-gra-
dués de son collège, et fut le principal conseiller et coadjuteur
du doyen Aldrich, théologien connu surtout aujourd'hui par
ses publications musicales, mais renommé parmi ses contem-
porains comme érudit, tory et dévoué à la haute Eglise anglicane.
C'était la coutume d' Aldrich — coutume très-peu judicieuse —
d'employer les jeunes gens les plus distingués de son collège à
éditer des ouvrages grecs ou latins. Parmi les jeunes gens stu-
dieux et de bonne volonté qui, malheureusement pour eux, se
laissèrent engager à devenir des maîtres en philologie, au lieu
de se contenter d'apprendre eux-mêmes, était Charles Boyle, fils
du comte d'Orrery et neveu de Robert Boyle, le grand philosophe
expérimental. La tâche assignée à Charles Boyle fut de préparer
une nouvelle édition d'un des livres les plus indignes d'être
édités. C'était une mode, parmi les Grecs et les Romains qui
cultivaient la rhétorique comme un art, de composer des épltres
et des harangues sous le nom de quelque personnage éminent.
Quelques-uns de ces ouvrages apocryphes sont fabriqués avec
un talent et un art si ingénieux, qu'il faut toute la sagacité de la
plus haute critique pour ne pas les croire des ouvrages originaux.
Digitized by LjOOQ IC
ATTERBURY. 297
D*autressont si faiblement et si grossièrement exécutés, qu'ils ne
sauraient en imposer à un écolier intelligent. Le meilleur modèle
de ce genre parvenu jusqu'à nous est peut-être le discours pour
ïarcellus, imitation si parfaite de l'éloquence cicéronienne,
que Cicéron lui-môme Faurait lue avec surprise et plaisir. Le
pire échantillon est peut-être une collection de lettres attribuées
à ce Phalaris qui gouvernait Agrigente plus de trois cents ans
avant l'ère chrétienne. L'évidence extérieure et intérieure contre
Tauthenticité de ces lettres est accablante. Lorsque, dans le
quinzième siècle, elles sortirent de leur obscurité avec beaucoup
d'autres productions plus estimables, elles furent proclamées
apocryphes par Politien, le plus grand érudit de l'Italie, et par
&asme, le plus grand érudit de ce côté des Alpes. Par le fait, il
serait aussi facile de persuader à un Anglais lettré qu'un des
chapitres du Rôdeur (the Rambler) de Johnson fut l'œuvre du
héros Wallace, que de persuader à un homme tel qu'Erasme
qu'une pédantesque composition, écrite dans le style de l'atti-
cisme artificiel du temps de Julien, fut une dépêche royale écrite
par un astucieux et féroce Dorien, qui faisait rôtir des hommes
vivants, plusieurs années avant qu'il existât un volume de prose
dans la langue grecque. Mais, quoique le collège de Christ-Church
pût se vanter d'avoir de bons latinistes, de bons écrivains an-
glais, et un plus grand nombre d'habiles hommes du monde
qu'aucun des autres établissements de l'université, il n*y avait
pas alors dans le collège un seul homme capable de faire une
distinction entre l'enfance et le déclin de la littérature grecque.
En effet, si superficiel était le savoir des maîtres de ce collège
célèbre, qu'ils furent charmés par un essai que publia sir Wil-
liam Temple à la louange des anciens auteurs. Il semble au-
jourd'hui étrange que, même les services éminents de Temple
comme homme d'Etat, sa popularité méritée et la grâce de son
style, aient préservé une si futile composition du mépris univer-
sd.Entre autres choses absurdes, sir William disait que les Epî-
tret de Phalaris étaient les plus anciennes et les meilleures lettres
du monde. Tout ce qu'écrivait- Temple attirait l'attention. Des
personnes qui n'avaient jamais ouï parler des Epttres de Pha--
loris commencèrent à demander ce que ce pouvait être. Aldrich,
qui ne savait guère de grec, reçut la leçon de Temple qui n'en
Digitized by VjOOQIC
V
299 REVUE ]^^][TANNfQUE.
savait pas uQ mo^, e\ çbarg^^ ^oyle ^e préparer une édition
nouvelje ^e cesçorappçit^ons admirables, devenues tout à coup
rolîjet d'u|i iqtérQJ universel après être restées si longtemps
plongées 4ap$ robscurité.
Cette édition, préparée avec )e concours d'Atter^ury qui était
le répétiteur ^e Boyle, et de quelques autres membres du col-
lège, £ut ce que l'on pouvait attencjre ^e gens qui s'abais-
saient à éditer un pareil livre. Les notes étaient dignes du texte;
la version latine digne c|e l'orjginal grec. Le volume eût été ou-
bli^ ^u bou^'un mois, sans un malentendu qui éclata entre le
jeune é^i^eur e^ le plus grs^nd érudjt qui eût paru en Europe
depuis la renaissance des lettres, Richard Çentley. Le manuscrit
était sous la garde de ^entley *. Bojle (Jésira le collationner. ^n
libraire j^rouijlon lui (^it que Bentley avai^ refusé de le prêter,
ce qui ét^it feux; il ajouta tjue pentley avait par|é dédaigneuse-
ment (^es lettres attribuées à P,^ia^aris et des critiques qui s'é-
taient laissé mystifier par une pareille falsification, ce qui était
vrai. Boyle, très-piqué, remercia î|entley dans sa préface par
un compliment acpèrement ironique sur sa courtoisie. Bentley
se vengea par une dissertation, 4ans laquelle '\\ prouva que les
EpUres de l^halaris étaient apocryp^ies et la nouve^e édition
tout à £ai| sans va|eur ; mais i[ traita %yle personnellement avec
civijité, comme un jeune (lomme de granc^es espérances, qui
méritai^ des éjoges par son amour de {a science, et digne d'avoir
de meilleurs maîtres.
Il est peu 4!épiso4es de la vie littéraire plus extraordinaires
que (a tempête soulevée par cette petite dissertation. Bentley
avait traité Çoyle avec indulgence, mais il avait traité le collège
de Christ-Church avec mépris, e^ les élèves de Christ-Church, en
quelque lieu qu'ils fussent dispersés, étaient aussi attachés à leur
collège qu'un écossais à son pays natal, ou qu'un jésuite à son
ordre. Ils avaient une inQuence considéraple. Ils dominaient à
Oxford, étajenj tou^-puissan^ dans les Cours de justice et l'Ecole
de chirurgie, au premier rang dans le Parlement et dans les
cercles littéraires e\ fashionables 4e Londres. Leur cri unanime
• R. Bentjey étajt conservateur Hibrary-keeper) de la bj()|iolhéque Sainl-
James, qu'il avait cbnlril^ué h eiirichir de plus de raille volumes. A. P.
Digitized by LjOOQ IC
fm qije }'bojR?çivr du collège ^evai| ê^re veng^i 99© Tinsolept
pédanf de Caînbridge devait être ^erra$s4. Le pauvre Boyfe ^tait
incapable de se charger d'un pareil exploit, et il se récusa. Ce
fat donc h sou mattre, Atterbiiry, que fut ^^^olu le rOle dç
champion du collège de ^b^is^^-Cburcb.
La réponse ^ Bentley, qui porte )e nom de Bqy|e, mais qui,
parle lait, n'est pas plus Tœuvre de Soyle que les Epiires, cause
delà querelle, n'étaient de l^halaris, n'est p}us lue que des cu-
rieux, et probablement é)Ie ne sera jamais réimpriiipée ; mais elle
eut son jour de popularité bruyante. On la trouvait non-seule*
ment dans le cabinet ^es gens de )e^res, mais sur les fables des
plus brillants salons de So^o^Square et de Ck)vent-Gar4en. Véme
les beaux et les coquettes du sièc|e, ]qs Wildair et {es lady (iU-
rewells, les Mirabelles et les MillamantsS se complimentaient ré-
ciproquement sur la manière dont un pédant docteur de Cam-
bridge avait été plaisanté par le jeune gentletnan doué d'une
érudition si facije et qui écrivait avec tant de grâce et d'ironie
sur le dialecte de l'Attique, le mètre anapeste, les tajenjs de Si^
cile et les coupes de Thér^clée. Disons-le, les applaudissements
delà foule étaient mérités. Ce livre est vérUablement le çlieÇ-
d'œuvre d'^tterbury et ^pune une plus heureuse idée de ses
qualités littéraires qu'aucun des ouvrages auxquels il a mjs son
nom. Sans doute il avait tort sur la question principaje et sur
toutes les questions accessoires qui s'y rattachaient ; sa connais-
sance de la langue, de )a littérature et de }!hjs|ôire des Grecs
n'égalait pas celle que maint rhétoricien porte aujour(|*|xui
chaque année à Cambridge ou à Oxfor^ ; quelques-unes m^me
de ses bévues d'écolier semj^lent plutôt mériter les étrivières
qu'une réfutation : tout cela est vrai, et c'est aussi justement
pourquoi sa composition est au plus haut degré intéressante
pour un lecteur lettré. Elje est bonne, parce qu'elle est excessi-
vement mauvaise. C'est l'exemple le plus extraordinaire qui
existe de Tart de faire beaucoup avec peu. L'intendant de l'avare
de Molière dit qu'il n^est pas difficile de faire un bon dîner
avec beaucoup 4'argent; le grand cuisinier est cejui (jui peut
vous faire un superbe banquet sans argen|. jljue Bentley eù|
* Personnages de comédie, types des beaux et des coqueUes du temps. A« P.
Digitized by VjOOQIC
300
REVUE BRITANNIQUE.
écrit une excellente dissertation sur la chronolo^e et la géo-
graphie anciennes, sur le développement de la langue grecque
et sur l'origine du théâtre grec, il n'y a là rien d'étrange. .11 est
vrai que le champion de Qirist-Church avait tout le concours
que pouvaient lui apporter les plus célèbres mémoires de ce col-
lège. Smalridge lui fournit quelques heureux traits d'esprit ;
Friend et d'autres, de l'archéologie et de la philologie très-mau-
vaises. Mais la plus grande partie du volume était d' Atterbury
tout seul, et ce qui n'était pas de lui avait été revisé et retouché
par lui ; bref, l'ensemble porte le cachet de son esprit, esprit
inépuisable pour les ressources de la controverse et familier avec
tous les artifices qui donnent au faux un air de vérité, à l'igno-
rance un air de science. Atterbury n'avait qu'un peu d'or, mais
il savait si bien le battre, si bien le réduire à la plus mince feuille,
il rétendait sur une si vaste surface, que ceux qui le jugeaient
par leur premier coup d'œil et ne consultaient ni les balances,
ni la pierre de touche, pouvaient se figurer qu'il possédait un
précieux trésor de lingots massifs. Trouvait-il des arguirients, il
les exposait sous le jour le plus favorable. Là où les arguments
lui manquaient, il avait recours aux personnalités, — quelque-
fois sérieux, plus généralement plaisant, toujours ingénieux et
mordant. Mais soit qu'il fût grave ou gai, soit qu'il raisonnât
ou raillât, son style était toujours pur, poli, facile.
L'esprit de parti était alors violent ; cependant, quoique Bent-
ley fût classé parmi les whigs, et quoique le collège de Christ-
Church fût une citadelle du torysme, whigs et tories se mirent
d'accord pour applaudir au volume d' Atterbury. Le poëte Garth
insulta Bentley et exalta Boyle dans des vers qu'on ne cite plus
aujourd'hui que pour en rire. Swift, dans sa Bataille des livres,
introduisit plaisamment Boyle, couvert d'une armure, présent des
dieux, et guidé par Apollon, sous la forme d'un mortel ami dont
le nom, laissé en blanc, pouvait être facilement deviné. Ce jeune
homme, si bien équipé et si bien escorté, obtient une facile vic-
toire sur son antagoniste orgueilleux et discourtois. Bentley,
cependant, avait pour lui la conscience d'une supériorité incon-
testable et les suffrages du petit nombre des juges compétents.
« Jamais écrivain, disait-il noblement et justement, ne fut battu
que par sa propre plume. » Il passa deux ans à préparer une
Digitized by VjOOQ IC
àtterburt. 301
réplique qui ne cessera pas d'être louée et admirée tant que la
littérature grecque sera étudiée dans un coin du monde.
Cette réplique prouva non-seulement que les épitres attribuées
à Pbalaris étaient apocryphes, mais encore qu'Atterbury, avec
tout son esprit, toute son éloquence et toute son adresse dans
Tart de la controverse, était le plus audacieux faux savant qui
eût jamais écrit sur ce qu'il ne comprenait pas. Mais Atterbury
fut parfaitement indifférent à cette réplique : il était, lorsqu'elle
parut, engagé dans une dispute sur des questions bien autre-
ment importantes et irritantes que les lois de Zaleucus et celles
de Charondas. La rage des factions religieuses était à son plus
haut paroxysme. La haute Eglise et la basse Eglise divisaient la
Dation. La gran(ïb majorité du clergé était du côté de la haute
Eglise, la majorité des évèques du roi Guillaume inclinait vers
hlatiludifiarisme. Une querelle éclata entre les deux partis à
propos de l'étendue des pouvoirs de la Chambre basse de ce
Parlement ecclésiastique qu'on appelle la Convocation. Atter-
bury se porta à l'avant-garde des champions de la haute Eglise.
Ceux qui auront étudié impartialement l'ensemble de sa carrière
De seront guère disposés à lui attribuer un zèle religieux bien
sincère ; mais il était par nature un véhément batailleur pour
le cause de toute corporation à laquelle il appartenait. Il avait
défendu l'authenticité d'un livre apocryphe, uniquement parce
que le collège de Christ-Church avait publié une édition de ce
livre. Il se déclara de même pour le clergé contre le pouvoir
civil, uniquement parce qu'il était ecclésiastique, et pour le
simple prêtre contre les évéques, parée qu'il était alors un simple
prêtre. Quoi qu'il en soit, les prétentions de la classe a laquelle
il appartenait furent soutenues par lui dans divers traités écrits
arec beaucoup d'esprit, d'adresse, d'audace et d'acrimonie. Dans
cette seconde controverse comme dans la première, il tint tête à
des antagonistes qui avaient du sujet en litige une connaissance
bien supérieure à la sienne : mais, dans cette seconde contro-
verse comme dans la première, il en imposa à la multitude par la
hardiesse de ses assertions , par le sarcasme, par la déclamation
et surtout par son talent spécial pour mettre en relief une petite
érudition de manière h la faire paraître très-grande. Ayant su
se faire passer aux yeux du monde pour un érudit classique
Digitized by VjOOQIC
302 REVUE BRiTANNIQUE.
plus fort (Jiie Beiilleyl il siit encore se faite paôseir pôiiV iin théo-
logien plus fort (Juë Wake ou Gibsoii. La rbajôrîté eccléslas-
ticjue le regarda comme le plus habile et le plus intrépide tribun
qui eût jamais défendu ses droits contte l'oligarchie de la
|)rélature. La Chambre basse de la Convocation lui rota deî
temercloients, l'université d'Oxford liii décerna le diplôDae de
docteur en théologie; et, peu de temps après l'aténemerit de h
reine Aiine aii trône, lorsque lès tciriés âvaieiit la pritici^ale in
fluence dans le gouvernement; il fut j[irdmu aii décanat d(
Carlisle.
Peu de temps après ctii'il eut obtenu cette t)romotioti ecclésias
tique; le parti whlg l'empoha sur le pai'ti tory. Il tlé pouvai
attendre aucune faveur du premier, etsit àtis s'écdûlèrènt avan
qu'il se fît lin changement dahs le sens du second. Enfin, er
Tannée 171(), la petsëcution dé ëàchevérell provoqua une via
lente explosion de fanatisme anglièah *. C'était une circbnstanci
pour remettre Atterbury en évidence; son dévouement à sor
corps, son caractère turbulent et ambitieux, ses rares talent
pour la controverse et poiir l'agitation lui firent de nouveau joue
un rôle signalé. Ce fut lui qui rédigea en grande partie cet habil<
et éloquent discours que le théologien accusé prononça à M
barre de la Chambre des lords, et qui forme un isingiilier con
traste avec l'absurde et grossier sermon qu'on avait imprudem-
ment honoré d'un acte d'accusation. Pendant les mois de troubli
et d'inquiétude qui suivirent le procès, Atterbury figura parm
les plus actifs de ces pariiphlétaires qui cnflamitièrent la natioi
contre le ministère whig et le Parlement whig. Quand le minis-
tère eut été changé et le Parlement dissous, les récompense
lui furent prodiguées. Là Chambre basse de la Convocation ec
clésiasliquo l'élut son prolocuteur ; la reine le nomma doyen di
collège de Christ-Church à la mort d'Aldrich, son protecteur e
son ami. Le collège eût préféré un gouverneur plus doux; ce
* Henri Sachcverell fui suspendu pour trois apnées de ses ronctions d(
prédicateur de l'église du Saint-Sauveur, de Londres, à la suite du procè:
qui lui avait été intenté par le ministère. Ses sermons semblèrent sédilieu)
et motivèrent celle condamuolion, qiii augmenta sa popularité dans le pari
tory. Par son testament, il légua 500 livrés sterling à Atterbury, dout il
avait été le condisciple et Tarai à Oxford. A. P.
Digitized by VjOOQIC
ÀftiéâfibRY" 303
pendant ce hoùveau chef ïut reçu avec Vous les liohiieurs d'u-
sagé. Une harangue dé félicitàtîon eii latlh lui fût adressée dans
le magnifique vestibule de l'édifice, ëlAtterbury répondit par la
déclaration dé son ardetit Sttàchemeill âii Vétlérable collège où
il avait fait ses études, isatis oublier moitié l'es coHàpliôîebts gra-
cieux pour ceux qu'il allait présider, fiais il ll'élèil pdk datis sï
nature d'être ùii gouvertiedi: paisible et étjuitablfe. Le cbàpitré
(le Carlisle avait été laissé pair Itii dëcliirè par des iquetelles b-
lérieures. Il trouvait Chrîst-Chuir'ch feti jpali : trois tnciîs tle s'é-
taient pas écoulés que son caractère jjôsjioticiue ^t brotilllbil fit
à Christ-Chùrch ce qu'il avait fâil 4 fc&rlîsle. Son sdiicesseur,
comme doyeb; fut â Carlisle cbniiiie â Chrlst-Cliii'rch rhtiiiii'âln et
accompli Staàlridgé', qui se plâîgttitdouceibentde Tétai ôh 11 liii
avait laissé ces deux successions. « AttfetbUiry me pré'ôède, disait-il,
et met toill en feu. J'arrive aprës lui avec hii seali d'eaii. » Les
ennemis d'Atterbury prétendirent 4u'6n le fit évêc^ue, parce qli'il
était trop mauvais doyen. Sous soh administration; Chrlst-
Church fut en confusion, de scandaleuses altercatioiis eurent
lieu, des paroles d'injure furent échangées, et tout sembla faire
craindre que le grand collège toiry tté fdt ruîriê parle grand
docteur tory. Atterbury fût bientôt promu â l'évôché dé Roches-
ter qui était alors toujours cumulé avec le décahat de\Vest-
minster. De plus hautes dignités paraissaient llii être téservées;
car, (Quoiqu'il y eût de plus grandes capacités sûr le banb des
évêques, il n'en était aucune qui l'égalât par le talent parlemen-
taire ou qui en approchât. Si son parti iêlail resté au pouvoir,
il n'est pas improbable qu'il eût été élevé à Tarchevéché de
Cantorbéry. Plus la perspective qu'il avait devant lui était bril-
lante, plus il avait raison de redouter l'avènement d'une famille
bien connue pour être partiale eil faveur d'eé whigs. Il y a tout
lieu de croire qu'il était un de ces politiques qui espéraient pou-
voir, pendant la vie de la reine Anne, préparer si bien les choses,
quà sa mort il serait facile de mettre de côté l'acte qui avait
substitué Guillaume à Jacqueé , et d'ajppelèr le Prétendant au
trône. La mort soudaine de la reine confondit les projets de ces
conspirateurs. Atterbury, qui avait tous les courages, voulait
que ses confédérés proclamassent Jacques III, et il offrait d'ac-
compi^èr les hérauts d'armes en costume épiscopal. Mais il
Digitized by VjOOQIC
304 REVUE BRITANNIQUE.
trouva les plus braves de son parti irrésolus, et il s'écria» dit-on,
non sans des interjections peu convenables dans la bouche d'un
père de TEglise, que la pusillanimité avait perdu la meilleure
des causes et la plus précieuse des occasions. Acquiesçant à ce
qu'il n'avait pu empêcher, il prêta serment à la maison de Ha-
novre ^ Le jour du couronnement, il officia avec toutes les ap-
parences d'un zèle sincère, et chercha à se mettre bien dans les
bonnes grâces de la dynastie nouvelle ; mais sa servilité fut ac-
cueillie avec un froid dédain. Il n'est rien qui excite la rancune
d'un homme orgueilleux comme de s'être humilié en vain. At-
terbury devint le plus factieux et le plus opiniâtre des ennemis
du gouvernement. A la Chambre des lords, son éloquence vive,
piquante, lucide, ornée de toutes les grâces du débit et du
geste, arracha l'attention et l'admiration même d'une majorité
hostile; quelques-unes des plus remarquables protestations
conservées dans les registres de la pairie furent son œuvre,
et dans quelques-uns de ces pamphlets qui exhortaient les An-
glais à défendre leur pays contre les étrangers venus d'au delà
les mers pour le piller et l'opprimer, les critiques reconnurent
aisément son style. Quand éclata la rébellion de 1715, il refusa
de signer le manifeste par lequel les évèques de la province de
Gantorbéry proclamaient leur attachement à la succession pro-
testante. Il s'occupa d'intrigues électorales, surtout à Westmins-
ter, où ses fonctions de doyen lui donnaient une grande influence.
* Lord Slanhopc explique parfailemenl le double jeu de certains membres
du parti jacobite et les espèces de capitulations de conscience qui permet-
taient à quelques-uns de jurer fidélité aux deux dynasties, parfois du con-
sentement de la dynastie exilée, «r Tel est, j'en ai peur, dit lord Stanhope,
l'inévitable résultat d'un serment imposé par un gouvernement pour sa sé-
curité. Des exemples de ce genre ne sont que trop communs dans tous les
pays. Le serment prêté au roi Georges n'excluait pas tous les jacobiles du
Parlement. Le serment prêté au roi Louis- Philippe n'exclut pas tous les
carlistes des Chambres françaises, fiien plus, l'esprit de faction peut déna-
turer si bien les vrais principes qu'une telle violation de la bonne foi n'est
pas seulement excusée mais même louée par le parti qu'elle sert. Ainsi donc
les jacobites approuvaient leur chef, M. Shippen, « ce digne patriote, di-
a saient-ils probablement, qui a eu le courage de jurer contre sa conscience
« pour servir la bonne cause. » (Lord Stanhope, Hist, of Engl., t. U.) Evi-
demment, ce qu'on disait de M. Shippen on devait le dire aussi d'Atterbury.
A. P.
Digitized by VjOOQIC
ATTJE&BURT. 305
Il fat enfin fortement soupçonné d'avoir organisé une espèce d'é-
meute pour empêcher les électeurs wbigs d'exprimer leurs votes.
Après avoir été indirectement en communication pendant
longtemps avec la famille exilée, il commença, en 1717, à cor-
respondre directement avec le Prétendant. La première lettre de
cette correspondance existe, et dans cette lettre Atterbury se
vante d'avoir, depuis des années, saisi toutes les occasions de
servir la cause jacobite. « Ha prière de chaque jour, dit-il, est
pour le succès de votre cause. Puissé-je assez vivre pour voir
ce succès, et cesser de vivre le jour où je devrai renoncer à y
concourir ! » Il faut se souvenir que celui qui écrivait ainsi était
un homme tenu par devoir à donner l'exemple de la plus stricte
probité à l'Eglise dont il était un des dignitaires ; qu'il avait
prêté plusieurs fois serment à la maison de Brunswick, qu'il
arait figuré parmi les prélats qui placèrent la couronne sur la
tête de Georges I", et qu'il avait abjuré Jacques III, « sans
équivoque ou réserve mentale, sur la vraie foi du chrétien. »
Uest agréable de passer de la vie publique d' Atterbury à sa vie
privée. Son esprit turbulent, fatigué par les factions et les trahi-
sons, avait de temps en temps besoin de repos ; il le trouvait dans
les douceurs du foyer domestique et dans la société des illustres
morts ou des illustres vivants. On sait peu de chose de sa femme ^ ;
mais entre sa fille et lui existait une affection singulièrement
étroite et tendre. Tel était le charme de ses manières quand il
était en compagnie de quelques amis, que la chose ne semblait
guère croyable à ceux qui ne le connaissaient que par ses écrits
et ses discours. Ce charme a été célébré par un de ces amis en
?ers impérissables. Quoique le savoir classique d' Atterbury ne
fût pas très-étendu, il avait un goût parfait pour ce qui était de
la littérature anglaise, et son admiration du génie était assez
me pour faire taire ses antipathies politiques et religieuses.
* Le Biographical Dictionary de Chalmers nous apprend qu'Allerbury
«nit épousé miss Osboru, une parente (quelques-uns disent une nièce} du
duc de Leeds, avec une fortune de 7,000 livres sterling. Elle avait aussi une
répolalion de beauté. Atterbury n^élait encore que simple prêtre lorsqu'il
it ce mariage. Il perdit sa femme en 1722 : elle Tavait rendu père de quatre
eafants, dont un seul lui survécut, le second, qui entra comme lui dans les
ordres. Sa fille, Mary, épousa M. Morice. A. P.
^ SCIIII. — TOMI 1. 20
Digitized by VjOOQIC
305
REVUE BRITANNIQUE.
Son admiration pour Milton, Tennenii mortel des Stoarts et d
FEglise anglicane, semblait un crime à plus d'un tory. Latrïst
nuit où Addison fut inhumé dans la chapelle de Henri VU, le
choristes de Westminster remarquèrent qu*Atterbury lut le ser
vice mortuaire avec une émotion et une solennité particulières
Cependant les compagnons favoris du grand prélat torjr étaienl
comme on pouvait bien s'y attendre, des hommes qui avaiet
au moins quelque teinte de torysme. Il était lié d'amitié ave
Swift. Arbulbnot et Gay. Avec Prior, cette amitié fut intim
jusqu'au jour où quelque mésintelligence sur les affaires pi
bliques finit par la rompre. Pope trouva dans Atterbury non-seï
lement un ardent admirateur, mais encore un fidèle, franc et ji
dicieux conseiller. Le poète fréquentait le palais épiscopal soi
les ormeaux dé Bromley, et ne soupçonnait guère que son hùU
au déclin de ses années, cloué sur son fauteuil par la goutte
et en apparence voué à la littérature, prenait une part actii
à des complots criminels et dangereux contre le gouverne
ment.
Les événements de 1715 avaient abattu le courage des je
cobites; il se releva en 1721. L'avortement du projet de 1
mer du Sud, la panique sur le marché financier, la ruine i
maisons de commerce importantes, la détresse dont ne ft
exempte aucune province du royaume, avaient produit un mi
contentement général. Il ne paraissait pas improbable qu'en u
tel moment une insurrection pût réussir. Une insurrection fi
préparée : on devait barricader les rues de Londres, surprendi
la Tour et la Banque, arrêter le roi Georges avec sa famille, se
principaux officiers et ses conseillers, et proclamer le roi Ja<
ques. Ce complot vint à être connu du duc d'Orléans, régent d
France, qui était en termes d'amitié avec la maison de Hanovn
Le régent avertit le gouvernement anglais, qui se tint sur se
gardes. Quelques-uns des principaux mécontents furent empr
sonnésj et, dans le nombre, Atterbury. Aucun évéquede l'Eglis
d'Angleterre n'avait été mis en arrestation depuis le jour même
rable où les prières et les applaudissements de toute la ville d
Londres avaient suivi les sept évêques jusqu'aux portes de l
Tour. L'opposition conçut un moment l'espérance qu'il serai
possible d'exciter parmi le peuple quelque chose comme l'en
Digitized by VjOOQIC
ATtEMiniT. 307
thotiâiflnDe de ceoi qui se jetèrent dans les eant de la Tamise
pour implorer la bénédiction deSancroft. On exhiba à Fëtalage
des magasins des portraits du confesseur héroïque dans sa
prison ; on chanta dans les rues des couplets à sa louange; on
représenta Vinterdiction qui lui avait été faite de communi*
quer avec ses complices comme une cruauté digne des cachots
deTinquisition. D'énergiques appeU furent adressés aux ec-
clésiastiques. Toléreraient^ils timidement qu'une si grossière
insulte fût faite A un membre de TEgliae, et à quel membre? au
plus habile, au plus éloquent de tous^ à celui qui avait si souvent
défendu leurs droits contre le pouvoir civil? Le laisseraient- ils
traiter comme le plus v\l des hommes? L'émotion fut profonde,
mais elle fut calmée par une lettre pleine de modération A Ta^
dresse du clergé, œuvre probablement de Tévêque Uibson « en
grande, faveur auprès de Walpole, et qui devint bientôt après
ministre des affaires ecclésiastiques ^
Atterbury resta étroitement gardé pendant quelques mois. Il
avait si prudemment entreteim sa correspondance avec la fa-
mille exilée, que le» preuves à Fappui de Taccusation, suffi*
saotes pour produire une conviction morale, ne Tétaient pas
pour justifier une conviction légale. Il ne pouvait être atteint
que par un bill spécial de pénalité. Le parti whig, qui dominait
décidément dans les deux Chambres, était tout à fait disposé à
* LordStanhopa, dans son Histoire d'Angleterre^ ajoute ici 2 c La fermenta-
tion du public fui encore augmentée par le bruit (trop bien fondé, je le crains)
au rigoureux traitement qu'on faisait subir au prisonnier dans la Tour. L'é-
Téquelui-raêrnedanssa défense put dire :« J'ai souffert de telles rigueurs, de
« telles iosultes, qu'il y atait de quoi briser un caractère plus résolu et un lem-
I pérament plus fort que ceux dont le ciel m'a doué. J'ai été traité avec plus de
uéférité etd^iodignité qu'on n'en a jamais fait subir, je crois, à un prisonnier
« d'Etat de mon rang et de mes fonctions, aussi Agé et infirme que je le suis, j»
OnTencourageait a écrire des lettres à sa famille et à ses amis; on l'autorisait
du moins à le faire, et non-seulement ces lettres étaient ouvertes, mais encore
00 y puisa des arguments contre l'accusation. On le priva même de sa seule
Qooaolation, celle de voir sa fille chérie sans témoins, et ce ne fut qu'après
bien des difficultés qu'on lui permit de préparer sa défense avec son
l^odre, M. Morice. Tout ce qu'on lui envoyait à la Tour était fouillé avec
soio : on ouvrit même quelques pâtés de pigeons, c C'est la première fois,
• dit Pope, que des pigeons morts ont été soupçonnés de porter des messages, n
A. P.
Digitized by VjOOQIC
308 REVUE BIUTàNNIQUE.
voter ce bill. Plusieurs membres ardents de ce parti rappelaient
le précédent qui arajt eu lieu dans le procès de sir John Fenwick,
et parlaient de livrer la tète de Tévéque au bourreau. Cadogan,
qui commandait Tarmée, brave soldat, mais politique exalté,
s'écria, dit-on, avec véhémence : « Livrez-le aux lions de la
Tour I » Hais à Walpole, plus sage et plus humain, il répu-
gnait toujours de verser le sang , et son influence prévalut.
Quand le Parlement s'assembla, les preuves contre le prélat
furent soumises à des comités des deux Chambres. Ces comités
firent un rapport qui déclarait les preuves de Taccusation ac-
quises. Dans la Chambre des communes, une résolution, votée
par deux voix contre une, le déclara coupable de trahison. Un
bill fut alors rédigé, tendant à le condamner à être privé de ses
dignités spirituelles et à être banni pour la vie. Une clause
interdisait à tout sujet anglais d'avoir aucune communication
avec lui, excepté par une autorisation royale.
Ce bill passa à la Chambre des communes presque sans op-
position, car révêque, quoique invité à se défendre lui-même,
réserva sa défense pour l'assemblée dont il était membre. Le
débat fut vif à la Chambre des lords. Le jeune duc de WhartoD,
célèbre par ses talents, ses débauches et sa versatilité, parla en
faveur d'Atterbury et produisit une grande sensation. Atterbury
lui-même prit à son tour la parole et se fit entendre pour la der-
nière fois à cette assemblée hostile qui l'avait si souvent écouté
avec un mélange de haine et de plaisir. II fit entendre quelques
témoins dont les dépositions ne pouvaient guère lui être utiles.
Parmi eux était Pope, qui fut cité pour prouver que, pen-
dant ses visites au palais épiscopal de Bromley, l'évêque s'oc-
cupait si complètement de littérature ou de ses affaires domes-
tiques, qu'il ne lui restait pas le loisir de conspirer. Mais Pope,
qui n'avait nulle habitude de parler en public, perdit la tête,
et, comme il l'avoua depuis, fit deux ou trois bévues, quoiquil
n'eût que quelques mots à dire.
Le bill fut voté enfin par une majorité de quatre-vingt-trois
voix contre quarante-trois *. Les évêques, un seul excepté,
^ Rien ne semblait prouver qu'il eût existé une correspondauce eulre
Atterbury et le Prétendant et ses adhérents; les lettres saisies avalent pour
signatures des noms flctifs. et entre autres Jones et lUington. Qui était
Digitized by VjOOQIC
ATTERBURY. 309
YOtèrent arec eette majorité. Cette conduite leur attira une
parole amère de lord Bathurst, ami chaud d'Atterbury et tory
zélé. « Les saurages indiens, dit-il , ne font aucun quartier à
I ennemi vaincu, parce qu'ils ont la croyance qu'ils hériteront
de rhabileté et du courage de la victime ! » Peut-être pour-
rait-on expliquer par cette croyance Tanimosité des révérends
prélats contre leur collègue.
Atterbury prit congé de ceux qu'il aimait avec une dignité et
une tendresse de sentiments digne d'un homme meilleur. Il
répétait souvent trois vers de son poëte favori :
Some natural tears he dropped^ but wiped them soon :
The world was ail before bim, where to chuse
His place of rest, and Providence bis guide *.
En partant il fît présent h Pope d'une Bible, et dit avec
un manque de sincérité dont ne se fût pas rendu coupable un
homme qui aurait étudié la Bible en bon chrétien : « Si vous
apprenez jamais que j'aie eu quelque communication avec le
Prétendant, je vous permets de dire que ma condamnation est
Jones? qui était Illiogton? Mais on parlait de tout, à ce qu'il parait, dans cette
correspoodance, et même d'uu petit chien nommé Arlequin, donné à la
femme de l'évêque par le comte de Mar et qui, 8*étant cassé la jambe, avait
étécoufié aux soins d'une Airs, fiâmes qui fut interrogée, et qui, ne suppo-
sant pas que le pauvre Arlequin pût compromettre personne, déclara naï-
vement à qui il appartenait. D^où Ton dit qu'Atterbury avait été trahi
par un chien. Swift ne put résister au plaisir de tourner cet incident en
ridicule, a Cette horrible conspiration, dit-il (en parlant du procès d'Atler-
bury), qui fut découverte par un chien français, lequel fit ses aveux autant
qu'un chien peut avouer en aboyant, et puis signa sa déposition avec sa
patte de chien. » Cette anecdote a été raeonlée dans toutes les histoires et
les mémoires du temps. Lord Stanhope ne Ta pas négligée. A. P.
1 Ce sont les trois avant-derniers vers du Paradis perdu; mais, soit par
Atterbury, soit par lord Macaulay, le texte de Miiton est légèrement altéré ,
le pronom singulier étant substitué au pronom pluriel. Voici le sens de la
citation appliquée à Atterbury :
U versa quelques pleurs, mais essaya ses yeux ;
Devant lui tout entier s'ouvrait le monde immense.
Il pouvait y choisir sa halle, et dans les cieux,
Pour y guider ses pu, était la Providence.
A. P.
Digitized by VjOOQIC
310 KEVUK BEITANNIQUE.
jusi€ . » Pope croyait encore alors que TéTêque avait été injnste-
meût condamné ^ Arbuthnot semble avoir été de la même opi^-
nion. Swift, quelques mois plus tard, dans son Voyage de Gul-
liver à Laputa, tournait amèrement en ridicqle les témoignages
qui avaient satisfait les deux Chambres du Parlement. Bientôt,
cependant, les amis les plus partiaui du prélat exilé cessèrent
de protester de son innocence et se contentèrent de déplorer
et d'exouser ce qu'ils ne pouvaient défendre.
Aprè^ un court séjour à Bruxelles, Atterbury avait fixé sa ré-
sidence à Paris, et là il devint en quelque sorte le obef de tous
les r/'fugiés jacobites qui y étaient réunis. Il fut invité à se ren-
dre à Rome par le Prétendant. Ce prince tenait là son semblant
de cour, sous la protection immédiate du pape. Mais Atterbury
sentit qu'un évéque de TEglise d*Angleterre ne serait guère à sa
place au Vatican. Il refusa Tinvitation . La correspondance entre
le maître et le serviteur était continuelle : on reconnaissait plei-
nement tous les mérites d' Atterbury j on recevait avec égard
tous ses avis, et il devintce que Bolingbroke Avait été avant lui,
* Lord Slanhope ne cite point ceUe phrase des adieux d*Alterbury à Pope.
Qnel lEilérèt avait Tévèque de Rochesler à passer pour complélement inno-
cent aux yeux de Pope, qui n'était pas, comme catholique, Irès-dévouén la
maison de Brunswick? Les paroles attribuées ici d Atterbury pourraient
bien avoir été dénaturées comme celles qu'il avait encore, disnit-on, échan-
gées avec Pope au sujet de celte même Bible, et qu^on citait volontiers dans
}f parti whig pour représenter malicieusement un théologien jacobile comme
un fiéisU, Du reste, voici comment celte conversation entre Pope et Atterbury
est rapportée dans le Biographical Dic/ionory, qui prétend que le poêle lui-
njfime Tavait racontée ainsi à lord Cheslerfield ; « Mon ami, attendu mes infir-
mitéSf Tuon grand âge et mon exil, il n*est pas probable que nous devions
nous revoir. Acceptez celle Bible pour qu'elle vous serve A vous souvenir
He moi ; emportez-la, el, croyes^moi, faites-en votre guide. — En faites-
vous le votre? — Oui. — En ce cas, mylord, c'est depuis peu. Permeltez-
Tikoi de vous demander par quelles lumières nouvelles ou par quels ai^u-
riienl^ vous avez sur ce livre une autre opinion que celle que vous aviez
djDs h\ première partie de votre vie? » L^évéque répondit: er Nous n'avons
pas le temps de parler de ces choses; mais emportez le livre, j'y croit, je
vous recommande d\ croire vous-même, et que Dieu vous bénisse ! » Rien
tl*nîHenrs, ajoute le Biographical Diciionary^ n'indique que Tévêque Atter-
bury nii jnmdis n>anqué de foi ou entretequ un doute relativement à la
vériic lin christianisme. Ses jetions et ses écrits nous foqt voir en lui, au
'Mjntraira, Mn croyant convaincu. A. P.
Digitized by LjOOQ IC
▲mBABURT. 811
kfTtmm nûiistre d'un loi sans royaume*. Mais le nouveau
farori éprouva ce qu'avait éprouvé Bolingbroke, qu'il était
aussi difficile de conserver l'ombre du pouvoir sous un roi er*
not et mendiant que la réalité du pouvoir à Westminster.
Quoique Jacques n eût ni territoire, ni revenus, ni armée, ni
marine, il j avait plus de factieux et d'intrigants parmi ses
courtisans qa0 parmi ceux de son heureux rival. Atterburj s'a*
perçut bientdt que ses conseils étaient peu suivis, ou même reçus
arec déHance. Son orgueil fut profondément blessé. Il quitta
Paris, fixa sa résidence à Montpellier, abandonna la politique et
se dévoua exclusivement aux lettres. Dans le cours de la sixième
année de son exil, il fit une maladie si sérieuse, que sa fille
elle-même, d'une santé très-délicate, résolut de braver tous les
risques pour le voir encore une fois. Ayant obtenu une autori-
ution du gouvernement anglais , elle s'embarqua pour Bor*-
deaux, mais elle y arriva dans un tel état tiu'elle ne put con-
tinuer le voyage que par bateau ou en litière. En dépit de ses
infirmités Àtterbury partit de Montpellier pour aller à sa ren-
contre, et de son côté la pauvre femme, avec une iinpatience,
tiop souvent le symptôme d'une fin prochaine, se mit en route
au lieu de l'attendre, et sans écouter les personnes de son entou-
rage qui la suppliaient en vain de ralentir son voyage. « Toutes
les heures sont précieuses, leur répondait-elle, je ne veux plus
que revoir mon père et puis mourir. » Elle le rencontra à Tou-
louse, Tembrassa, reçut de sa main le pain et le vin de la com-
munion, remercia Dieu qui leur permettait de passer un jour
ensemble avant de se séparer pour toujours en ce monde, et
elle mourut cette nuit-là même.
n fallut longtemps h Atterbury, malgré son ferme courage,
pour se relever après un coup si cruel. Aussitôt qu'il crut être
un peu rétabli, il redevint ardent à la lutte ; car le chagrin qui
rejette les natures douces dans la retraite, Tinaction et la con-
templation, surexcite au contraire les esprits naturellement agi-
tés. Le Prétendant, quelque peu intelligent et quelque dévot
* Par une coïncidence remarquable, en débarquant h Calais, AUerbury
ipprit que lord Bolîngbroke^ ayant obtenu le pardon du roi Georfi^es, y <rri-
^it de Paris ponr rentrer en Angleterre. « Ost deac an éebaoge de pri-
ttooiers, » dit-il A. P.
Digitized by VjOOQIC
312 REVUE BRITANNIQUE.
qu'il fût, ayait fini par voir qu'il avait agi follement en se pri-
vant d'un homme qui, quoique hérétique, était, par son talent
et toutes ses qualités, le plus distingué de ses partisans. On fit
de nouvelles avances à Tévêque jacobite, et Tévôque, sans trop
se laisser prier, revint à Paris pour y redevenir le ministre fan-
tôme d'une monarchie fantôme. Mais sa longue vie troublée
touchait à son terme. Jusqu'à la fin, cependant, son intelligence
conserva toute sa verve et sa vigueur. Il apprit, la neuvième an-
née de son exil, qu'il avait été accusé par Oldmixon, un des
déshonnêtes et méchants écrivailleurs sauyés d*e l'oubli par la
Dunciade de Pope, d'avoir, de concert avec d'autres ecclésiasti-
ques de Christ-Church, tronqué YHistoire de la Rébellion de lord
Clarendon.
L'accusation, en ce qui concernait Atterbury, n'avait pas le
moindre fondement, car il n'était pas un des éditeurs de Fou-
vrage, et il ne l'avait vu que lorsqu'il avait été imprimé. Il pu-
blia une justification, courte, mais qui, dans son genre, est un
modèle lumineux, modéré, digne. Il envoya au Prétendant un
exemplaire de cet opuscule avec une lettre pleine de noblesse
et de grftce : « En justifiant YHistoire du comte de Clarendon,
disait le vieillard, j'avoue avoir été tenté de dire aussi quelque
chose pour défendre son caractère et sa conduite, et particuliè-
rement pour repousser ce reproche qu'on lui fit d'avoir conseillé
au roi Charles II de gagner ses ennemis et de négliger ses amis.
Conseil funeste, qu'il ne donna certainement jamais, quoiqu'il
en ressentit cruellement les effets, sacrifié par son maître pour
plaire à ceux qu'on ne trouva pas très-utiles à la cause... Peut-
être n'avez-vou's pas entendu dire, sire, que lord Clarendon fut,
dans l'histoire anglaise, la première personne bannie par un
acte du Parlement, avec cette clause spéciale que quiconque
correspondrait avec lui serait soumis à une peine, et même à
la peine de mort. Permettez-moi d'ajouter que je suis le second
exemple d'un sujet ainsi traité et que je serai peut-être le der-
nier, puisque les auteurs d'un décret si cruel semblent en être
aujourd'hui honteux. Ayant l'honneur de ressembler à lord
Clarendon par mes souffrances, je voudrais avoir pu lui ressem-
bler par mes services ; mais c'est ce qui ne m'a pas été possible.
Je puis, il est vrai, mourir en exil, pour avoir protesté cornait
Digitized by VjOOQIC
ATTERBURT. 313
lai en fareur de la cause royale, mais je vois qu'il ne me reste
aujourd'hui d'autres moyens de contribuer à la soutenir ^ »
Quelques jours après avoir écrit cette lettre, Atterbury mou-
rut. Il Tenait d'accomplir sa soixante-dixième année.
Son corps fut transporté en Angleterre et déposé secrètement
sous la nef de l'abbaye de Westminster. Trois porte-deuil seu-
lement suivirent le cercueil'.
Aucune inscription n'indique le tombeau. Il n'est guère à re*
gretter que Tépitaphe, par laquelle Pope honora la mémoire de
son ami, ne paraisse pas sur les murailles de la grande nécro-
pole nationale, car on n'a rien écrit de pire depuis Colley Cibber.
Ceux qui voudraient une vie plus complète d' Atterbury
pourraient en recueillir les détails dans ses sermons et ses écrits
de controverse, dans le compte rendu de son procès qui fait par-
tie de la collection des procès politiques, dans les cinq volumes
de sa correspondance, édités par M. Nichols, et dans le pre-
mier volume des pièces relatives aux Stuarts, éditées par M. Glo-
ser. Un récit très-indulgent, mais très-intéressant, de la carrière
politique de l'évéque de Rochester, se trouve aussi dans la pré-
citose Histoire d'Angleterre de lord Hahon (lord Stanhope).
Th. B. lUciLUULT.
1 Lord Stanhope imprime toute cette lettre dans l'appendice du troisième
Tolume de son Histoire d'Angleterre^ Elle est datée du 12 novembre 1731 et
signée E. Roffkiv {Episcojms Roffensis est le latin é'évéque de Rochester),
Atterbury avait, dans son plaidoyer à la barre des lords, comparé sa des-
tinée à celle de lord Clarendon. A. P.
' Moumers^ les pleureurs salariés qui escortent les convois en Angle-
terre. A. P.
Digitized by VjOOQIC
314 RETUE HLITAUfflQUE.
« Même dans son suaire, remarque lord Slanhope, AUerbury ne put reposer
en paix. Son corps ayant été transporté en Angleterre, le gonvernement donna
Tordre de saisir et de fouiller soncereueil. Le cri de la réprobation publique
s*éleva contre les ministres à celte occasion, comme si leur animosiié Foulait
poursuivre Atterbury au delà delà tombe; et assurément un pareil acte ne
pouvait s'excuser que parles plus fortes raisons. Les ministres avaient reçu
avis que quelques papiers secrets du parti jacobite devaient être expédiés
en Angleterre par un moyen de transport qui semblait sûr et é Fabri de
tout soupçon. Ils résolurent de débrouiller ce mystère, et ce fut aussi par
le même motif que M. Morice (le gendre d'Atterbury) se vit arrêté pour élre
examiné devant le Conseil privé. • Hist. of Engl., by lord Mahon, t. II. —
Lord Slanhope ajoute qu' Atterbury laissait des papiers réservés â ses exé-
cuteurs testamentaires, et pour lesquels il réclama la protection de Tani-
bassadeur lord Waidegrare. Ce seigneur 8*y sefusa sous prétexte que l'évêque
de Bochesler avait perdu ses droits de sujet anglais. Les papiers mis sous le
scellé furent déposés aux archives du collège des Ecossais de Paris.
Entre la biographie d' Atterbury et le récit historique de lord Stanhope
il y a toute la différence de Timpartialilé d'un whig à l'impartialité d'un
tory. Lord Macaulay parle de l'indulgence de lord Stanhope qui pourrait à
son UMir parler de It sévérité de lord Macaulay. Nous les croyons tous les
deux justes et impartiaux, mais chacun à son point de vue. Un écriTain
jacobite pourrait nier que lord Stanhope ait été indulgent. Nous aurions pu
trouver dans lord Stanhope de quoi rendre le contraste plus piquant; mais
nous ne ferons plus qu'une citation qui explique q la fois lejacobitismede
révêque de Roch«ster eC de quelques-uns de ses contemporains qui, comme
lui^ auraient dû plutôt, comme anglicans, se rattacher à la cause du roi
Guillaume. Il s'agit de l'ouvrage qu'on l'avait accusé à tort d'avoir tronqué
ou falsifié.
Lord Stanhope qui^ par parenthèse, croit qu'Atterbury avait concouru
avec ses deux amis, Aldrich et Smaldrige, â éditer V Histoire de la Rébellion,
de lord Clarendon, nous dit que cet ouvrage avait produit une véritable re-
crudescence de jacobitisme. « Combien grand parait le caractère de l'auteur !
quelle dignité il prête aux principes qu'il défend et aux actions qu'il raconte!
Qui pouvait lire ces volumes du comte de Glarendon sans être d'abord ému et
enfin gagné par son invincible sentiment de loyalisme chevaleresque^ par son
ferme attachement aux rois vaincus, par sa persévérante et juste coiiGance
en Dieu, quand il semblait qu'on ne pouvait plus rien attendre des hommes?
Qui pouvait^ en le lisant^ ne pas pardonner â ce monarque envers qui on
Digitized by VjOOQIC
ATTERBURY. 315
eot plas de torts qu'il n^en eut lui-même, à cette tête grise découroonée qui
s'appuya sur un oreiller d'épines à Garisbrook et alla rouler sur le billot à
Whitehall? Quelle imaginatioo pouvait ne pas s'exalter é In pensée de son
fils exilé, exposé â toutes les disgrâces et à toutes les détresses, toujours déçu
dans ses tentatives, voyant toutes ses espérances s'évanouir^ et puis tout â
coup rétabli sur son trône contre toutes les chances probables et au milieu
d'ime unanime acclamation de joie? Combien cette histoire dut parler haut
9 ioos et plus encore à ceux (il y en avait beaucoup en ce temps-lâj dont
les aocètres et les parents sont glorieusement célébrés dans ses pages, aux
soldats de Rupert ou aux amU de Falkland ! Pouvons-nous donc nous éton-
oer, ou exprimer un blAme sévère, si leurs pensées descendirent quelquefois
m degré plus bas et se tournèrent vers le pelil-iils, exilé aussi pour une
faole qui n'était pas la sienne, et languissant sur )a terre étrangère, dans
Qoe situation qui rappelait celle de Charles Stuart? Je fais la différence des
denx cas, — et principalement en ce qui regarde ce qu'Atterbury n'aurait pas
dà oublier 2 la religion. Je ne plaide pas pour le jacobinisme, mais je
plaide pour la loyale illusion et la pardonnable faiblesse de plusieurs de
ceux qui épousèrent cette cause : je tiens à montrer que la plupart dé ceux
qoi soupiraient pour la restauration de Jacques n'étaient pas de vils et in-
fatués misérables , comme on nous accoutume à les considérer. » (Lord
Staohope, HisL of EngL^ t. II, p. 36.)
Ceux qui, comme nous, déploreraient le scandale donné par un évêque
[n^împorte le culte) infidèle â la religion révélée, trouveront dans la corres-
poodance de Pope la preuve qu'Atterbury partit pour Texil, chrétien con-
vaiocu, s'il ueTavait pas toujours été.
Digitized by VjOOQIC
LE BIADMGAL D'UN ÉVÊQUE
Quoique plus souvent cité comme écrivain controversiste,
orateur, et écrivain épistolaire, Tévéque de Rochester mérite
aussi de l'être comme poëte, plus remarquable peut-être par ses
vers latins que par ses vers anglais. Homme du monde, se pi-
quant d'être aimable, Àtterbury excellait dans ce qu'on appelle
les vers de société. Nous avons traduit de notre mieux ceux qu'il
composa sur l'éventail d'une coquette. Il n'est pas le seul évê-
que anglican qui ait écrit des madrigaux.
L'éventail de Laïs, qui pour une autre belle
Ne serait qu'un hochet, est une arme pour elle.
Une arma dont Laïs se sert avec tant d'art
Qu^en son carquois TAmour n'a ni flèche, ni dard
Qui puissent vous causer blessure plus mortelle.
Pour attiser les feux qu'allume son regard
Laîs ne fait qu'un geste et le même Zéphire
Entretient la fraîcheur de l'air qu'elle respire :
Pour la coquette ainsi quand brûlent tous les coeurs.
Le sien reste de glace et rit de leurs ardeurs.
I C'est d'une Tersion de ce madrigal de Téyèque Âtterbury que parlait notrt^
GhroDïque d'avril en rendant compte d'un petit volume intitulé Fleurs delapoisit
anglaise, oh l'on peut voir le texte et une autre traduction plus littérale, surtout
des deux derniers vers :
Gtf M eooln«ff U> tbe malehltn dama
To «Ttrj Qlkar braMl — « fUm*.
K
Digitized by LjOOQ IC
SÈOBRAPHIL— HISTOIRE NATURELLE. - ETHN08RAPHIL
LES CURIOSITÉS NATURELLES DE CEYLAN
Demièrement, le gouverneur d'une des possessions loin-
taines de la couronne britannique adressa au ministère un
mémoire pour l'engager à rechercher le meilleur mode de re-
cueillir et de publier une histoire et un tableau complet des
colonies anglaises. Ce mémoire fut envoyé à Texamen de la So-
ciété royale, et il est encore entre les mains des savants de Bur-
lington-House. Pendant ce temps, sir Emerson Tennent de-
vançait leur décision et nous faisait voir, par son admirable
travail,' quel intérêt peuvent éveiller de telles publications et
quelle en doit être l'utilité.
Pas une île dans le mond«, pas même la puissante Angle-
terre, n'a attiré, comme Ceylan, Tattention des observateurs à
des Ages si lointains, et dans des contrées si différentes. Il n'y
s pas, dans les temps anciens et dans les temps modernes, une
nation quelque peu littéraire, dont les écrivains n'aient été plus
ou moins occupés de cette région superbe. Son aspect, ses
dogmes, ses antiquités, ses produits ont été décrits par les au-
teurs de la Grèce classique et par ceux du Bas-Empire, par les
RomaÎDS et les Chinois, par les Birmans et les Indiens, par les
K^graphes de TArabie et de la Perse, par les voyageurs français
^ Nous avons extrait de la Revue d* Edimbourg (décembre 1859) un pre-
mier article sur Touvrage de sir Emerson Tennent ; celui-ci est extrait de
Uavrage même, et nous ne disons pas que ce doive êti^e le dernier, tant ces
^ux volumes offrent une riche mine de faits.
Digitized by VjOOQIC
318 REVUE BRITANNIQUE.
et italiens du moyen Âge, par les chroniqueurs d'Espagne
de Portugal, par les aventureux marins de la Hollande, par I
touristes et les topographes de la Grande-Bretagne.
Plus d'une fois, dans cette Revue, nous avons raconté
principales traditions et dépeint le^ phénomènèê les plus c
rieux de l'île de Ceylan d'après les récits des voyageurs et è
naturalistes qui l'avaient exploré. Mais Touvrage de sir Emers
Tennent nous offre, à tous les points de vue, le tableau le pi
complat de l'antique Taprobaoe ; l'éclatant succès de ces de
volumes glorifie à la fois le laborieux écrivain qui y a consac
tant d années d*études et la nation anglaise, à laquelle il s
dresse spécialement.
Deux volumes de 70 francs épuisés en deux semaines M
Paris, on n'épuise pas plus vite une édition des petits volum
à 3 francs de M. Hichelet. Mais ^i, comme H. Michelet se plaî
le constater lui-même, ses volumes se glissent et se cachent sa
les oreillers, le livre de sir Emersoû n'etige pas les mêmes pi
cautions.
On airae à le montrer au grand jour, on s'honore de le lir
on est heureux de le posséder. Dès les premières pages de <
livre, sir Emerson nous attire par des scènes de la nature q
ne donneront à l'esprit que de douces, nobles et salutair
émotions. Son premier chapitre, intitulé Géographie physiq\
de Ceijlany est une peinture à la fois scientifique et poétique
nette et si sûre, qu'elle pourrait servir de modèle à tous cei
qui entreprennent un travail du même genre.
Ceylan, de quelque côté qu'on y aborde, présente aux rcgan
une image d'une grftce et d'une grandeur sans pareilles dans
monde. Le voyageur qui vient du Bengale, laissant derrière li
le dolta mélancolique du Gange et la côte torride de Coromandel
TEaropéen qui a traversé.les sables de l'Egypte et les plateau
calcinés de l'Arabie, seront également ravis en voyant s'élevc
au-dessus des vagues cette lie avec ses hautes montagnes, se
forêts luxuriantes et sa perpétuelle végétation.
Les brahmes la désignaient sous le nom de Lanka, qui si
gnifitB resplendissante. Les poètes boudhistes, dans leur styi
^ l'oii?raf[e est aujourd'hui à sa troisième édition. (Noie du Directeur.)
Digitized by LjOOQ IC
■\
LES CURIOSltiS lfATOftELLE<r DE CETLAN. 319
imagé, la représentent comme une perle décorant le front de
rinde. Les Grecs Tont nommée la Terre de Thyacinthe et du ru-
\À%;le$ mahométans, dans Fenchantement qu*ils éprouvèrent
à la Toir, dirent que le premier homme y fut exilé, et que Dieu,
dans sa miséricorde, le consolait par cet Elysée de la perte du
paradis terrestre. Les premiers navigateurs européens, en reve-
nant de cette ile avec leurs bfttiments ebargés d'épiées et de
denrées précieuses, racontaient qu'an loin la brise de met était
parfumée par les arômes de Ceylan. D*âge en Age^ cette région
a conservé tout son prestige, et nous apparaît comme la plus
belle image de la nature indienne dans son plus large dévelop-
pement. L'humidité résultant des vapeurs de Tocéan Indien, de
U baie de Bengale, et la chaleur intense de l'atmosphère, pro-
duisent sur le sol de Ceylan une végétation si riche, si abon-
dante, que rimagination ne peut rien concevoir en ce genre
de plus merveilleux. Chaque plaine est émaillée de verdure ;
des forêts dont la fraîcheur ne se flétrit jamais couvrent les
montagnes et les vallées ; des fleurs d'un éclat éblouissant s'é-
panouissent de toutes parts, et de légères plantes grimpantes qui
s'enracinent dans les rocs couronnent et festonnent la pente
des précipices.
En Europe, la multiplicité de certaines espèces d'arbres donne
aux forêts une couleur uniforme; à Ceylan, au contraire, les
forêts nous offrent une étonnante variété de feuillages et de
teintes brillantes. Les montagnes, surtout celles de Test et du
sud, s'élèvent presque perpendiculairement à des hauteurs pro-
di^euses ; les rivières serpentent comme des fils d'argent à tra-
versa verdure des bois, et au loin encore on distingue leur cours
i la lumière qui se reflète dans leurs flots limpides.
Grâce à la configuration physique et à la position de Ceylan
au sein de la mer, ses habitants jouissent d'un climat bien plus
agréable que celui de la péninsule indienne. Ils n'ont point à
subir les extrêmes chaleurs et les extrêmes froids auxquels est
exposé le continent indien, et ils sont plus régulièrement favo-
risés par les moussons qui soufflent sur l'océan Indien et la
baie da Bengale.
Les ouragans et les typhons éclatent rarement dans cette lie
privilégiée. Le thermomètre y varie peu et n'y indique jamais
Digitized by VjOOQIC
320 REVUE BRITANNIQUE. ^
une chaleur insupportable. Terme moyen, la température
ne s'élève pas à plus de 80 degrés, quelquefois à 86 ^. Mais il
n'est pas une heure de la journée oii Ton ne puisse sans dan-
ger affronter les rayons du soleil, et, h part les mois de mars et
d'avril, il n'est pas une saison où un exercice modéré ne soit
facile et agréable.
La mobilité des vents, l'incertitude des saisons, que l'on re-
marque si souvent dans les contrées septentrionales, sont égale-
ment inconnues à Ceylan. Ici, on peut dire exactement d'avance,
sauf quelques rares exceptions, le caractère atmosphérique de
chaque mois. Il ne s'opère dans Tannée que deux grands
changements; mais constamment sur cette terre féconde on
sème et on récolte. Sur les mêmes rameaux, le fruit mûr appa-
raît à côté du bourgeon entr'ouvert ; chaque plante a pourtant
son époque particulière de production, chaque mois sa flore
distincte. Les feuilles des arbres ne se flétrissent point en au-
tomne comme dans les forêts d'Europe, mais à côté des ancien-
nes feuilles, qui conservent leur verdeur, surgissent de nouvelles
feuilles d'une teinte plus fraîche, et à l'extrémité des branches
d'arbres se développent des touffes d'un jaune pftie, ou d'une
couleur de pourpre, qui de loin ressemblent à des bouquets de
fleurs.
Jusqu'à présent la botanique de Ceylan n'a pas encore été com-
plètement étudiée. En 1747, Linné prépara sa Flora Zeylanica,
d'après les spécimens recueillis par Hermann, et qui font aujour-
d'hui partie de l'herbier du British Muséum, Plusieurs natura-
listes ont successivement exploré cette féconde région. Cependant
Moor est le seul qui ait publié un catalogue des plantes de Cey-
lan , et ce catalogue est imparfait. Le docteur Gardner avait
commencé sur un vaste plan une Flore eingalaise ; la mort Fa
surpris au milieu de son travail.
C'est surtout sur la côte occidentale de l'île que la végétation
est luxuriante. La côte orientale, exposée aux vents chauds,
semble comparativement sèche et aride. La végétation du lit-
toral de la mer est à peu près celle qu'on retrouve dans tout
* Diaprés le thermomètre de Fahrenheit, ce qui fait 82 an thermomètre
Réaiunur.
Digitized by VjOOQIC
LES CXmiOSITÉS NATURELLES DE GETLAN. 321
Tarchipel indien. A quelque distance de la plage s'élèvent les
groupes des sonneratiay avicennia, heritiera, pandanus. Ce der-
nier arbuste a la tige semblable à celle du palmier nain ; ses
feuilles montent en spirale, et forment à sa sommité une cou-
ronne à laquelle sont suspendues les grappes d'un fruit jaune
pareil à l'ananas, mais qu'on ne peut manger.
Plus loin, les plaines de sable sont couvertes de jungles épi-
neuses et d'autres plantes du même genre que celles de la côte
deCoromandel. fly a là diverses espèces d'acacias, entre autres
le cassia fistula et le salvadora persica de l'Ecriture sainte, qui
d'ici s'étend jusqu'en Palestine.
A mesure qu'on s'avance vers le sud, sur la côte occidentale,
les acacias disparaissent, et la profusion de la végétation, la
hauteur des arbres, la teinte foncée du feuillage attestent l'in-
fluenee de l'humidité produite par les plaines et les rivières.
Là, dans les forêts, brillent les ixoras, les erythrinas^ les buteas,
les UbiseuSy et une quantité d'arbustes fleuris. Les graines du
eannellier, transportées des jardins par les oiseaux, germent sur
le sol sablonneux, et diversifient les bois par leurs feuilles lus-
trées et leurs rejetons délicatement colorés. Ces arbres s'élèvent
généralement sur les collines à une hauteur considérable. Au
temps où les Hollandais étaient les maîtres de l'île, les souve-
rains indigènes leur livraient annuellement une certaine quan-
tité de cannelle. A la môme époque, les Hollandais faisaient un
commerce considérable des rameaux de poivre qui festonnent
les forêts.
Sur cette côte occidentale, des plantes légères, des convolvu-
h», des ipomacus s'enlacent aux tiges des grands arbres ; les
racines de ces arbres sont couvertes de fongus de difl'érentes
couleurs, et à l'angle de leurs rameaux pendent les fleurs des
orchidées. Là aussi le passant s'arrête près du népenlhès, et
cherche à deviner par quel curieux mécanisme cette plante .
distille un fluide considérable dans la coupe qui s'arrondit
à Textrémité de ses feuilles.
Dans les districts orientaux de Ceylan la végétation des col-
lines a été soigneusement explorée. A quelques milliers de
pieds au-dessus de la plaine, les plantations aux larges feuilles
s'enracinent dans les rocs, et les gracieaix bambous portent
R» SÉRIE. — TOME I. 21
Digitized by VjOOQIC
m
KÊVtJE 8RltAl»NIQUE.
ddn^ lëfe ttirs leurs légers panaches, pareils à des plumes d'at
trtiche. Là aussi les pêchers ^ les cerisiers et d'aultes arbn
fruitiers dé TEtUrdpë croisserlt sans clilture ; itoaîs, là dhalèut d
clinlat leur ènletant le repos de l'hivet, léUrs frdits nemûrisseï
pas. Dans ce métne district, quelques propriétaires otit entrepr
de cultiver le thé et y ont patfaitetrieiit réussi, tuaiè on ignoi
encore à Cëylan Tart de récolter et de pi^épater les feuilles de c
arbuste, et, jusqu'à ce qU'oii puisse y ëtnplôyer un assez grar
nombre d'ouvriers chinois, cette cultute Ue poUri^a plretidre ur
gtande extensiori.
A six mille cinq cents pieds aU-dessus dU niveau de la me
près du plateau dé Nenerâ-Ellia, lesdlmerisions defe arbres dira
nuent et aUtoutde leUts tiges s'ëtehdebt defe plantes herbabée
entré àuttés les acanihetiÈ, dont lei graines sont la tiourritui
favorite de l'diseaU des jungles. Des crevasses hutoides du S(
surgit une foUgèrô [ahbphila giffnntea); qui balance à tin(
pieds de hauteur sa dimë empanachée.
A la sommité de Ces plateaux est le thododendroh, non poii
utt frêle arbuste, tel que fcelui des toontagUes de TEutope, ffia
un arbre élevé, puissant et couvert d'un amas de fleurs écai
lates. Sur te inètné terrain, on voit aussi des michedas que To
peut compater aux magnolias de l'Amérique du Nord^ d(
tnyttes et des gordouias qui ressemblent aux camellias.
Le rhododendron est le plus bel arbre du pic Adam. Il cro
au pied même du temple qui, selon là tradition, est bâti à Tei
droit même où le premier homme a laissé l'empreinte de so
pied. Il est des lieux où s étendent des forêts entières de rhf
dodendrons. AU temps de la floraison, les collines semblent d
loin revêtues d'une couche de verolillon.
Le plus magnifique des arbres à fleurs de Ceylan est celi
qu'on appelle le corail. Son nom lui vient de ses fleurs écarlate
qui parent les branches avant même que les feuilles se dév(
loppent. Les habitants des basses terres et de la côte emploie!
cet arbre, qui est très-épineux, pour faire leurs clôtures.
Le merratu a été, comme le lisoca, le rhododendron et 1
corail, célébré par les poètes. Il s'élève à une hauteur considé
rable, surtout dans les terrains humides et dans lé voislnaj
des rivières. A la pointe de ses branchefe s'épanouissent dei
Digitized by VjOOQIC
LES CURIOSITéS NATURELLES DE CEYLAN. ^28
^nicules de deux ou trois pieds de longueur, composées de
fleurs de la dimension d'une rose et de différentes nuances,
depuis celle de FœiUet jusqu'à celle du pourpre le plus foncé.
Le lisoctt est cultivé dans quelques jardins , mais c'est à
Toompana et dans la vallée de Doombera qu'il se montre dans
toute sa magnificenc64 avec ses gi^appes de fleuri jaunes et
cramoisies.
Hais de tous les atbres celui qui attire le plus fréquemment
Tattention du voyageur est le kaltvoAmbul^ d'oà l'on tire un
coton soyeux, dont les fibres délicates sont trop courtes pour
qu'on puisse le filer, mais qu'on emploie, en guise de duvet, à
garnir des divans et des oreillers. C'est un arbre élancé, revêtu
d'épines formidables et produisant une telle quantité de fleurs
que, lorsqu'elles tombent, le sol est de tous côtés, sut un large
espace, semblable à un tapis de pourpre.
Près des temples de Boudbà) les prêtres plantent l'arbre de fer,
i cause de ses fleurs dojit ils parent leur idole. Elles ressemblent
i des roses blanches, et forment un singulier contraste avec le^
boargeons et les rejetons de cet arbre, qui sont d'un rouge
éclatant. Dans les cérémonies de leur culte, lès boudhistes em-
ploient aussi la fleur du champac, qui est d'une teinte jaune et
répand un parfum célèbre dans la poésie des Hindous.
Sur la pente des collines s'élèvent le banian et diverses
espèces de figuiers. La facilité avec laquelle les semences des
figuiers se développent partout où il se trouve assez d'humidité
pour les faire germer est funeste aux anciens monuments. Les
restes des pompeux édifices d'Anarajapoora et de PoUanarrua
sont couverts déplantes touffues et surtout de figuiers. L'un de
ces arbres offre un singulier spectacle. Il est né sur les pierres
dun b&timent en ruine. De là ses racines descendent le long
des murs, comme si jadis elles avaient été dans un état de
fluidité; elles suivent toutes les sinuosités de l'édifice et des-
cendent ainsi jusqu'à terre. A cette famille singulière appartient
l'arbre sacré de Boudha {ficus religiosa), que l'on plante près
des temples et qui n'est guère moins vénéré que Tidole même à
laquelle il est consacré. A Anarajapoora, on montre encore le
figuier qui, selon la tradition, fut planté deux cent quatre-vingt-
huit ans avant l'ère chrétienne.
Digitized by VjOOQIC
324
REVUE BRITANNIQUE.
Si dans celle infinie variété de productions de Ceylan il est
des arbres qui éblouissent les regards par Téclat de leurs fleurs,
il en est d'autres qui sont remarquables par la bizarrerie de leurs
formes ouTétrangeté de leurs produits. Tel est entre autres celui
qu'on appelle le serpent. Ses racines sortant de terre ressem-
blent, par leurs contours et leurs ondulations, à des groupes de
serpents enlaçant Tun à Tautre leurs anneaux. Telle est la ster-
culia fetida , cette plante mensongère dont les fleurs dVne
extrême beauté exhalent une odeur fétide. Dans ces espèces
singulières, nous ne devons pas omettre de citer le strychnosy
dont le fruit, semblable à une petite orange, renferme dans une
substance pulpeuse les graines connues dans le commerce sous
le nom de noix vomique. Le strychnos se trouve principalement
sur les côtes occidentales. C'est un fait assez connu qu'il existe
deux plantes de ce genre, dont Tune produit des graines
înoffensives et l'autre un formidable poison.
Dans toutes les parties de l'île, toutes les forêts sont inondées
de plantes grimpantes d'une variété de couleurs inconcevable.
Aux branches de chaque arbuste sont suspendusdes convolvulus
en si grande quantité que souvent ils cachent sous leur rideau
de verdure la tige qui leur sert de soutien. Parmi ces plantes,
dont les botanistes n'ont point encore énuméré toutes les espèces,
on remarque à son rapide élancement la vigne à tige carrée, qui
monte jusqu'aux cimes les plus élevées et de là retombe en
faisceaux fantastiques. Lorsqu'elle est fraîchement coupée, elle
produit un suc abondant très -recherché par les éléphants.
Mais c'est surtout autour des grands arbres que ces plantes
grimpantes se montrent dans toute leur force et toute leur
beauté. Il en est dont le diamètre surpasse celui de la ceinture
d'un homme. Elles enlacent un tronc vigoureux, s'élèvent jusqu'à
sa sommité, puis de là redescendent vers le sol en festons mons-
trueux, saisissent successivement les autres produits et finissent
par former un réseau vivant pareil aux cordages d'un bâtiment
de guerre. Lorsque les arbres sur lesquels est suspendue cette
Irame puissante s'écroulent sous son poids ou meurent de vé-
tusté, les lianes vivaces n'en continuent pas moins leur éton-
nante progression. Leurs vrilles naissantes sont portées de côté
iii d'autre par les vents, et, dès qu'elles ont acquis quelque force,
i.
Digitized by LjOOQ IC
LES CURIOSITÉS NATURELLES DE CEYLAN. 325
elles se cramponnent au rameau sur lequel elles ont été jetées
et Tadjoignent à Vinterminable tissu.
Les bûcherons de Ceylan employés par les Européens à dé-
fricher les forêts profitent de cet enchevêtrement des lianes pour
abréger leur travail. Sur une étendue de terrain de plusieurs
acres, ils ne coupent les arbres qu'à moitié, et là où le sol esi
plus élevé, ils abattent tout à fait une rangée des plus grands
arbres. Ceux-ci, en tombant, entraînent dans leur chute tous
ceux qui se trouvent au-dessous et qui sont liés Tun à Tautre
par le réseau des plantes grimpantes. En un instant, un vaste
bois s'écroule ainsi à la fois, avec un tel fracas, qu'on Tentend
à deax ou trois milles de distance.
Une de ces plantes grimpantes, qui a des dimensions énor-
mes, porte des gousses d'un demi-pied de largeur et de cinq à
six pieds de longueur, remplies de haricots bruns si larges, que
les indigènes en font des boites à amadou.
Une autre, moins forte, mais plus élégante, suspend à la
cime des arbres gigantesques des flocons de fleurs jaunes, et
quelquefois produit des graines d'une couleur grise comme le
marbre, et d'une telle dureté, qu'on peut, dit-on, en faire jaillir
des étincelles comme avec le silex.
Une autre encore a une puissance de vitalité qui égale, si elle
ne la surpasse pas, celle du banian. On la cultive à Ceylan, car elle
a aussi une vertu médicinale. Lorsqu'elle a environ un* demi-
pouce de diamètre, les indigènes la coupent à sa base, et en
détachent un morceau de vingt ou trente pieds de longueur. Sa
tige ainsi mutilée reste suspendue aux branches de l'arbre
qu'elle a enlacé, et alors on en voit sortir peu à peu de petites
racines pareilles à des fils qui se développent, se fortifient, re-
descendent dans le sol et y enfantent une nouvelle tige qui sera
également coupée et renaîtra comme la première. Telle est sa
force de reproduction que, lorsque les Cingalais veulent la
multiplier, ils enroulent cinq ou six brasses de cette liane, la
jettent sur un rameau d'arbre, et de là bientôt elle pousse jus-
que dans la terre ses vivaces racines.
Hors des forêts, s'étendent d'autres plantes d'une étonnante
vigueur. Tels sont, par exemple, les rotins. « J'en ai vu un, dit
sir Emerson, qui n'avait pas moins de deux cent cinquante pieds
Digitized by VjOOQIC
326 REVUE B&ITANNIQGE.
de longueur sur un pquce de diamàtre, sans une seule irrég
larité, et sans autre feuillage que eelui qui flottait comme d
plutues à son extrémité, j^
Ces plantes si vivaces ont une telle fosee, que les Cingals
les emploient à construire des ponts sur les cours deau et 1
ravins. Dans les collines de Kosmatias, au-dessous d'un torre
qui, de roc en roc, tombe d'une hauteur de cent pieds, on vc
un de ces ponts établi avec toute la précision d'un travail d'i
génieurs. Il s'appuie sur des lianes dont les extrémités sont lié
aux deux côtés du ravin à des arbres yivants. Au moindre mo
vemerit, ce pont aérien tremble et se balance comme s'il alh
s'écrouler. Cependant les coolies le traversent sans crainte avi
de lourds fardeaux, et les Européens en viennent aussi à
franchir à cheval.
Il est une autre espèce d'arbre q^i n'étonnera guère moii
les regards de l'étranger. Ce sont ceux dont la tige est défendi
conlre les atteintes du bétail par des épines qui, dans les jungle
onÈ une force surprenante. Telle est entre autres la caryoiahiy
rida^ qui s'élève jusqu à cinquante pieds de hauteur, et qui,
six ou huit pieds au-dessus du sol, porte uqe nrmure d'épaiss
épines d'un pouce de longueur.
Une plante grimpante, la kuda miris, est revêtue denœu^
épiiis d'où jaillissent des pointes aiguës comme le bec d'u
épervier. Depuis un temps immémorial, les Cingalais emploie!
hîs arbres épineux de leurs forêts à se faire des barrières cont
leurs ennemis. Le Mahawanso rapporte que, dans les guern
civiles du douzième siècle, les habitants des districts méridic
nam de Ceylap se retranchaient derrière des fossés où ils aràa
saient ces arbres. A une époque antérieure, le chef d'une trou[
hoslilo se trouva arrêté, devant une ville qu'il voulait attaque
par un triple rempart d'épines, où il n'y avait qu'une issue d'u
difficile accès.
Au temps où le royaume de Kandy subsistait encore dans so
indépendance, avant la conquête des Anglais, les forêts de s(
frontières étaient défendues par une enceinte de lianes et d
palmier$ épineux où, çà et là, s'ouvraient quelques portes me
biles composées des mêmes faisceau]^ d'aiguillons redoutables
Daq^ le voi^inagQ de JTaiïna est un arbuste dont les branche
Digitized by LjOOQ IC
LES CURIOSITES HATUREtl.^ DE CETLAN. 327
noires sont, à chaque jointure» garnies d'une paire d'épine$ éva-
sées comme les cornes d'un bœuf, plus épaisses à leur base que
la tige même de Tarbuate, et plus pointues i leur extrémité
qa*une aiguille.
Vacacia tomeniosa est de la môme espèce. Par ses lances ai-
guës, il arrête la marcbe même de Téléphaqt et de^ animaux
les plus vigoureux.
H^s voici une autre légion d'arbres dont les voyageurs ad-
mirent la beauté, ce sont les palmiers. On n'en compte pas moins
de six cents espèces, dont dix ou douze ne se trouvent qu'^
Cejlan. L'un des plus connus est le cocotipr, dont la tige, les
feuilles, les fruits servent à des usages journaliers. Avec les
fouilles de cet arbre providentiel, les Cingalais font des nettes,
des corbeilles, et quelqnefois ils les donnent en pAtqre à leurs
bestiaux, ou les brûlent dans leurs foyers, ou les emploient en
guise d'engrais dans leurs jardins. Avec les tiges ils font des
clôtures à leurs champs et divers ustensiles de ménage. De l'es-
pèce de chou qui surmonte ce palmier ils font des conserves ;
de son suc, du vinaigre et du sucre, et de l'arak distillé ; de la
ooix fraîche, ils tirent un lait onctueux ; de son huile^ un re-
mède contre les rhumatismes, une graisse pour oindre les che-
veux et pour fabriquer du savon et des bougies ; le résidu de
ceUe huile sert à la nourriture des volailles. De la coquille de la
noix, ils font des coupes, des bouteilles, des manches de cou-
teaux, de la poudre pour les dents, et divers autres ingrédients.
Les fibres qui enveloppent cette coquille sont employées h garnir
des matelas et des coussins, ou à façonner des cibles, des filets
de pêche et des brosses. Enfin, avec le tronc de l'arbre on fait
des auges, des bateaux, des pièces de bois de construction, ou
du combustible.
Le plus merveilleux des arbres de cette tribu des palmiers est
le lalpat ou talipat. Il s'élève quelquefois à cent pieds de hau-
teur, et chacune de ses feuilles, semblable à un éventail, forme
UQ demi-cercle de seize pieds de diamètre. Cet arbre sans pareil
ne fleurit qu'une fois et meurt. Les Cingalais se servent do ses
feuilles gigantesques pour couvrir leurs maisons, ou pour façon-
ner des tentes faciles à porter. Dans les grandes cérémonies,
chaque digoitftire est suivi d'un homme qui lui tient sur la tète
Digitized by VjOOQIC
328 REVUE BRITANNIQUE.
un éventail formé d'une seule feuille de talipat. Mais ce qui est
plus intéressant, c'est que les Cingalais font avec ces mêmes
feuilles leur papier. Ils les cueillent dans leur première crois-
sance, et, après en avoir détaché les côtes centrales, ils lés cou-
pent par bandelettes, puis les font bouillir dans l'eau. Ensuite,
ils les font sécher, d'abord à l'ombre, puis au soleil, et en for-
ment des rouleaux qu'ils gardent en magasin, ou envoient au
marché. Cependant, avant qu'on puisse se servir de ce papyrus
pour écrire, il doit être lissé. C'est une opération qui se fait de
la manière la plus simple, au moyen d'un rouleau, et dans la-
quelle excellent certaines communautés religieuses.
Le palmier jaggery est cultivé sur les collines de Kandy, à
cause de son suc que l'on fait bouillir et cristalliser, et qui donne
un sucre brun employé généralement par les habitants du sud
et de l'ouest de Ceylan. De la moelle de cet arbre on extrait une
farine qui vaut presque celle du sagou ; de la fibre noire de
ses feuilles on fait des cordages à la fois très-souples et très-
fermes.
Sir Emerson dit qu'on lui a cité une famille qui vivait uni-
quement du produit de ce précieux palmier. Les pauvres prolé-
taires d'Europe, que n'onl-ils ainsi un arbre qui suffirait à leurs
besoins !
Le palmier arec décore tousl es jardins des indigènes. De tous
les palmiers, c'est le plus gracieux et le plus délicat. Sa tige polie
et d'une teinte grise s'élève jusqu'à quarante ou cinquante pieds
de hauteur sans la moindre inégalité. A sa cime, elle est couron-
née d'un faisceau de feuilles légères qui renferme les noix astrin-
gentes dont nous avons dit l'usage dans un article précédent.
Après avoir énuméré ces diverses plantes de Ceylan, nous ne
pouvons omettre de mentionner ses bois de construction. On
n'en compte pas moins de quatre-vingt-dix espèces, en tête des-
quelles il faut citer \ejak, qui non-seulement est utilement em-
ployé par le charpentier et le menuisier, mais qui, en outre,
porte des fruits nutritifs, des fruits énormes, qui ne pèsent pas
moins de cinquante livres.
Le del, qui a quelque analogie avec le tilleul, est aussi un
très-bon bois de charpente. Les indigènes aiment à s'en servir
pour faire la coque de leurs bateaux, car ils croient que ce bois
Digitized by VjOOQIC
LES CURIOSITÉS NATURELLES DE CEYLAN. 329
résiste à la morsure des insectes aquatiques, et qu'en outre il
renferme une sorte de fluide onctueux qui préserve le fer de la
rouille.
L'un des premiers bois de Ceylan par sa grandeur et sa durée
est celui qu'on appelle 6ot5 de satin. Il croit jusqu'à cent pieds
de hauteur, et porte de petites feuilles jaunes, et des feuilles
lisses qui exhalent une odeur assez désagréable. Ce bois, veiné
et richement coloré, est très-recherché pour les ouvrages de
menuiserie et d'ébénisterie.
Un autre arbre, très-commun à Geylan et très-utile, est le
suria . On le plante dans les rues et le long des chemins . Il plait par
Tombre qu'il projette autour de lui, par ses belles fleurs jaunes,
et c'est surtout avec ce bois très-dur que l'on fait des affûts de
canon et des timons de voiture.
Les forêts de l'est fournissent aux habitants de Ceylan les
meilleurs bois de menuiserie et de luxe, entre autres, l'ébène,
qui surpasse tous ceux des autres pays par l'intensité de sa cou-
leur. C'est au centre de sa tige qu'il est le plus noir. Il y a une
très-belle variété de cet arbre qu'on appelle le cadooberia, tout
aussi dur que l'ébène, mais moins noir et moucheté de raies
jaunes, brunes et rouges.
Un autre arbre encore qui est fort estimé est le caïamander.
Il ressemble un peu au bois de rose, mais il est bien plus beau
et plus durable. Par malheur, les Hollandais, puis les Anglais,
en ont fait de telles coupes, sans se donner la peine de les re-
planter, qu'à présent ce bois est devenu assez rare, et qu'on n'en
trouve plus que des tiges menues dont on ne peut faire que des
cannes.
Sur ces plages maritimes, sur ces collines, dans ces vallées,
dont nous venons d'indiquer la puissante végétation , quelle vaste
étude encore à faire I quel spectacle que celui de la vie animale 1
combien d'insectes, d'oiseaux, de quadrupèdes, qui ne se trou-
vent que dans cette lie féconde de Ceylan 1 Plusieurs espèces
ne sont pas même encore parfaitement connues des natura-
À l'exception des mammifères et des oiseaux, la faune de
Ceylan, dit sir Emerson, n'a pas obtenu l'attention systématique
i laquelle sa richesse et sa variété lui donnent si amplement
Digitized by VjOOQIC
330 REVUE BRITANNIQUE.
droit. Les Ciogalais, 9vec leur tempérament indolent, ne s'oc-
cupent guàre des opérations de la nature; de plus, ils sont dé-
tournés des observations précises de l'histoire naturelle par leurs
lois religieuses qui leur Refendent d'attenter à I4 vie de cer-
tains animaux. Les colons européens, absorbés par leurs entre-
prises agricoles ou commerciales, ne peuvent guère non plus se
livrer à ces recherches scientifiques, et les employés du gouver-
nement, qui par leur position, par leur influence, pourraient
aisément faire ces investigations, n'en ont pas encore compris
riiïiportance.
Ht. Davy qui, de 1816 à 1820, résida àCeylan en qualité de
médecin de Tarmée, a le premier donné Timpiilsion à de sé-
rieuses études d'histoire naturelle. A son exemple et à son in-
stigation, plusieurs chirurgiens se mirent à faire des collections.
Parmi eux, nous devons citer le docteur Kinnès, qui se distingua
par I^ persévérance de son labeur, et le docteur Tympleton qui,
pour donner plus d'étendue ^ son œuvre, entra en relations avec
M. Blyth, le savant (directeur du musée de Calcutta.
Les oiseaux et les animaux vertébrés de l'île furent alors com-
parés avec eaux de la péninsule, et par là on en vint à acquérir
une notion plus exacte de ce qui tenait essentiellement à Ceyian.
Les mammifères, les oiseaux, les reptiles, ont été pour la
première fois scientifiquement décrits dans l'ouvrage publié par
M. le docteur Kelaart. La conchyliologie a été spécialement exa-
minée par M. Layard. Les zoopbytes et les crustacés ont fixé
principalement l'attention de H. le docteur Harvey, qui visita
Ceylan en 1852, et de M. Schmarda, de l'université de Prague.
En continuant ces travaux, on en viendra prochainement
peut-être à faire une complète zpqlogie de Ceylan. Péjà sir Emer-
son nous donne de très-intéressants détails sur divers animaux
do cette contrée.
Il y a là deux espèces de siqges assez cuirieuses : les wamie-
roasj qui ont à peu près la grosseur des épagneuls, le poil
gris, la face nqipe encadrée dans pne longue barbe blancl^e, et
les rilawas, à la face blanche sans barbe, et la tête surmontée
d une touffe de ppUs. Le^ premiers ne coipmettent point de
grands méfaits. Us s^e tiennent dans les bois, se nourrissent de
ft^uillets ^\ d^ l)ourgeons. Mais lorsqu'ils; sqnt captif^, il^ ref|i|§eqt
Digitized by LjOOQ IC
LES CUKIOSITÉS NATURELLES DE CETLAN. 331
tout aUment. Les autres ravagent les champs àe céréales, et pé*
nètTBDt même jusque dans les jardins pour ep ronger les fruits.
Uo autre singulier quadrumane de Plie est le petit lori, que
Ton a surnommé le paresseux de Cejilan, à cause de la lenteur
de ses mouvements, de ses habitudes nocturnes et de son inac-
tion dans le jour. Il se nourrit principalement de végétaux,
mais il est aussi très-friand de fourmis et d'autres insectes, et
ne dédaigne pas la volaille. Les Cingalais disent que la nuit U
tue les paons pour se régaler de leur cervelle. Pendant le jour,
il sommeille dans les plus bizarres positions.
En même temps que le lori, les chauves-souris sortent de leur
repaire pour se mettre k la poursuite de leur proie. Elles n'ont
point la couleur terne des chauves-sopris d'Europe, il en est
qui offrent aux regards des teintes jaunes et cramoisies aussi
brillantes que le plumage des oiseaux. La plus repiarquable est
la roussette, que les Européens appellent le renard volant. Ses
ailes ont une envergure de trois à quatre et même jusqu'à cinq
pieds. Elle ne se nourrit guère que de fruits et de céréales. A
Tépoque où l'on distille l'alcool des noix de coco, elle est attirée
par l'odeur des alambics et souvent donne des signes d'ébriété.
Dans le jour, elle se suspend par ses griffes de derrière aux plus
hautes branches d^un arbre, et reste ainsi immobile, la tète en-r
veloppée dans les membranes de ses pattes de devant comme
dans un manteau.
Parmi les animaux carnivores deCeyIan, le plus redouté n'est
point le léopard, malgré sa force musculaire et Timpétuosité
avec laquelle il se précipite sur sa victime. La nuit, il rôde dans
les bois Qu autour des pâturages, et malheur au pauvre cerf
sur lequel il s'élance. Mais il n'attaque point volontairement
rhomme, et parfois même on Ta vu se retirer devant celui qui
osait le regarder résolument.
L'ours est plus fort, plus sanguinaire et plus terrible. Il ha-
bite dans les profondeurs des forêts ; mais la faim, la soif l'o-*
bligent souvent à sortir de sa retraite. Quelquefois même l'odeur
d'une fourmilière ou d'une ruche de miel suffit pour l'attirer
près des habitations. En 1850, dans le district de Oaretchy, les
femmes n'osaient plus se rendre aux fontaines; ^qe violente
sécheresse avait fait sortir les ours de leurs tanières, et très-
Digitized by VjOOQIC
332
REVUE BRITANNIQUE.
souvent au fond d'une citerne à demi tarie on trouvait un de
ces lourds quadrupèdes qui, s'étant précipité dans cette cavité
pour apaiser sa soif, ne pouvait plus en sortir. De même que
le léopard , il n'attaque guère l'homme sans être provoqué.
Hais alors ses attaques sont si furieuses qu'il est à peu près im-
possible d y résister. Aussi, de tous les animaux dont il peut
craindre la rencontre, c'est celui-ci dont le Cingalais est le plus
épouvanté.
Chose singulière ! sur ces plages maritimes, sur ces collines,
dans ces vallées que la nature a dotées à profusion de tant de
fleurs éblouissantes, de tant de plantes fécondes, de tant d'ar-
bres magnifiques, les oiseaux sont, sous certains rapports, in-
férieurs à ceux de quelques autres contrées. Ils n'ont point un
aussi éclatant plumage que ceux de l'Amérique du Nord, ni des
chants aussi prolongés que ceux de nos pays d'Europe ; mais
leur forme est en général très-gracieuse, et s'ils ne font pas en-
tendre les vives et brillantes roulades de nos rossignols, leur voix
a des vibrations mélodieuses et touchantes. Il en est un, qu^on
appelle neela-cobeya, qui est remarquable entre tous par la dou-
ceur pénétrante de sa voix. On dit que cette voix produit un tel
effet sur ceux qui l'écoutent dans la solitude des bois, qu'elle
apaise dans les cœurs les plus ulcérés le souvenir d'une injure
et le désir de la vengeance. Que n'avons-nous en nos temps de
dissensions particulières, ou de passions politiques, que n'a-
vons-nous en France de tels oiseaux pour nous ramener si dou-
cement à la morale de l'Evangile?
D'autres oiseaux de Ceylan surprennent l'étranger, soit par la
singularité de leurs habitudes, soit par la richesse de leurs cou-
leurs. Tel est celui qu'on appelle Y oiseau de paradis, et dont
nos marchandes de modes connaissent bien les longues plumes.
Tel est l'oiseau tailleur, qui coud les feuilles de son nid, à Taide
d'un fil de coton qu'il a lui-même tordu, et l'oiseau tisserand,
plus ingénieux encore, qui suspend aux branches d'arbre son
nid tissé avec des brins de gazon dans la forme d'une bouteille,
avec un long goulot et une ouverture étroite par où nul: serpent
ne peut s'introduire.
Ceylan a aussi ses oiseaux-mouches aux teintes chatoyantes,
et son bulbul, qui n'est pourtant pas le galant bulbul des poé-
Digitized by LjOOQ IC
LES CURIOSITÉS NATURELLES DE CETLAN. 333
sies persanes. Celui-ci est élevé pour le combat. On le prend
tout jeune dans son nid, et on Texerce successivement àdi-
Torses manœuvres. Tel est le courage de ce petit animal que»
lorsqu'il est placé en face d'un antagoniste, il s'acharne à la
lutte jusqu'à ce qu'il tombe épuisé de fatigue.
Mais si la tftche de l'ornithologue n'est point aussi étendue
quon pourrait le supposer dans cette ile splendide, en re-
Tanche, celle de l'entomologiste est très-vaste et très-variée.
< Par la combinaison delà chaleur, de Thumidité et de la vé-
gétation, les myriades d'insectes, dit sir Emerson, sont un des
traits caractéristiques de Ceylan. Dans la solitude des bois re-
tentit perpétuellement un bourdonnement harmonieux auquel
se joint l'accent sonore de la cigale. Le matin, la rosée étincelle
sur les fils de l'araignée, et aux premiers rayons du soleil
brillent les ailes lustrées du dragon voltigeant sur les étangs.
Le sol est inondé d'une quantité de fourmis qui sortent de leurs
retraites souterraines et grimpent le long des arbres. Des co-
léoptères dorés se reposent sur le vert feuillage, tandis que des
légions d'insectes plus petits flottent dans l'air en légers tour-
billons. Des papillons d'une large dimension et d'une couleur
éclatante errent sur les champs de fleurs. Il en est qui par-
fois se réunissent en troupes si nombreuses, qu'elles occupent
un espace de plusieurs milles. On les voit passer pendant des
heures, et quelquefois pendant des journées entières. On dit
qu'ils émigrent. D'où viennent-ils, et où vont-ils? Personne ne
le sait. Vers le soir, les phalènes ouvrent leurs ailes, les grillons
entonnent leur chant, et lorsque le soleil a disparu à Thorizon,
des millions de mouches à feu allument leurs lampes d'éme-
raude dans l'obscurité. »
Jusqu'à présent on n'a point encore décrit systématiquement
cette multitude d'insectes, on n*en a point énuméré les diverses
espèces qui se trouvent en grand nombre dans chaque localité. .
Ce que Darwin rapporte des coléoptères du Brésil s'applique à
ceux de Ceylan. Il n'en existe dans les collections européennes
que quelques échantillons, et ce n'est pas sans de longues in-
vestigations que les entomologistes en viendront à faire un ca-
Wogue complet de tant d'animalcules.
1^ matin, sur les plantes herbacées, luisent les scarabées
Digitized by VjOOQIC
n
334 REVUE BRmtïNtQUB.
â'or, dont les Cingalais prennent les ailes pour parer leurs vête
àlentSt et les pattes brillantes pour faire des colliers et des bra
celets.
Dans les forêts habitent les scarabées aux longues cornes qu
dévastent les arbres, surtout les cocotiersi Ils pénètrent sou:
i'écorce des jeunes tiges, et avec le bois réduit eh poussière pa
leurs morsures ils se font un cocon dans lequel ils s'endormôn
jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur état de chrysalide. Si répugnan
que soit Taspect de ces larves^ les coolies du Malabar s'en régalent
Il est une autre famille d'insectes retnarquable par sa beauté
C'est celle des casaiadœ. Toiis ses membres sont, comnae ceu:
de la tortue, revêtus d'une coquille qui a l'apparence d'ut) rubi
entouré d'un cotdoh de perles.
Plus curieux sous un autre rapport sont les mantidœ. On le
appelle des /i;ui//e5 amto/anléfs^ et à juste titre. Elles apparais
sent dans les jungles avec toutes sortes de nuances^ depuis l
jaune pâle jusqu'au vert foncé, mais toujours avec la nuanc
particulière de la plante sur laquelle elles se dévelopjjetit. Leur
ailes sont exactement modelées sur lés feuilles des arbres, elle
en ont les côtés lisses et les fibres. Leurs œufs ressemblent
des graines d'arbustes. Enfin, telle est leur structure entière
qu'on ne parvient que très-difficilement à les distinguer di
feuillage qui les entoure. Mais leur existence végétale nelesem
pêche pas d'être très-carnivores. « J'ai mis une fois, dit.sir Emer
son, deux de ces insectes dans une boîte. Il se précipitèrent l'ui
sur l'autre, se lacérèrent les membres, et, quelques heures après
tous deux étaient morts. »
On ne lira pas sans intérêt les détails que Thabile historiei
deCeylan nous donne sur les fourmis blanches, autrement dit
les termites, quoiqu'une partie de ces détails se trouve déj;
dans divers ouvrages d'histoire naturelle.
Ces fourmis se répandent partout et en légions innombrables
et partout où le sol n'est point trop humide, ni trop sablonneux
elles construisent leurs édifices. Pour accomplir ce. travail, elle
creusent la terre avec leurs mâchoires, et l'humectent avec leu;
salive jusqu'à ce qu'elles lui donnent la consistance du grès. S
délicate est la trituration à laquelle elles soumettent leurs ma
tériaux, que les bijoutiers deCeylan recherchent la terre qu'elte
Digitized by LjOOQ IC
LES CURIOSITÉS IVAtURELLEB DE CETLAN.
ont ainsi élaborée pour en faire leurs moules les plus fiilsj et
jadis OD employait eette terré à façonner les idoles vénérées du
peuple.
Les termites travaillent avec une telle habileté et une telle
persévérance, qu'ils en viennent à élever lettre bonstnidtibfis
à (lii ou douze pieds au-dessus du sol; sur une largeur {)rDt)dr-
tionnelle, et ces oonstruotions sont si solides, qu'ufa chevâl ëh
les traversant ne les détériore point par sa pression, et qu'elles
résistent même à ces violentes pluies des moussons qui dégra-
dent les tnetlleurs mortiers. Telle est pbiirtant la rapidité avec
laquelle ces fourmis accomplissent leur œuvre^ que je les ai
Tnes, dit sir Emerson, former sous une table un dOme de terre
de six pouces de hauteur et de (^eux pouces de largeur, pendant
la dorée d'un dîner.
L'intérieur des excavations qu'elles ont faites en enlevant tant
de globules de terre pour édifier leurs dômes ôt leiirs temparts,
présente un curieux spectacle. Là sont leurs cellules et leurs
magasins réunis Fun à l'autre par des galeries voûtées; là
senties chambres réservées à la nouvelle gétiération^ et au mi-
lieu, la chambre royale de la reine, une hideuse créature, dont
le rentre, enflé d'une façon monstrueuse, est cent fois plus gros
que le reste de son corps. C'est cette reine qui doit produire les
myriades d'insectes nouveaux qui peupleront cette ruche sou-
terraine.
Dans leurs habitudes de déprédation, les termites redouten
la lumière. Pour entreprendre leurs expéditions, elles se font
UD sentier couvert qui s'étend quelquefois jusqu'à une in-
croyable distance de leur gtte. A l'exception de Tébène, du bois
âefer, et de ceux qui sont fortement imprégnés d'huiles aroma-
tiques, nul bois ne résiste à leur morsure. « Une nUit, dit sir Ertier-
soD, une troupe de termites pénétra sous ma tente dans mon
portemanteau, et, le lendemain matin, tout ce qu'il contenait
était anéanti. » En quelques instants^ un détachement de ces
maudites bêtes détruira une masse de livres et de papiers. Quand
elles pénètrent dans les poutres d'une maison, elles les ron-
gent à l'intérieur, de telle sorte que bientôt il n'en reste plus
qu'une légère bande qui à la moindre pression tombe en pous-
ûère. Il n'existe aucun moyen assuré de préserver sa detDeure et
Digitized by VjOOQIC
336
REVUE BRITANNIQim.
I
son mobilier de cette funeste engeance. Le meilleur est d'être
perpétuellement sur la défensive et de surveiller sans cesse
ses invasions.
A deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, les ter-
mites n'existent plus ; mais d'autres espèces de fourmis existent
partout à Ceylan, sur les terres, dans les arbres, dans chaque
chambre, dans chaque meuble. La plus petite parcelle desucn
suffit pour en attirer une foule dans un endroit où un instao
auparavant on n'envoyait pas une ; et ce ne sont pas seulemen
les choses sucrées qui les mettent en mouvement, toute matièr
végétale ou animale excite leur convoitise. Jour et nuit, elle
travaillent et rongent tout ce qu'elles rencontrent. « En voyan
leur avidité, j'ai trouvé un jour, dit sir Emerson, un moyen d'ei
faire mon profit. Je leur ai livré les coquillages dont je désirai
former une collection ; en quelques jours ils étaient parfaite
ment nettoyés et leur émail restait intact. »
Dans ces hordes de fourmis, il en est une qui est particuliè
rement odieuse aux Cingalais : c'est la fourmi rouge, qui abond
dans les jardins et s'attache aux arbres fruitiers. Elle est trèî
irritable et défend si intrépidement la place qu'elle a envahie
que les indigènes, qui, en général, sont peu vêtus, ne pai
viennent pas sans peine à récolter les fruits du manguier, poi
lesquels la fourmi rouge a une prédilection particulière. I
nuit, elles tombent des rameaux d'arbres sur les voyageurs, (
leur infligent une pénible souffrance par leur morsure vén(
lieuse.
Plus redoutables encore sont les insectes de Tordre des m;
riapodes, notamment la scolopendre, dont la piqûre occasionr
une douleur aussi vive que celle qui est produite par
scorpion. Il y a deux espèces de scolopendres, dont l'une e
revêtue d'une sorte d'armure et n'a pas moins d'un pied de loi
gueur.
Que Ton ajoute à ces diverses races d'insectes pernicieux l
bêtes fauves qui hantent les forêts, les sangsues qui épient l
voyageurs dans les plaines marécageuses, les serpents enroul
sur la plus fraîche verdure, et l'on reconnaîtra que cette ter
de Ceylan, si riche et si belle, a, comme les autres, ses trisi
conditions. Cependant nous remarquerons en passant que (
Digitized by LjOOQ IC
LES CURIOSITÉS NATURELLES DE CETLAN. 337
que ToD a dit de la quantité et de la nature de ses serpents a
été fort exagéré. Un naturaliste a constaté que, de vingt espèces
de ces reptiles réputées yenimeuses, il n'y en avait que quatre
qui le fussent réellement, et deux seulement dont la morsure
fût mortelle, le tic-polonga et la cobra di capello.
Les eaux de Ceyian ont aussi leurs animaux dangereux : les
crocodiles, les requins. Mais, dans ces mêmes eaux, le plon-
geur va chercher la perle précieuse qui parera le diadème des
reines.
La pèche des perles, Tune des richesses de Ceyian, n'est plus
aussi productive qu'autrefois. Cependant le gouvernement l'af-
ferme encore chaque année à un prix assez élevé, et, chaque
année, aux mois d'avril et de mai, la plaine du village d'Aripo,
près duquel se fait cette pêche, présente un curieux spectacle.
Là s'élève, comme par enchantement, un immense bazar où
se trouvent réunies les marchandises les plus brillantes et les
denrées nécessaires à cette foule de trafiquants, de curieux,
d'ouvriers, de marins, qui, en un instant, couvrent la surface
du sol de leurs longues rangées de cases. Les bords de la mer
ne sont pas moins animés que la vallée. Le long du rivage se
pressent des centaines de caboteurs du Malabar et des côtes de
Coromandel ; plus près de la grève, une multitude de bateaux
sur chacun desquels se trouvent dix plongeurs, un pilote, un
capitaine et huit hommes d'équipage, se tiennent prêts à s'é-
lancer au large, avec la brise du soir, vers le banc d'huttres qui
leur est assigné. Arrivés à leur poste, après une traversée de
dix-sept milles, ils laissent tomber l'ancre, et se reposent jus-
qu'au jour.
Aux premiers rayons de l'aurore, un coup de canon, parti du
navire de guerre chargé de maintenir l'ordre dans cette four-
milière d'embarcations, donne le signal du travail. Aussitôt les
plongeurs, partagés en deux bandes qui se succèdent à des
intervalles égaux, se précipitent dans la mer, à douze brasses
de profondeur.
Chaque plongeur est armé d'un fort couteau pour détacher
les huîtres du rocher. A une corde liée au bateau est suspendue
une grosse pierre sur laquelle il pose les pieds pour descendre
plus vite ; à une autre corde est lié ur panier qu'il entraîne
8* SÉRIE. — TONE I. ^
Digitized by VjOOQIC
338
REVUS BEITANNIQUIE.
paiement avec lui, et dans lequel il déposera son buliu. En
une minute, il faut qu'il achève son opération, la privation de
Tair ne lui permet pas de rester plus longtemps sous Teau. ûq
le hisse immédiatement h bord, et lin de ses compagnons k
remplace.
Avec un peu de vh pour toute nourriture, ces pêcheurs pour
suivent ainsi, pendant de longue^ heures, leur pénible travail
au risque de se briser la tête sur les roo3 ou d'être dévorés pai
les requins. Que les belles dames, si heureuses de porter ui
collier de perles, le regardent quelquefois avec une pensée d(
commisération I Pour chacune de cea perles, combien d'hoiu
mes ont exposé leur vie au plus grand péril I
À la fin de la journée, ^u nouveau signal du stationnaire, h
bâtiments retournent sur le riyage et déposent daqs des kàu
gars leur cargaison.
Les huîtres, tombées en pourriture, sopt lavées daus d
grandes auges ; c'e^t dan^ un amas 4^ rudes épailles et d'im
mondiçes que Ton cberqh0, d'une main ipquiète, le bijou qu
doit un jour orner la couronne d'un roi ou le front d'un
jeune fille.
Cette dernière opération décide le succès ou la ruine du spc
çulateur. Avec quelle anxiété, à mesure que Teau s'écoule,
suit le travail des marins ! avec quelle vigilance il observe leui
moindres mouvements ! Il est défendu, sous les peines les plu
sévères, à ceux qui remplissent cette tâche, de porter la mai
à leur bouche, car on craint qu'ils n'avalent le trésor qu ils au
raient trouvé.
Cette opération finie, toutes les perles sont ramassées san
distinction et jetées dans un crible double qui sépare celles d
première, de seconde et de troisième grosseur. Quant à la cer
drée, on y attache peu de prix.
Lorsque le marchand a recueilli sa récolte, il s'agit pour lu
de la diviser en plusieurs catégories distinctes, afin d'en retire
le plus grand profit possible, car chaque nation garde à ce
égard des prédilections particulières. Pour l'Europe, on réserv
les perles rondes et blanches; pour l'Asie, les perles bleuâtresc
légèrement argentées ; pour les indigènes de Ceylan, les perle
roses.
Digitized by VjOOQIC
LES CURIOSITàs NATlHIELUa DB CEYLAN. 330
La plupart de oes bijoux ae vendent sur les lieux mêmes,
près du petit village d'Àripo, sous des buttes en bois, sous des
tentes grossières, occupées par les plus ricbes négociants. Vers
la fin de mai, tout mouvement cesse, toute cette affluence d'é*
trangeis disparaît et la plage d'Aripo retombe dans le silence
deTisolement.
Tel est le tableau qu'un de nos illustres voyageurs, H. Famiral
Laplace, a tracé de la pêche des perles à Ceylan, et, depuis Té-
poque où Tbabile navigateur observait cette scène curieuse,
elle se renouvelle ebaque année^ à peu près de la même façon.
La mer de Ceylan, où Ton puise ces trésors, abonde encore
en poissons de toutes sortes, et les eaux de l'intérieur de l'Ile
sont aussi d'une fécondité prodigieuse. Le Cingalais fait une
péehe fructueuse, non-seulement dans les eaux courantes, mais
dans chaque petit lac, dans chaque étang, et même dans chaque
fossé.
Cependant, au temps des grandes chaleurs, une portion, de
ces réservoirs formés par les pluies se dessèche, et alors les .na-
turalistes observent un singulier phénomène. Il y a des poissons
qui, ne pouvant plus rester dans leur étroit bassin, en sortent
bravemiBut, se t]:alnent sur le gazon, et, conduits par leur in-
stinct, s'en vont, par une longue et pénible pérégrination, à la
recherche d'un autre réservoir. Il en est même, dit-on, quel-
qaes-uns qui grimpent le long des arbres pour y trouver un suc
salutaire. Mais ce fait étrange n'est pas encore très-positivement
constaté. lien est d'autres enfin, et c'est le plus grand nombre,
qui se plongent dans la vase humide et y restent dans un état
de torpeur et d'immobilité jusqu'au retour d'une meilleure
saison.
«L'état d'hibernation, dit le savant docteur Hunter, est le
résultat du froid ; mais il peut être aussi attribué à la priva-
tion de la nourriture et des autres éléments d'action. Or, l'ex-
cessive chaleur des contrées tropicales produit sur les animaux
et les végétaux un effet analogue à celui d'une température gla-
ciale dans les régions septentrionales, et de ces deux tempéra-
tures extrêmes peut résulter la même hibernation. L'alligator
est emprisonné par le froid, en hiver, dansleMississipi, comme
les crocodiles dans la vase des étangs de Ceylan par une chaleur
Digitized by VjOOQIC
340
ASYtlE BRITANNIQUE.
ardente.Le hérisson d'Europe tombe dans une profonde torpeur
dès que Thiver le prive de sa pâture habituelle de limaces et
d*insectes, et le tenza de Madagascar, qui est son représentant
sous les tropiques, manifeste la même tendance à Tépoque de
Tannée où l'excessive chaleur le condamne à la même disette.»
Ainsi, sous les climats les plus opposés, dans leur variété
d'aspects infinis, les œuvres de la nature surprennent l'attention
de l'observateur par de curieuses analogies.
C'est la première moitié seulement du premier volume de
H. Emerson qui nous a donné les éléments de cette esquisse de
l'histoire naturelle de Ceylan.
X. M.
Digitized by Vj'OOQ IC
DIPLOMATIE. - HISTOIRE CORTEMPORAIRE.
LA CARMÈRE POLITIQUE DE GEORGE CANNING \
Uq homme ne devient jamais si ridicule que lorsque ses amis
prétendent en fair